Dimitri reconnaît l'Aulne glutineux (à cause de la viscosité de ses bourgeons et de ses jeunes feuilles), mais je découvre sur Internet qu'il existe aussi l'Aulne de Corse qui se développe pareillement en milieux humides. Comme il est rare de trouver le premier en région méditerranéenne, c'est sans doute le climat particulier de la Corse en raison de ses hautes montagnes qui permet au second de subsister. Ses racines enrichissent les sols pauvres en nitrates grâce à une symbiose avec un procaryote (être vivant unicellulaire sans noyau) du genre Frankia fixant l'azote de l'air. L'Aulne colonise les friches et les éboulis et prépare le terrain pour des espèces plus exigeantes : c'est une espèce pionnière. Seul l'aulne de Corse a une croissance rapide. Il peut atteindre 25 m et vivre un siècle. Son écorce gris noirâtre se fissure par plaques sur l'aulne glutineux ou bien est lisse, grise, parsemée de lenticelles et de courtes craquelures verticales sur l'aulne de Corse. Le fruit est un petit cône brun foncé, le strobile, de 2cm de longueur qui reste sur l'arbre toute l'année et contient de petites akènes ailées (fruit sec indéhiscent, ne s'ouvrant pas naturellement à maturité, à une seule graine libre, non soudée à l'enveloppe du fruit) dispersées par le vent. Photos : Aulne de Corse âgé/jeune. -

Un arbre très fleuri, blanc, qui fait un peu penser à l'acacia par son feuillage léger, mais dont les fleurs blanches en grappes duveteuses ont un port plus droit et en bouquet, attire notre attention : c'est le frêne à fleurs (U frassu), encore appelé orne ou ornier, de la famille des Oléacées comme l'olivier. De petite taille (7 à 10 mètres de haut), il est originaire du Sud de l'Europe. Son écorce grisâtre et lisse le distingue de son "cousin" méditerranéen, le frêne oxyphylle (Fraxinus oxyphylla). Le panneau sur le sentier indique que, coupé en hiver, à la vieille lune (quand l'arbre n'est plus en sève), il servait à faire des manches, des arcs de bât, des jougs, des fourches, sabots, pieux... Avec les feuilles, on préparait une tisane pour soigner les rhumatismes et purifier le sang. On traitait aussi les haricots du jardin contre les pucerons. Son écorce très lisse permettait de faire des sifflets. Dimitri souligne sa valeur fourragère (qui contient de l'azote). Au Pays basque, on le donnait à manger au bétail. Coupé en forme d'arbre têtard, les nouvelles branches poussaient droit et elles étaient utilisées dans la confection de barrières (lizarra en basque). Nous passons devant un beau sureau en fleur. Ici, le buis (U Bussu) a les dimensions d'un arbre. On se sert de son bois dur pour faire des cuillères, fourchettes, pipes, manches, tuteurs... Le lys de St Pancrace éclaire le sous-bois de ses grandes fleurs étoilées largement ouvertes. Dans la région de Fiumorbu, son bulbe cuit et écrasé servait à faire un emplâtre pour soigner le mal de gorge ou des oreilles. L'osmonde royale pousse en larges touffes presque dans le lit du torrent. Alors que les pennes stériles demeurent à la base, la partie fertile de la feuille avec ses panicules dressés au sommet, légers, d'une jolie couleur beige rosé, simule si bien une inflorescence qu'on appelle parfois l'osmonde "fougère fleurie". Elle est souvent en association avec l'aulne glutineux. - Photos : Frêne à fleurs. Lys de St Pancrace (a civolla canina). -

Les quelques pieds d'alium triquetrum (à trois angles) ne sont rien à côté des myriades qui tapissent le sous-bois de Bonifatu le lendemain, plus en altitude. Assez curieusement, cette espèce à odeur d'ail qui se trouve dans les lieux humides de la bordure méditerranéenne dont il est originaire a été naturalisée en Bretagne où elle devient invasive. L'arum vulgaire (ou capuchon de moine ou gouet à capuchon) dresse sa curieuse inflorescence tubulaire. Il s'agit d'un véritable piège, nous explique Dimitri. La spathe, qui n'est pas un organe reproducteur, diffuse une odeur attirante pour les insectes (mais plutôt fétide et désagréable pour nous). Lorsque l'un d'eux s'introduit dans le cornet, il se trouve piégé par une rangée de poils raides dirigés vers le bas (des fleurs stériles modifiées), qui se répartissent le long du spadice mince au niveau du rétrécissement du cylindre et l'empêchent de sortir. - Photos : Gouet à capuchon, entier et avec spathe retirée. -

L'insecte s'affole, s'agite, se contorsionne, ramassant ainsi les grains de pollen des fleurs mâles situées plus bas sur le spadice et réduites à de simples étamines. Comme l'arum n'est pas carnivore, il finit par le laisser échapper au bout de trois longs jours pendant lesquels les poils perdent leur capacité à l'empêcher de remonter (j'ignore s'ils s'assouplissent, se plaquent contre le spadice ou se redressent vers le haut). Comme l'insecte n'a pas de mémoire, il se fait piéger à la fleur suivante et le même processus se réitère. Ce faisant, il pollinise ses fleurs femelles, simples pistils disposés sur le plancher du cornet, à la base du spadice. A maturité, la spathe et les feuilles disparaissent ; le spadice s'allonge, perd sa tête devenue inutile, et s'orne de fruits rouge vif très toxiques. Par contre, les tubercules comestibles étaient autrefois très recherchés durant les périodes de famine, séchés puis réduits en farine. Les cochons sauvages et les sangliers en sont aussi friands. - Photo : Digitale. -

Comment distinguer le genévrier oxycèdre ou cade (u ghjinèparu) dont on extrait l'huile des baies (comestibles lorsqu'elles sont fraîches), du genévrier commun dont les baies agrémentent la choucroute ? C'est simple, les feuilles du premier sont rayées de deux fins traits blancs alors qu'il n'y en a qu'un chez l'autre. Ces baies sont en réalité des cônes ("pommes de pin"). Les genévriers (Juniperus) appartiennent en effet à la famille des Cupressaceae (cyprès, thuya, genévrier, séquoia, etc.) qui diffèrent des autres conifères car les écailles de la bractée et de la graine sont complètement fusionnées en une seule écaille réduite à un morceau ou à une simple épine visible. - Photo : Genévrier cade. Taureau 'sauvage'. -

Dans la plupart des cas, les cônes sont faits de bois et les graines ont deux ailes étroites (une le long de chaque côté de la graine), sauf pour trois genres (Platycladus, Microbiota et Juniperus), dont les graines sont sans ailes, et chez les Juniperus (genévriers), les cônes charnus semblables à des baies. De petits cyclamens illuminent les coins à l'ombre. Une piéride se pose furtivement sur une fleur de géranium. Deux buses surveillent leur territoire d'un vol lent. Revenus sur le pont où un beau lézard prend le soleil sur les pierres taillées du parapet, nous attendons qu'un taureau majestueux, aux cornes acérées, ait traversé la rivière et escaladé souplement la berge, sans élan et d'un simple coup de rein, pour investir l'autre rive et nous installer pour le pique-nique au milieu d'un parterre de menthe aquatique. Un martin pêcheur vole si vite que je n'ai pas le temps de l'apercevoir. Je me demande comment il arrive à repérer ses proies en étant toujours si pressé.

En remontant vers le village d'Ota accroché à la pente, nous faisons halte au Ponte vecchiu qui possède une arche très grande, comme le Ponte Zaglia qui a prévu une amplitude impressionnante du débit saisonnier de A Tavulella et de ses affluents. Ces deux ponts de la fin de l'époque génoise ont été bâtis à une époque où la démographie de l'île s'accroissait fortement, provoquant une crise des terres et une exploitation maximale de tous les espaces cultivables. Nous en voyons des vestiges sur le versant opposé, couvert d'oliviers qui émergent du maquis. Le cédrat, la vigne ou le blé étaient aussi cultivés sur les terrasses désormais abandonnées. Ota est un haut lieu de l'histoire de la 'pieve' (paroisse) du Sia. Pendant les guerres des Cinarchesi, cette pieve, comme entre autres celles du Sevengrentu et du Salognu, était alliée à des chefs rebelles comme Ghjuvan' Paulu di Leca (fin du 15e, début du 16e), qui étaient en résistance contre Gênes. Le Sia était souvent dévasté par Gênes et les incursions turques, et les siesi se regroupaient dans le seul village d'Ota. En nous y promenant, nous apercevons de gros fruits jaunes bosselés qui me rappellent le coing et que le reste du groupe prend pour de gros citrons. Il s'agit en réalité de cédrats, fruits du cédratier originaire de l'Inde et diffusé dès le IIIe siècle à travers toute l'Asie et l'Europe. C'est un agrume, ancêtre du citron, qui a été intensément cultivé en Corse à la fin du XIXe siècle et dont le zeste était confit ou transformé en confiture ou en liqueurs, tandis que son essence était utilisée en parfumerie. La production s'est aujourd'hui déplacée au Maroc, en Italie, en Chine et en Amérique du Sud. Une étude d'une universitaire de Gênes explique les changements qui ont eu lieu en Corse à cette époque charnière du XIXe siècle. Entre 1796 et 1870, la population de l'île s'accroît de plus de 70%, un phénomène démographique qui se produit à l'échelle de l'Europe entière jusqu'à la première guerre mondiale. Pour des raisons historiques déjà exposées plus haut, la Corse a une population plus dense dans les montagnes que dans les basses collines et les plaines.

Les bergers pratiquent un élevage transhumant associé à la transformation du lait et de la viande. Ils font aussi une agriculture de subsistance et une commercialisation limitée de ces produits. Les agriculteurs possèdent un modeste élevage domestique. Les petits bûcherons coupent du bois pour le brûler et fabriquer du charbon ou bien pour la construction (ces deux dernières utilisations alimentent même un certain commerce vers l'extérieur). Ces habitants se concentrent en villages rapprochés de dimensions remarquables espacés de 600 à 1000 mètres, utilisant des refuges temporaires dans leurs déplacements saisonniers vers les pâturages de montagne ou côtiers. Les cultures atteignent leurs limites climatiques. La raréfaction des ressources à partager induit un chômage qui oblige des centaines de personnes à émigrer, essentiellement des citadins et les céréaliers des 'collines', mais pas les bergers des montagnes, car la propriété collective permet d'absorber le surplus de population en ouvrant l'accès des terres aux plus pauvres.

Le transfert de la propriété de la Corse des mains de Gênes vers la France induit plusieurs traumatismes. Celle-ci cherche à réduire la châtaigneraie et à canaliser la divagation du bétail sur des parcours réduits à l'échelle des communes, deux mesures qui n'auront que peu d'effets car les Corses s'y opposent fermement. Par contre, constatant que la surexploitation des terres provoque un déboisement qui devient critique, l'Etat français s'approprie progressivement une grande partie du domaine forestier et prive les communes d'une importante ressource économique en y interdisant le libre parcours du bétail et la collecte de branchages et de feuillages frais. Le cas de la Corse n'est pas isolé : partout dans l'Europe du XVIIIe siècle on ressent le besoin d'une rationalisation de l'agriculture mise en théorie au Siècle des Lumières et puis appliquée, même sporadiquement. Aussi bien la propriété collective de la terre que la gestion communautaire apparaissent fort négatives pour l'économie et pour la société.

SOMMAIRE
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Dimitri Marguerat, guide naturaliste, avec Jacques, Pascal, Françoise, Danie, Jean-Louis et Cathy
Corse
Séjour du 5 au 14 mai 2011