Revenons un moment à notre randonnée naturaliste, après ce grand aparté sur l'histoire de l'exploitation forestière dans les Pyrénées qui a sévi jusque dans le secteur que nous sommes en train de parcourir. Inutile donc de chercher une forêt vierge dotée d'arbres immenses et pluri-centenaires. Seuls présentent un âge vénérable ceux qui ont subsisté en bordure de cet ancien chemin forestier et qui ont été refoulés du passage sans ménagement, cela se voit à l'orientation horizontale de leur tronc épais dont s'échappent des branches qui cherchent désespérément à retrouver la verticale et un certain équilibre. Le reste de la forêt a repoussé après les dernières coupes des forestiers qui se sont interrompues dans les années 90, peut-être un peu avant pour le bois d'Holzarté, ce qui explique la minceur des troncs d'arbres encore jeunes. - Photo : Euphorbe des bois 'Robbiae'. -

De ce fait, Dimitri Marguerat préfère s'attarder sur la flore et nous détaille les caractéristiques et les moeurs de l'Arum d’Italie (pied-de-veau, cierge…). Son mode de pollinisation est original et très sophistiqué. De petites mouches (des psychodes) sont attirées par l'odeur nauséabonde émise par son spadice (l'épi jaune entouré d'une spathe verte). Le premier soir, l'inflorescence s'ouvre et les fleurs femelles, situées au fond du cornet formé par la spathe, deviennent fonctionnelles et restent fécondables quelques heures ou quelques jours (?). Dans le même temps, l'énergie de combustion due à la respiration est (exceptionnellement chez l'arum) non stockée mais éliminée sous forme de chaleur par la massue du spadice (jusqu'à 25 à 40°C). Ce dégagement de chaleur (appelé thermogenèse) entraîne la formation de substances d'odeur cadavérique (ou d'excréments, d'urine) à base d'ammoniaque et d'amines qui attirent les petites mouches femelles, car cette odeur imite celle de leur site habituel de ponte. Celles-ci cherchent à se poser sur la massue rendue glissante par la sécrétion de gouttelettes huileuses. Elles tombent alors au fond du cornet où des couronnes de poils (des fleurs mâles stériles situées juste à l'endroit où celui-ci offre un passage rétréci) les empêchent de remonter et les retiennent prisonnières. Induites en erreur par l'odeur, il arrive qu'elles pondent dans la fleur. Par contre, il est rare que ces plantes qui imitent l'odeur de charogne offrent du nectar ou d'autres récompenses nutritionnelles. Les mouches qui ont 'récolté' du pollen sur d'autres Arums le déposent sur les stigmates (les fleurs femelles). La nuit suivante, les fleurs mâles mûrissent à leur tour ; les poils qui les surmontent se flétrissent et se dessèchent, libérant les insectes qui au passage se chargent de nouveau pollen qui fécondera la prochaine inflorescence visitée. - Photo : Psychodes attirées par l'odeur de l'orchis bouc qui utilise un stratagème analogue à l'arum. -

Ce "mécanisme" complexe soulève de nombreuses questions. Par exemple, la thermogenèse, que l'on pense généralement être l'apanage des animaux, a été découverte par Jean-Baptiste Lamarck en 1777 chez les Araceae (Arums), mais elle se produit aussi chez d'autres plantes qualifiées de relativement primitives. La production de chaleur sert en général à la dispersion d'odeurs destinées à attirer les pollinisateurs mais aussi dans certains cas à prévenir le gel de la plante ou à maintenir une température agréable dans la chambre florale où sont enfermés les insectes. Quelques plantes de la famille des Aracées sont capables de monter la température de leur inflorescence jusqu'à 35°C au dessus de la température ambiante. Au Brésil, l'inflorescence du Philodendron selloum peut atteindre 40°C alors que la température de l'air est voisine du gel. - Photo : Lathrée clandestine. -

L'origine de cette dissipation de chaleur se trouve dans les mitochondries, organites spécialisés dans la conversion de l'énergie des glucides en une forme disponible par le métabolisme (l'ATP). Le taux de respiration de certaines plantes à inflorescence thermogénique est très élevé et peut même dépasser celui d'animaux à sang chaud. Ainsi, les tissus de l'Arum maculatum produisent jusqu'à 400 mW g-1 alors qu'un colibri en vol ne produit que 240 mW g-1 ! Quelques espèces à fleurs thermogéniques sont aussi aptes à maintenir une température à peu près constante indépendamment de la température de l'air ambiant. Cette thermorégulation a d'abord été démontrée chez le Philodendron selloum puis chez d'autres aracées et chez le lotus (Nelumbo nucifera). - Photo : Saxifrage hirsute. -

Une autre source d'étonnement permanent réside dans ce phénomène encore bien mystérieux de la coévolution. La première apparition des insectes remonte au Dévonien inférieur (416 à 359 millions d’années) : ce sont des aptérygotes, des formes primitives sans ailes, qui initient dès cette époque leur dépendance évolutive avec les plantes à graines. Au Carbonifère supérieur, il y a 320 millions d’années, les insectes sont omniprésents et sont les premiers à conquérir le ciel. A côté d’espèces aujourd’hui disparues cohabitent des espèces qui perdurent encore : éphémères, blattes, pucerons, grillons, sauterelles, mouches, moustiques…Etant sans prédateur et disposant d'une nourriture très abondante, c'est la course au gigantisme qui prendra fin lorsqu'ils deviendront la proie de vertébrés qui peu à peu sortent de la mer pour coloniser les terres (amphibiens, reptiles...). - Photo : Sous-bois de hêtraie tapissé d'ail des ours en fleurs. -

On pensait encore récemment que les plantes à fleurs étaient apparues au Crétacé (après la chute de météorite qui a fait disparaître les dinosaures), mais des découvertes récentes permettent de reculer dans le passé cet événement. Dong Ren, un paléontologue du Muséum national de géologie à Pékin, a découvert et décrit des insectes pollinisateurs fossilisés dans des sédiments jurassiques (Tithonien, 152-145 millions d'années) de la province de Liaoning en Chine, déjà célèbre par la découverte de beaucoup de fossiles de dinosaures, y compris des dinosaures à plumes. Comme l'avait suggéré Darwin en observant l'orchis vanille et en en déduisant qu'il devait exister un sphinx (papillon) dont la trompe mesurait 15 cm, la coévolution entre les plantes à fleurs et les insectes pollinisateurs permet de déduire inversement la morphologie des fleurs pollinisées en se basant sur l'étude des appendices buccaux des insectes. Trois des espèces de mouches décrites par Ren possèdent des trompes adaptées à la collecte du nectar de fleurs. Chez Protonemestrius jurassicus, la trompe atteint 5,2 millimètres, lui permettant la pollinisation de longues fleurs tubulaires. La présence de ces insectes durant la fin du Jurassique est une preuve directe de la présence d'Angiospermes (plantes à fleurs) nectarifères à la même période. Cependant, d'autres plantes à graines plus primitives (Cycadales, par exemple) nécessitaient aussi la pollinisation de leurs structures reproductrices. Mais la diversité des insectes pollinisateurs fossiles semble suffisamment importante à la fin du Jurassique pour privilégier la thèse d'une origine des Angiospermes à cette période. - Photos : Fossiles trouvés par Dong Ren, à gauche, Protonemestrius jurassicus, 1998, à droite, Nephila jurassica, une araignée tisserande dorée du milieu du Jurassique en Chine, 2011 (qui n'est pas un insecte). -

La découverte d'un fossile de fruit datant du Jurassique supérieur (150 millions d'années) dans des roches de la formation Yixian, dans le nord-ouest de Chine, par le géologue Ge Sun, est un des autres indices permettant d’avancer que les angiospermes sont plus anciens que le Crétacé. En effet, s’il y a fruit, c’est qu’il y a eu fleur dans un premier temps. On note l'absence de pétale et de sépale mais on a identifié des carpelles et des étamines dispersés le long d'une tige et non ancrés sur un même point : ce fruit serait issu d'un magnolia primitif. - Photo : Ail des ours. -

En ce qui concerne la relation de l'arum d'Italie et des petites psychodes, aucun signe apparent n'apparaît sur la mouche. Seule l'analyse de la forme de la plante peut faire deviner qu'elle constitue un piège, sans révéler cependant quel animal s'y laisse prendre, si ce n'est une information sur sa taille, qui doit être exiguë. L'émission d'odeur ne peut être fossilisée, et nous ne saurons jamais depuis quand des plantes ont "su instrumentaliser" des insectes trop liés par leur instinct pour résister à l'attrait de ces effluves trompeurs, incapables de se servir de leur vue pour se détourner de l'appât factice. Je découvre à ce sujet un nouveau texte merveilleux de précision poétique du naturaliste Jean-Henri Fabre dont j'extrais juste un passage relatif à l'arum serpentaire, qui propose une autre hypothèse au comportement des insectes, suggérant qu'ils seraient "hypnotisés", olfactivement parlant. Je ne saurais trop recommander de suivre le lien pour lire l'intégralité de sa réflexion qui porte plus généralement sur le thème de l'odeur. - Photo : Arum d'Italie. -

"...J'obtiens mieux encore avec la fleur de l'arum serpentaire (Arum dracunculus), si étrange par sa forme et son incomparable infection. Figurons-nous une ample lame lancéolée, d'un pourpre vineux, longue d'une coudée, qui inférieurement se convolute en une bourse ovoïde de la grosseur d'un oeuf de poule. Par l'orifice de cette sacoche s'élève du fond une colonne centrale, longue massue d'un vert livide, entourée à la base de deux bracelets, le premier d'ovaires, le second d'étamines. Telle est sommairement la fleur ou plutôt, l'inflorescence de l'arum serpentaire. Durant une paire de jours, il s'en exhale épouvantable odeur de charogne, comme n'en donnerait pas le voisinage de quelque chien pourri. Au gros de la chaleur et sous le vent, c'est odieux, intolérable. Bravons l'atmosphère apuantie, approchons-nous, et nous verrons curieux spectacle.

Avertis par l'infection, qui au loin se propage, accourent au vol divers insectes charcutiers de petits cadavres, crapauds, couleuvres et lézards, hérissons, taupes et mulots, que le paysan rencontre sous sa bêche et rejette éventrés sur le sentier. Ils s'abattent sur la grande feuille qui, teintée de pourpre livide, produit l'effet d'un lambeau de chair faisandée ; ils trépignent, grisés par la senteur cadavérique, leur délice ; ils roulent sur la déclivité et s'engouffrent dans la bourse. En quelques heures d'un soleil vif, le récipient est plein. Regardons là-dedans, par l'étroite embouchure. Nulle part ailleurs ne se verrait telle cohue. C'est une délirante mêlée d'échines et de ventres, d'élytres et de pattes, qui grouille, roule sur elle-même avec des grincements d'articulations accrochées, se soulève et s'affaisse, remonte, et replonge, mise en branle par un continuel remous. C'est une bacchanale, un accès général de delirium tremens. - Photo : Canyon d'Holzarte. -

Quelques-uns, rares encore, émergent de la masse. Par le mât central ou la paroi de l'enceinte, ils grimpent au goulot. Vont-ils prendre l'essor et fuir ? Point. Sur le seuil du gouffre, presque libres, ils se laissent choir dans le tourbillon, ressaisis d'ivresse. L'appât est irrésistible. Nul n'abandonnera l'assemblée que le soir, ou même le lendemain, lorsque se seront dissipées les fumées capiteuses. Alors les emmêlés se dégagent de leurs mutuelles étreintes, et lentement, comme à regret, quittent les lieux, s'envolent. Au fond de la diabolique bourse reste un amas de morts et de mourants, de pattes arrachées et d'élytres disjoints, suites inévitables de la frénétique orgie. Bientôt vont venir cloportes, forficules et fourmis, qui feront curée des trépassés. - Photo : Ail des ours. -

Que faisaient-ils là ? Étaient-ils prisonniers de la fleur, convertie en un traquenard qui permet l'entrée et empêche la sortie au moyen d'une palissade de cils convergents ? Non, ils n'étaient pas prisonniers ; ils avaient toute liberté de s'en aller, comme le témoigne l'exode final, qui se fait sans entrave aucune. Dupes d'une senteur fallacieuse, travaillaient-ils à l'établissement des oeufs comme ils l'auraient fait sous le couvert d'un cadavre ? Pas davantage. Dans la bourse du serpentaire, nulle trace de ponte. Ils étaient venus, convoqués par un fumet de bête crevée, leur suprême délice ; la griserie cadavérique les avait saisis, et ils tournoyaient affolés en un festival de croque-morts. - Photo : Ail des ours. -

Au plus fort de la bacchanale, je veux me rendre compte du nombre des accourus. J'éventre la sacoche florale et je transvase son contenu dans un flacon. Tout ivres qu'ils sont, beaucoup m'échapperaient pendant le recensement que je désire exact. Quelques gouttes de sulfure de carbone immobilisent la cohue. Alors le dénombrement constate au-delà de quatre cents. Telle était la houle vivante que je regardais grouiller tantôt dans la bourse du serpentaire. Deux genres, Dermeste et Saprin, l'un et l'autre fervents exploiteurs printaniers des détritus cadavériques, à eux seuls composent la mêlée. Voici, pour une seule fleur, le relevé complet des accourus, avec le nombre de représentants de chaque espèce : Dermestes Frischii Kugl., 120. — Dermestes undulatus Brah., 90. — Dermestes pardalis Schoen., 1. — Saprinus subnitidus De Mars., 160. — Saprinus maculatus Ros., 4. — Saprinus detersus Illig., 15. — Saprinus semipunctatus De Mars., 12. — Saprinus oeneus Fab., 2. — Saprinus speculifer Latr., 2. — Total, 406. - Photo : Scille lis-jacinthe en fruits. -

Tout autant que ce nombre énorme, un autre détail mérite attention, c'est l'absence complète de divers genres aussi passionnés de petits cadavres que le sont les Dermestes et les Saprins. A mes charniers de taupes ne manquent jamais d'accourir les Silphes et les Nécrophores : Silpha sinuata Fab., — Silpha rugosa Lin., — Silpha obscura Lin., Necrophorus vestigator Hersch. Le fumet du serpentaire les laisse tous indifférents. Nul d'entre eux n'est représenté dans les dix fleurs que j'examine. Le Diptère, autre fanatique de la corruption, ne l'est pas non plus. Diverses mouches, les unes grises ou bleuâtres, les autres d'un vert métallique, surviennent, il est vrai, se posent sur le limbe de la fleur, pénètrent même dans la sacoche fétide ; mais presque aussitôt, désabusées, elles partent. Restent seuls les Dermestes et les Saprins. Pourquoi ? - Photo : Ruisseau en toboggan. -

Pourquoi, parmi les insectes amateurs de l'arôme des morts, certains n'auraient-ils pas semblables usages ? Dermestes et Saprins viennent au serpentaire ; l'entière journée ils y grouillent en cohue, quoique libres de s'en aller ; de nombreux y périssent dans le tumulte de l'orgie. Ce qui les retient, ce n'est pas grasse provende, car la fleur ne leur fournit rien à manger ; ce n'est pas affaire de ponte, car ils se gardent bien d'établir leurs vers en ce lieu de famine. Que font-ils là, ces frénétiques ? Apparemment ils s'y grisent de fétidité. Et cette griserie de l'odorat les attire de tous les environs, de bien loin peut-être, on ne sait au juste. De même les Nécrophores, en quête d'un établissement de famille, accourent de la campagne à mes pourrissoirs. Les uns et les autres sont informés par un fumet puissant, qui nous offense nous-mêmes à des cents pas, plonge avant et les délecte à des distances où cesse le pouvoir de notre olfaction." - Photo : Arum d'Italie. -

Photo : La passerelle d'Holzarte en travers du canyon d'Olhadubi à l'arrière-plan d'une asphodèle en fleur.

Ce récit de Jean-Henri Fabre rend perplexe quant aux "motivations" de la plante elle-même. Si ses effluves sont si puissantes, les insectes emprisonnés chimiquement ne peuvent même pas colporter le pollen, et le nombre de morts montre un gaspillage énorme d'énergie. La Nature n'est pas toujours très logique, et je pense qu'il serait vain de chercher un sens, si ce n'est l'exagération d'un caractère qui persiste tant qu'il ne nuit pas trop. Dimitri nous indique une dernière façon de considérer l'arum. Son rythme de développement servait autrefois d'indicateur climatique aux agriculteurs. Selon la date où il était fécondé, se fanait, perdait ses feuilles et demeurait sous la forme d'une grappe colorée au bout d'une tige (le pain des serpents), ils en déduisaient que l'année serait plutôt favorable au maïs, au raisin ou au blé.

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Balade naturaliste avec Dimitri Marguerat
Holzarte
28 avril 2011