Quel enfer ! Partout des travaux, des immeubles poussent comme des champignons après la pluie, des ponts sont lancés par-dessus les profondes gorges du Rhône, les rocades se multiplient et s'entrecroisent, entreprises et bureaux pullulent, et, pour corser le tout, le chantier du tramway pénètre dans les campagnes qui se métamorphosent en une ville continue, au sein de laquelle disparaissent les villages d'antan... Des gens du monde entier se pressent et affluent, attirés par ce dynamisme économique qui tranche avec notre région plus tranquille. Quelle pitié ! Quel mirage aussi. J'ai découvert la Suisse et une portion de son histoire en lisant la biographie de Robert Hainard, que son auteur, Stéphan Carbonnaux, a su raconter comme un roman. Nous nous rendons justement à Bernex chez cet artiste-philosophe décédé en 1999, pour visiter sa maison qui a été conservée miraculeusement intacte au milieu de son petit jardin où se dressent, çà et là, quelques unes de ses sculptures, un sanglier, des marcassins en file indienne, un aigle, une femelle chamois suivie de son petit. Des corneilles s'abattent en criant dans l'herbe, profitant de ce bout de nature épargné par le maëlström qui détruit une fraction du pays de Gex sacrifiée à la modernité. C'est drôle. Je tourne autour du loup grandeur nature sculpté dans le bois, dont le port majestueux manifeste la puissance et la fierté, l'assurance mêlée de vigilance, la beauté d'un animal sauvage dans la plénitude de sa force. Il paraît qu'il revient en Suisse, il a passé les Alpes qui ne sont guère une barrière pour lui et il investit les terres rendues à la friche par les hommes qui ne veulent plus les cultiver.
Robert Hainard s'était donné pour mission, sacrée à ses yeux, de sculpter, graver, peindre ou dessiner les animaux sauvages européens. Au cours de sa vie, il a dû chercher toujours plus loin l'ours, le loup, le lynx, le sanglier, l'aigle, le vautour, et bien d'autres figures emblématiques. Les causes de leur raréfaction ou de leur disparition étaient multiples, la destruction de leur habitat, la chasse, la concurrence alimentaire, l'élimination par crainte, sottise ou ignorance. Mais la raison principale était que l'homme s'imaginait au-dessus des contingences naturelles, capable de vivre dans un monde parfaitement artificiel, créé par lui et pour lui. Je crains bien que cette utopie ne soit si bien ancrée dans les esprits qu'elle perdure longtemps et ne soit pas éradiquée de sitôt. Passant d'une oeuvre à l'autre, je mesure le temps qu'il a passé à observer : il a si bien intériorisé les postures que ces êtres de bois ou de pierre, ou encore dessinés sur le papier, semblent figés par un charme qu'un rien suffirait à dissiper pour les faire revivre. Parfaitement à contre-courant de son siècle, il protesta contre la construction d'une centrale hydro-électrique dont le barrage sur le jeune Rhône engendrerait la destruction de tout un biotope qu'il fréquentait depuis des années et représentait dans ses oeuvres. Il s'interrogeait sur la finalité de cette course à la puissance matérielle : n'allait-elle pas à l'encontre de notre bonheur et de l'équilibre de notre planète dont nous commençons à peine à percevoir la fragilité et la complexité des interactions ?
Les chercheurs qui nous reçoivent le lendemain au CERN s'intéressent aussi aux questions fondamentales, à la nature de l'univers dans lequel nous vivons, mais dont nous faisons aussi partie intégrante, réalité que nous oublions ou occultons trop souvent. Toutefois, loin de l'attitude humble et respectueuse que manifestait Robert Hainard, ils procèdent à la manière des chercheurs du siècle des lumières qui disséquaient hommes, bêtes et plantes, cherchant dans leurs constituants morts les secrets de la vie. Ils ont une démarche analytique et croient qu'en comprenant les parties, ils en déduiront le fonctionnement de la totalité. Certes, leurs découvertes sont merveilleuses, et les noms qu'ils ont attribués aux constituants jugés ultimes de la matière illustrent bien leur étonnement devant ce monde étrange de l'infiniment petit qu'ils apprivoisent en le dotant de saveur, de couleur, alors qu'au bout du compte, il ne s'agit jamais que d'un peu d'énergie concentrée sur elle-même... Illusion, illusion ! Nos sens nous trompent. Et qu'en est-il de notre cerveau, par lequel nos sensations transitent et sont interprétées, nous trompe-t-il aussi ?
L'ensemble des équipements du CERN est grand consommateur d'énergie, qui est fournie par les réseaux suisses SIG (Services Industriels de Genève) et EOS (Energie Ouest Suisse), et par le réseau français EDF. "La consommation nominale annuelle d’électricité atteint environ 1000 GWh, lorsque tous les accélérateurs fonctionnent. Une grande partie de la consommation électrique du LHC (Large Hadron Collider) sera destinée au maintien des températures d’exploitation des aimants supraconducteurs (1,8 à 4,2 K, selon les aimants). Les accélérateurs du CERN fonctionnent du printemps à l’automne, lorsque la demande du secteur public est basse. Le contrat passé avec EDF contient une clause spéciale de réduction de la puissance de consommation qui stipule que, sur préavis d'EDF, le CERN doit réduire drastiquement sa consommation d'électricité, sous peine de payer une très forte majoration. Sur le site en lien 'Le CERN et l'environnement' figure une précision intéressante, en réponse aux craintes liées au terme 'nucléaire'. "Dans un accélérateur de particules, les collisions entre les particules produisent des petites quantités d’énergie – de l’ordre de l’énergie du mouvement d’un moustique en vol – dans d’extrêmement petits volumes d’espace. Les très hautes densités d’énergie obtenues permettent de transformer l’énergie de la collision en nouvelles particules qui n’existent pas dans des conditions ordinaires. Le CERN transforme l’énergie en matière, fonctionnant ainsi exactement à l’opposé d’une centrale nucléaire." - Schéma : Champs de rayonnement dans un puits d’accès donnant sur une installation souterraine. Une partie du rayonnement pénètre jusqu’à la surface dans l’environnement. Notez l’échelle logarithmique. -
Afin d'avoir un ordre de grandeur, je cherche à connaître la consommation électrique du canton de Genève. Avec ses montagnes et ses glaciers, ses lacs et ses nombreux cours d’eau, la Suisse, surnommée le château d’eau d’Europe, bénéficie d’une longue tradition dans le domaine hydraulique. En effet, dès 1894, les 40 plus grandes communes de Suisse étaient alimentées en électricité par de petites centrales locales. La production d’énergie hydraulique alimente 60% de la consommation suisse d’électricité. La Suisse dispose d’environ 1200 centrales hydrauliques, dont 1000 petites qui ne fournissent que 10% de la production suisse d’hydroélectricité. La consommation d'électricité du canton de Genève a été multipliée par 5 en 50 ans (ce qu'avait bien senti Robert Hainard) et elle s'établit actuellement à 18 kWh par personne et par jour et à 3000 GWh par an (soit le triple du CERN, mais une fraction de la consommation du CERN est comprise dans celle du canton de Genève). Seulement 25% de cette énergie est produite dans le canton, le reste doit être acheté sur les marchés, avec les variations de prix que cela implique. Par conséquent, des actions Eco21 ont été engagées en direction des collectivités et des grandes entreprises et ont déjà permis de réaliser 15 GWh d'économies d'électricité, soit l'équivalent de la consommation de 5 000 ménages. Parallèlement, en mai 2010 était publiée l'annonce de l'étude d'un nouveau barrage sur le Rhône sur le site franco-suisse de Conflan, en aval du barrage de Chancy-Pougny, pour améliorer l'autosuffisance énergétique du canton de Genève. - Photo : Le jet d'eau du lac Léman à Genève. -
Notre petit séjour ne permet pas d'avoir une vision globale de la Suisse et de ses régions frontalières fortement "boostées" par son dynamisme économique, et qui subissent pareillement une frénésie immobilière car beaucoup préfèrent habiter en France pour des raisons d'économie, quitte à effectuer de grands déplacements quotidiens. Les embouteillages du matin et du soir sont donc le lot habituel de cette organisation très centralisée autour du pôle de l'agglomération genevoise, malgré les très nombreux équipements collectifs, bus, tramways et trolleybus qui semblent toujours trop exigus aux heures de pointe où tout le monde se presse comme des sardines debout sans risque de tomber lors des à-coups aux arrêts et aux démarrages.
Lors d'une journée de libre, nous allons musarder à Evian, où le criaillement des mouettes qui jouent dans le vent généré par la grande surface du lac Léman soulevé en une succession de vagues pressées donne l'illusion d'un rivage maritime. Le froid mordant nous fait fuir à l'abri dans les rues du centre où nous découvrons une exposition sympathique d'assemblages de bois flotté peuplé de Flottins. En effet, si le lac Léman est exempt de tout déchet plastique et boues ou mousses suspectes - nous en sondons la transparence depuis les quais genevois où petits et grands jouissent du spectacle offert par les colverts, cygnes et mouettes qui viennent quémander aux passants des quignons de pain qu'ils se disputent sauvagement à coups de bec et froissement de plumes - les torrents montagnards y déversent le bois mort issu des forêts qui subsistent sur une bonne partie du territoire. Une association a donc eu l'idée d'organiser depuis trois-quatre ans un concours d'oeuvres figuratives uniquement composées à partir de ce matériau simple dont l'exposition gratuite accompagnée de contes et légendes assainit l'ambiance ordinairement dévoyée par les esprits mercantiles qui profitent des rassemblements familiaux à l'occasion des fêtes de Noël.
Chemin faisant, nous admirons les anciens thermes des Bains d’Évian dont les eaux bénéfiques étaient connues depuis la plus haute antiquité par les habitants de la région. En 1622 elles avaient déjà un certain renom. Bien plus tard, il sera de bon ton pour un bon nombre de personnalités de se rendre à Evian pour bénéficier des bienfaits des eaux, tout en profitant de divers plaisirs : bals, spectacles, académies de jeux. Nous passons devant la source Cachat en réfection, qui était l'ancienne fontaine Sainte Catherine, dont l'eau est aujourd'hui commercialisée sous la marque Evian. Ses vertus furent révélées en 1790 par le marquis de Lessert qui souffrait de la gravelle. Dès cette date, des analyses en préciseront l'efficacité dans le cas des maladies urinaires jusqu'à la reconnaissance scientifique sur le plan médical en 1807 par le professeur Tingy de l’Académie de Genève. En 1826, l'homme d'affaires genevois François Fauconnet fonde la première société d'exploitation des eaux minérales et fait édifier un établissement thermal à l'emplacement de la buvette Cachat. En 1869 est créée la société anonyme des eaux thermales d'Evian-les-Bains. L'eau Cachat dont la renommée ne cesse de grandir est approuvée en 1878 par l'Académie de Médecine et primée la même année à l'Exposition Universelle. La pureté des eaux, la régularité de leur débit, leur température à 11,6°C et leur faible minéralisation en font des eaux principalement diurétiques et désintoxicantes. J'apprécie beaucoup la perspicacité de l'historienne Françoise Breuillaud-Sottas qui démonte à merveille comment une eau, certes bénéfique, mais sans doute pas davantage que celles des petites villes voisines, réussit à faire la richesse d'Evian.
Le week-end précédent, nous nous sommes consacrés à l'exploration du centre ancien de Genève où nous avons découvert avec surprise une ville en liesse, où se concentrait une grande population plus ou moins déguisée en costumes d'époque déambulant paisiblement dans les rues ou s'amassant autour d'attractions sensées replonger la cité dans l'ambiance du tout début du XVIIe siècle. Moi qui m'attendais à une ville morne et ennuyeuse, voilà qui me réjouit fort. Des orchestres traditionnels défilent en jouant des airs martiaux au son suraigu des flûtes accompagnées de roulements de tambours. Ils commémorent la nuit de l'Escalade, un événement remontant à 1602 dont fait écho un journal savoyard. Voici ce dont il s'agit (extraits de Wikipédia).
Depuis plusieurs siècles, les comtes du Genevois, puis les ducs de Savoie, convoitent la ville de Genève dont ils assument la souveraineté plus nominale que réelle. Après de nombreuses escarmouches, les bourgeois de Genève obtiennent enfin leur indépendance, le 27 mai 1535, sous le règne de Charles III de Savoie : Genève, associée aux républiques helvétiques et à la France, devient le centre du calvinisme, fortifie ses murailles face à son puissant voisin savoyard et chasse ses évêques qui trouvent refuge à Annecy... Une tentative de coup de main sur le port de Genève par des bourgeois de Thonon avorte en 1581. L'année suivante, les milices de Thonon, sous les ordres de Philippe de Savoie, comte de Raconis, échouent dans deux tentatives de prise de Genève. En 1583, Lesdiguières adresse une mise en garde aux syndics de Genève. Le 2 août 1588, le roi de France Henri III, allié de Genève, est assassiné et remplacé par son cousin Henri IV qui poursuit activement sa politique d'alliance avec les Genevois. La guerre entre la Savoie et la France, entrecoupée de trêves, se poursuit pour aboutir au traité de Lyon de 1601.
En Savoie, ce traité produit une impression douloureuse car la séparation des provinces d'outre-Rhône renforce celle de Genève. À titre de revanche, le duc de Savoie décide de comploter avec le maréchal Charles de Gontaut-Biron afin de s'emparer de la Provence mais Biron, pris en flagrant délit de trahison par Henri IV, est livré à la justice du Parlement de Paris et décapité le 31 juillet 1602. Charles-Emmanuel Ier, malgré ses échecs répétés et les préjudices qu'il inflige ainsi à son peuple, dont les terres sont ravagées par l'occupation des troupes étrangères, décide de se retourner contre Genève à l'instigation de son beau-frère, Philippe III d'Espagne, et du pape Clément VIII. L'attaque est lancée dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602 à deux heures du matin. La nuit est noire et brumeuse, froide et sans neige. La lune est cachée et les vigiles ont plus tendance à se réchauffer à l'intérieur qu'à rester sur les murs de la ville. Le plan original est d'ouvrir les portes afin de pouvoir laisser entrer les soldats. Le plan semble se dérouler à merveille et l'avant-garde escalade la porte de la Monnaie qui n'est plus gardée par mesure d'économie.
Entendant un bruit étrange, deux sentinelles genevoises sortent sur le rempart de la Monnaie et tombent nez à nez avec l'avant-garde ennemie. Le premier est rapidement estourbi mais le second a le temps de lâcher un coup d'arquebuse. L'alarme est donnée à 2 h 30, la Clémence (cloche de la cathédrale Saint-Pierre) sonne le tocsin qui est relayé par toutes les cloches des églises. Les citoyens se lèvent, saisissent des armes et, en chemise de nuit, viennent prêter main forte aux milices bourgeoises. Même les femmes s'en mêlent, certaines manipulant lances et hallebardes comme de vieux briscards. La délivrance de Genève est célébrée dans toute l'Europe comme une défaite décisive du duc de Savoie et de la politique austro-espagnole. Le lendemain de l'escalade, la population se presse à Saint-Pierre et y chante le psaume CXXIV qu'on répète depuis à chaque anniversaire.
Les festivités commémorant cet événement historique ont lieu le 12 décembre de chaque année, les commémorations officielles ayant lieu durant le week-end le plus proche de la date historique. Cette commémoration est considérée comme la « fête nationale » genevoise, culminant par le feu de joie sur le parvis de la cathédrale Saint-Pierre au son du Cé qu'è lainô, l'hymne genevois, écrit en vieux patois genevois, glorifiant cet événement historique. La coutume veut que les enfants se déguisent et défilent durant cette nuit dans les rues ou chantent aux portes la fameuse chanson Ah ! La Belle Escalade. Un grand cortège historique composé de 800 participants en costumes d'époque — hallebardiers, arquebusiers, cavaliers et personnages historiques — défile le dimanche soir dans les rues de la vieille-ville. Durant ces trois jours, des démonstrations de tir de mousquets, de maniement de hallebardes ou tirs au canon ont également lieu. L'étroit passage de Monnetier est aussi ouvert au public à cette occasion.
L'un des symboles les plus connus de cette fête est la mère Royaume, une femme d'origine lyonnaise qui, selon la légende, versa par sa fenêtre, durant la bataille nocturne, une marmite de soupe chaude sur les soldats savoyards passant dans sa rue. De là vient la fameuse marmite en chocolat — remplie de bonbons, emballés aux couleurs genevoises, accompagnés de petits pétards et de légumes en massepain — et la soupe de légumes dégustés à cette occasion. La marmite est traditionnellement brisée, après la récitation de la phrase rituelle « Qu'ainsi périssent les ennemis de la République ! », par les mains jointes du benjamin et du doyen de l'assistance.
Cette fête est vraiment intéressante, car, loin de montrer une mentalité rétrograde, elle dévoile l'exigence pluriséculaire de la ville de Genève que son indépendance soit reconnue et respectée par ses puissants voisins, à l'époque la France, le Duché de Savoie et la papauté. Bien plus récemment, ce fut l'indépendance de la Suisse pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui la distance qu'elle conserve vis à vis de l'Europe puisque nous sommes obligés de convertir nos Euros en Francs suisses sous peine de nous faire flouer dans nos achats. Nous retrouvons aussi cette volonté d'indépendance dans la politique énergétique du canton de Genève. Cet esprit fort se manifeste enfin à l'observatoire astronomique universitaire de Genève où les chercheurs, malgré la petitesse de leur pays, trouvent le moyen d'être suffisamment inventifs pour se créer une niche - l'exobiologie - et développer des instruments qui leur permettent d'arriver à des résultats reconnus sur le plan international - HARPS et la découverte des exoplanètes -. Je le retrouve même dans la personnalité tout à fait extraordinaire et originale de Robert Hainard, précurseur inclassable, artiste, philosophe et naturaliste qui imaginait l'avènement d'une humanité capable de se sentir de nouveau partie intégrante d'un monde dont elle a tout fait pour se détacher, à l'instar des hommes préhistoriques d'avant le néolithique, mais sans rejeter en bloc toutes les évolutions techniques dont nous bénéficions aujourd'hui.
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Cathy et Jean-Louis | Séjour à Genève |
11 au 15 décembre |