Parcours : Effectué dans le sens inverse des flèches, en remontant les canyons d'Holzarte et d'Olhadubi, retour par le versant opposé.
Il
a fallu bien deux
heures pour nous rendre d'Anglet à Larrau, au lieu-dit Logibar,
nous avions l'impression d'aller au bout du monde ! Pourtant, c'était
encore le Pays basque, au fin fond de la Soule où se niche
le site magnifique des gorges d'Holzarte creusées
dans le calcaire par les eaux torrentueuses de l'Olhadoko erreka (ruisseau
du barrage). Un affluent droit les prolonge vers l'amont en sculptant
les
gorges d'Olhadubi
que l'on franchit un peu avant la confluence sur une passerelle
qui a
connu
récemment
bien des vicissitudes. Restaurée
en 2005, elle a été fortement
endommagée en février 2010 par la tempête Xynthia
qui a arraché son
tablier de bois et fragilisé les câbles et il a fallu attendre
quelques mois pour pouvoir y accéder
de nouveau. - Photo : Vestige de moulin ou de barrage
sur l'Olhadoko erreka ? -
La
construction de cette passerelle mouvante remonte à 1920.
Réalisée à l'époque en cordes de chanvre
et en planches de bois par des ouvriers italiens de la
scierie Lombardi
Morello de Tardets,
elle
permettait
l'exploitation
forestière du bois d'Holzarte et facilitait la descente des
billots jusqu'à la vallée. Michel Bartoli raconte dans
la Revue forestière française l'épopée
de cette entreprise qui, à son
apogée,
eut
une importance nationale et fut liée à des événements
de triste mémoire. Voici son récit que je reporte presque
intégralement,
car je juge important de diffuser les causes de la destruction
de forêts pluri-centenaires dans les Pyrénées.
Ce ne fut pas pour se loger, se meubler ou se chauffer, ni même naviguer,
mais pour faire la guerre : élaborer
le coffrage des tranchées durant la Première Guerre mondiale,
construire les baraquements des armées et des camps d'internement,
ainsi que fabriquer les cercueils des trop nombreux soldats aux
vies sacrifiées... - Photo : Un vieux
hêtre malmené lors de
la création du chemin forestier, qui a rééquilibré son
tronc horizontal par la
poussée de
branches
verticales.
-
"Fils
d’un scieur du Tessin — province suisse
au sud du Saint-Gothard — Aldo Lombardi, né en
1892, intègre le célèbre Polytechnicum de Zurich juste avant
la Première
Guerre mondiale. Il s’y
lie à son condisciple Morello, jeune Italien de Palerme. En 1916, tous
deux
travaillent à Paris
dans un bureau d’études spécialisé dans les calculs
de résistance des
matériaux et qui, entre
autres, concevait des baraquements en bois pour l’armée française.
L’un des clients du bureau
d’études fabriquait des câbles pour la marine.
La scierie qui fournissait le bois des baraquements était située à Villefranche-de-Conflent
dans
les Pyrénées-Orientales, desservie par un train. Nos
deux
amis
y
sont
envoyés
pour voir
cette usine qui utilisait des sapins et des pins à crochets de forêts
privées.
Elle marchait très bien, fournissant le bois des baraquements
mais
aussi les coffrages
des tranchées et, souvent sous ce nom, les bois de cercueils des milliers
d’hommes
alors tués.
La grande sapinière de Py, quasiment vierge, fut quasiment rasée à cette
occasion.
Les
produits étaient descendus vers la vallée
par un tricâble
mené par des
Italiens du Nord, alors seuls possesseurs de cette technique.
Mêlant esprit d’entreprise, talents d’ingénieurs
et, pour le premier, savoir-faire familial, nos
deux amis s’associent pour acheter la scierie. En 1920, les sources
de bois locales étant épuisées,
il faut songer à aller ailleurs. La scierie de Villefranche est
carrément déménagée
vers Bagnères-de-Bigorre, dans les Hautes-Pyrénées,
car Lombardi et Morello viennent d’y racheter, dans
le
massif voisin des Baronnies, les 30 000 m3 de la forêt du comte de
Grammont qu’une entreprise, en difficulté financière,
n’arrive pas à exploiter.
- La forêt sera achetée en 1961
par six communes des Hautes-Pyrénées qui forment, depuis, le “Syndicat
de Grammont”. Elle ne sera desservie par une route qu'à partir de 1994
-. Leur entreprise au fort savoir-faire ne met
que deux ans pour débarder ce volume. Une
fois arrivés au pied
d’une
immense falaise, les bois sont sciés sur place, puis acheminés
avec des chevaux à Bagnères-de-Bigorre. Les
ruines de la plate-forme d’arrivée et celles de la cheminée
de la scierie sont toujours
visibles au bord de la route qui monte de Bagnères au col du Tourmalet.
Qui sait encore ce
qu’a été cet ensemble de bouts de câbles rouillés,
de bois pourris et de restes de murs ?
- Photo : Vesce cracca (vesce craque, jarosse ou pois à crapauds),
famille des légumineuses, fabacées ou papilionacées. -
Au
même moment (1923), dans les Basses-Pyrénées,
une scierie et une banque
se sont associées pour assurer la fourniture d’un
million de m3 de bois à l’armée française.
- Pour offrir un tel volume, des dizaines de collectivités béarnaises
se sont groupées à l’initiative des Eaux
et Forêts. Ce
contrat d’approvisionnement, encore connu dans les vallées concernées
sous le nom de “coupe générale”, doit détenir
un record de volume
toujours valable -. Ce duo a emporté le marché pour 1 F/m
3 (franc de l’époque),
mais ne maîtrise pas les techniques, alors modernes, de débardage
des bois par câble. Tout est lancé sur les
pentes, tout
comme en 1780, illustre temps de la mâture dans ces vallées.
Les concessionnaires font faillite,
laissant de nombreux lots inexploités, en particulier en vallée
d’Ossau. Lombardi et Morello
rachètent la concession et s’installent à Arudy avec
leurs équipes
d’Italiens, câblistes ou scieurs,
fortes de dizaines d’hommes.
Tous les patronymes d’origine
italienne
de la vallée d’Ossau
viennent de cette aventure industrielle inféodée au bois. Parmi
eux, les Mazza, famille qui introduit le tricâble (invention d’Italie
du Nord) en Savoie à la fin
du XIXe siècle. Ils deviennent employés
de Lombardi et Morello en
exploitant la forêt de Grammont. Le dernier câble, monté par
Lombardi en 1975, le sera toujours
par un Mazza, qui, depuis, a été maire de son village ossalois.
- Photo : Escargot. -
C’était
une révolution, note Bayé-Poueyen
en 2000, même s'il y avait eu des câbles dès 1908 en
Béarn et, vers 1912,
un câble de 12 km de long pour exploiter la forêt d'Iraty. Possédant à la
fois une technique pour extraire les bois des forêts et des débouchés
valorisants, l’entreprise
Lombardi et Morello devient
alors un fleuron de l’industrie béarnaise. En 1930, une scierie
pour traverses de chemin de fer
en Hêtre est créée à Tardets au Pays basque. Elle
fermera en 1962. Le Sapin, lui, est transporté vers Arudy
dans une scierie sans cesse agrandie et toujours techniquement améliorée
grâce aux
ingénieurs mécaniciens qui la dirigent.
Ils inventent aussi des outils nouveaux comme une poulie et un embrayage
qui permettent à un moteur accroché à un arbre
de haler des charges énormes
sans patinage. Cela a une
conséquence considérable pour la conduite des chantiers et
les forêts : les
chevaux ne sont plus indispensables pour débusquer et, surtout,
on peut extraire les plus gros arbres, donc entrer dans
des massifs encore vierges. - Photo : Ancolie. -
Dans
les forêts de Sainte-Engrâce, d’Issaux
ou de Lurdios, des sapins
de plus de 2 m de diamètre sont abattus et débardés. À Castet,
une équipe
de bûcherons
met une journée pour faire tomber un sapin de plus de 3 m
de diamètre.
Coupé à 2 m de
long, il a fallu le refendre pour qu’il puisse être mis
sur le câble.
Autre temps… Lombardi et Morello, forts de leur expérience
dans le bâtiment, conçoivent et proposent des
constructions entièrement en bois pré-assemblées à Arudy.
Brusquement, un énorme
marché —
de triste mémoire — s’ouvre : il faut construire des camps
pour les réfugiés de la guerre d’Espagne. Les camps
de Gurs, de Barcarès sont de bois béarnais achetés
sur pied, débardés par
câbles, sciés et préparés à Arudy. Entre
1940 et 1944, les camps se multiplient. Il faut agrandir
le camp de Gurs, construire ceux d’Idron, de Lannemezan, de l’arsenal
de Tarbes, de Châteaulin.
En 1938, l’entreprise compte plus de 1000 ouvriers dont 120 bûcherons.
- Photo : Limace. -
Juste
après la guerre,
la société ouvre une scierie à Estampon (Landes)
pour utiliser du Pin maritime, une autre à Saint-Jean-d’Angély
(Charente-Maritime) pour scier du Peuplier exporté en Angleterre.
Il ne faut
pas oublier la création, à Louvie, d’une
saboterie qui usine des semelles de
chaussures en Hêtre jusqu’à la fin de la
guerre.
Dès 1950, l’entreprise se tourne vers le marché civil
en proposant des chalets aux cloisons pré-montées. Certains
de ces chalets sont encore visibles dans les Pyrénées
occidentales.
En 1962, les chefs de l’entreprise, encore forte de 250 personnes,
se séparent. Les
deux fils
d’Aldo Lombardi ont également fait leurs études au
Polytechnicum de Zürich. Jacques, né en
1929, qui sera responsable de l’affaire familiale dès 1965,
travaille d’abord dans un cabinet d’architecte. Il y fera
les plans du magasin du Printemps de Rouen. Il aide aussi son frère à construire
des ponts à tablier en bois vers Ussel (Corrèze).
- Photo : Frénésie d'un bourdon butinant une fleur de lamier jaune. -
Parmi
ces
grands tricâbles de
naguère qui étaient des engins extraordinaires de plusieurs
kilomètres
en ligne droite ne fonctionnant qu’entraînés
par le poids des grumes descendantes, quelques-uns
ont
fait la réputation
de l’entreprise ossaloise.
Vers 1935, le tricâble de la vallée de Baïgorry fait
descendre les grumes sur 4 km. Elles
passent directement sur les trucks (petits wagons) d’un Decauville —train à voie étroite— qui
descendent, eux aussi par la seule gravité, sur environ 10 km.
Un tracteur fonctionnant au
charbon de bois remonte les plates-formes vides de ce stupéfiant
scenic railway aux ouvrages
d’art en bois, aux descentes et aux montées savamment
ordonnées
le long de la vallée.
Pour ravitailler la gare amont des câbles, une bonne partie des
troncs est
débusquée
par
lançage avec des glissières, jusqu’au câble.
- Photo : Saxifrage hirsute. -
Mais,
bien souvent, les ébrancheurs
doivent se transformer en terrassiers car «il fallait faire de
petits chemins, d’un mètre
de large pour pouvoir
tirer la pièce avec les chevaux et des mulets jusqu’à la
plate-forme. Quand la pièce était placée
un mètre en dessous du chemin, quatre chevaux étaient
attelés
et à grands coups de fouet, on
les faisait tirer pour monter cette bille d’un mètre
; c’était
incroyable. Et puis vous aviez dix ou
douze hommes avec le sapi (un outil pour tirer les grumes)
qui travaillaient en cadence, pour faire avancer un peu la pièce
ou aider les chevaux à tirer : “Ho, ho”. À chaque “Ho,
ho”,
les chevaux tiraient et les hommes
en cadence appuyaient de toutes leurs forces sur le sapi. -
Photo : Arum d'Italie. -
Quelquefois,
pour avancer de dix
mètres, ils mettaient deux heures, avec quatre chevaux et
dix hommes. Chaque année —nous étions dans
les années
1930 — un
des débardeurs de Lombardi allait lui-même à la
foire de Caen pour acheter des percherons.
L’entreprise Lombardi lance parfois des câbles de plus
de 10 km pour aller chercher du bois alors à
la haute valeur ajoutée et transformé directement par l’entreprise
d’Arudy.
Elle détient le record de France
de longueur, 13 km contre “seulement” 10 km dans les
Alpes (lors de l’exploitation du Bois du Chapitre de Gap-Chaudun).
Vers 1950, le tricâble est à son apogée. Mais
en même
temps et très rapidement, se met en
place son successeur, la route forestière. En moins de 25
ans, le tricâble
disparaît totalement.
En 1975, Jacques Lombardi vend tout son matériel à la
ferraille après
une dernière coupe sur
Cauterets. - Photo : ? -
Célèbre
pour ses prélèvements
de bois de mâture, la forêt intercommunale d'Issaux, en vallée
d'Aspe, porte toujours les traces des emprises des câbles
de
l’entreprise Lombardi. Il en est de même pour la forêt
communale d’Arette, un peu plus à l’ouest. Les
emprises les plus longues correspondent aux tricâbles, les autres aux
câbles pêcheurs dont certains “ravitaillaient” les
premiers qui n’assuraient toujours que le transport. Après
les intenses coupes de mâture de la fin du XVIIIe siècle,
c’est elle
qui réalise, à l’aide d’un câble
quasi horizontal avant une plongée dans la vallée d’Aspe,
la deuxième
coupe —et dernière en
date— dans ce canton.
L’entreprise
Lombardi est passée partout dans les forêts
de sa zone d’influence. Pour s’en convaincre,
il suffit de regarder les cartes de l’Institut géographique
national.
Les vestiges des tricâbles, surtout faits des bois des départs
et arrivées, et des
pylônes, qui
pourrissent dans des emprises qui se referment naturellement, se font de
plus en plus ténus. - Photos : Euphorbe des
bois. Canyon d'Holzarte. -
L’entreprise
Lombardi s’adapte à cette nouvelle façon
de mobiliser les bois. S’appuyant sur les
nouvelles routes, elle ouvre alors, avec son propre matériel de travaux
publics, 40 km de pistes
forestières par an.
Dans la continuité des fondateurs, Jacques Lombardi exploite, scie,
construit des chalets en bois dont une centaine est installée dans
les Pyrénées.
Qui ne connaît pas le système
des charpentes
en fermettes ? Lombardi est l’un des premiers à en faire à grande échelle.
Il sera aussi l’un des
tout premiers scieurs européens à faire commander ses bancs
de scie par un ordinateur.
Mais le prix du bois baisse surtout dans les qualités souvent très
banales des Pyrénées, les frais
de récolte en montagne s’accroissent, le recrutement de main-d’œuvre
qualifiée devient difficile
et l’entreprise doit cesser son activité dans les années
1990.
En
1974, pour faire le point des pratiques, le Centre technique du Bois
constitue un groupe de travail “Exploitation sur terrains en
pente”.
Dans ce groupe de
6 personnes, Jacques Lombardi est le représentant du massif
pyrénéen, ce qui prouve qu’il est connu et reconnu.
Le représentant de l’Office national des
Forêts (ONF), Charles
Martin,
gestionnaire des forêts de Saverne exploitées en régie,
se souvient de deux des visites réalisées à cette occasion.
Dans
les Pyrénées, près de Laruns, Jacques Lombardi
montre une
forêt dont la desserte
routière se résume à quelques centaines de mètres
dans la vallée. Il y a acheté une coupe
et c’est un engin de son entreprise qui ouvre les pistes pour sortir
les bois. - Photo : Passerelle d'Holzarte sur le canyon d'Olhadubi. -
Pouvait-on lui reprocher d’ouvrir cette desserte sans aucun schéma de desserte globale du massif ? Voir un tricâble desservant tout un versant et aboutissant sur une place de dépôt située sur le versant opposé était très spectaculaire, mais, déjà, Lombardi avait de plus en plus de difficultés pour recruter des câblistes compétents. À cette époque, tout en étant convaincu de l’intérêt du câble, il estimait que le câble devait venir en complément du réseau routier et ne plus servir d’unique moyen pour débarder les bois. Lors de la tournée en forêt domaniale de Saverne, quand Jacques Lombardi voit le réseau de chemins et de pistes (les propriétaires des forêts ouvrent alors 30 km/an sur la seule subdivision de Saverne) qui dessert le massif, il veut lancer un slogan pour attirer l’attention sur le fait que, d’après lui, les Pyrénées ont pris 50 ans de retard sur le massif vosgien en matière de desserte." - Photo : Arum d’Italie. -
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Balade naturaliste avec Dimitri Marguerat | Holzarte |
28 avril 2011 |