Christine, Jeannot, Rose, Pierre, Cathy, Jean-Louis
Istanbul
Samedi 23 au 30 juin 2012

Voyager à Istanbul, c'est interroger Janus aux deux visages, le dieu romain des commencements et des fins, découvrir l'autre en ce qu'il a d'étrange - d'étranger -, et se découvrir soi, en exhumant les histoires oubliées de l'alliance franco-ottomane ou de la Querelle des images. Byzance au temps des Grecs, Constantinople pour les Romains, la ville fut incorporée à l'empire ottoman en 1453 et devint sa capitale. Trente ans plus tard, des relations s'instauraient déjà avec la France. Elles s'intensifièrent lorsque Charles Quint, membre de la Maison des Habsbourg et empereur romain germanique, emprisonna François 1er qui appella à son aide le sultan ottoman Soliman le Magnifique. - Illustration : Les pères de l'alliance franco-ottomane, François Ier et Soliman le Magnifique, peints séparément par Titien vers 1530. -

Les relations qui s'en suivirent engendrèrent du XVIIe au XIXe siècle une attirance mêlée de répulsion pour l'empire ottoman dont le charme oriental n'avait d'égale que sa barbare cruauté. Son influence se fit sentir en France dans des domaines aussi variés que le mobilier, la littérature et la cuisine, comme notre guide turque nous le rappelle à l'entrée du palais de Topkapi, résidence des sultans ottomans jusqu'en 1853. En voici quelques exemples. Le yoghourt, dont l'appellation dérive du verbe turc "yogurtmak", épaissir, est un mets consommé depuis toujours chez les nomades des steppes d'Asie centrale, ancêtres des Turcs. Il aurait conquis les faveurs de notre pays après qu'un médecin turc ait soulagé François Ier de problèmes digestifs en lui prescrivant du yaourt à base de lait de brebis. Le mot kiosque vient du turc "kösk" (prononcer " keuchk "), qui est une belle et grande demeure. Selon une des légendes en vogue, l'échec du siège de Vienne par les Ottomans en 1683 aurait été célébré en Europe par la consommation de croissants (viennoiseries), dont la forme reprend l'emblème qui ornait et orne encore le drapeau des Turcs. - Illustration : Caricature montrant l'Empereur (romain germanique) ramenant le roi de France et le sultan en captivité, attachés l'un à l'autre. Début du XVIIe siècle. Château d'Ecouen. -

Au XVIe siècle, l'empire ottoman englobait une bonne partie du pourtour méditerranéen, y compris le Levant (les Pays barbaresques), où les Français accostaient aux ports d'Alger, Tripoli de Barbarie ou Tunis et ramenaient à Marseille des denrées nouvelles comme le café, des épices (poivre, muscade, gingembre, cannelle, clous de girofle), des drogues médicinales comme l'eau de Damas ou encore le henné ou le musc. Dans le domaine littéraire, Molière parodie dans Le Bourgeois gentilhomme ce phénomène de mode inspiré par le faste de la Cour ottomane, Racine situe l'intrigue de Bajazet à Constantinople, Montesquieu construit le stéréotype du Turc tyran, despote, barbare et Voltaire celui de tyran des femmes, ennemi des arts et destructeur de l'héritage hellénistique. Durant plus de quatre siècles, nul ne reste indifférent à l'égard de l'empire ottoman. Sur le plan politique, celui-ci joue un rôle majeur dans l'équilibre des forces au sein de l'Europe, empêchant par son action aux côtés de la France que l'Empire romain germanique ne gagne la prééminence en Europe. Faisant preuve d'une grande tolérance, Soliman le Magnifique affirme sa proximité avec les luthériens "parce qu'ils n'adorent pas les idoles, croient en un seul Dieu, et combattent le Pape et l'Empereur". Il accueille sur son territoire les réfugiés religieux d'origines diverses. Le banquier ottoman Joseph Nasi prête de grandes quantités d'or à la Maison royale française. Lorsque c'est la France (avec Napoléon) qui cherchera à prendre le dessus, l'empire ottoman s'alliera au contraire à l'Angleterre, puis à la Russie, demeurant, malgré sa puissance moindre, une pièce essentielle sur l'échiquier pour le maintien de l'équilibre des forces et du statu quo européen. - Schéma ci-dessus : L'empire ottoman du XVe au XVIe siècle. -

Par intermittence dans la nuit, et dès les premières lueurs de l'aube, des vagissements de bébé, des miaulements et des cris déchirants traversent l'épaisseur des murs et de notre sommeil. Les jeunes goélands crient famine et les adultes clament leur indifférence depuis les toits de la cité traversée par la Corne d'Or qui se jette dans le Bosphore. Ils sont des milliers de commensaux parfaitement adaptés à notre vie urbaine, perchés sur les édifices ou postés sur les lampadaires qu'ils quittent d'un coup d'aile, sitôt levés les convives, pour glaner sous les tables les miettes dispersées. Comme si cela ne suffisait pas, les muezzins (du turc müezzin, lui-même issu de l'arabe muaddin) ne font plus l'appel à la prière en chantant : ils poussent au maximum la puissance de leurs enceintes qui diffusent un enregistrement, afin de recouvrir le son qui émane des mosquées alentour, qui a évidemment démarré à contretemps (avant ou après), à un rythme différent et avec des vocalises plus hautes ou plus basses. Je ne vous dis pas la cacophonie, lorsqu'on se retrouve à l'intersection des ondes ! Les premières nuits furent donc éprouvantes, jusqu'à ce que le cerveau ait intégré ces bruits étrangers, devenus habituels en quelques jours, au point de ne plus les entendre. - Photos : Istanbul depuis le quartier Galata sur l'autre rive de la Corne d'Or. Goéland junénile. Goéland adulte. -

A Sainte Sophie, une ancienne église chrétienne du VIe siècle, devenue une mosquée au XVe siècle sous l'impulsion du sultan Mehmed II et transformée en musée par Atatürk en 1934, les visiteurs turcs sont admis par l'entrée principale, alors que les touristes étrangers doivent en faire le tour pour pénétrer par une galerie latérale où est contrôlée leur décence. - Il y a une ségrégation identique à Topkapi et à la Mosquée bleue -. La tenue de ces derniers est parfois rectifiée par l'ajout d'une longue jupe large (imposée également aux hommes en short !) et d'un grand foulard pour couvrir la tête des femmes. Le résultat n'est pas triste, et plutôt que de s'en offusquer, les non musulmans de toutes nationalités éclatent de rire et se prennent en photo. - Photos : Sans doute des touristes d'Arabie saoudite. -

Etonnée de voir autant de "foulards" dans les rues de la ville ancienne et les sites que nous visitons, j'interroge la guide que nous avons choisie pour visiter le palais Topkapi et qui nous aide à les décrypter : si elles sont tout en noir, avec une burqa plus ou moins fermée, ce sont probablement des touristes d'Arabie saoudite, les foulards blancs indiquent une provenance du Maghreb et les noirs celle de l'Indonésie qui compte le plus grand nombre de musulmans au monde. "Quant aux Turques, tant pis pour elles, ici elles ont le choix de porter ou non le foulard ! On les reconnaît à leur grand imperméable beige clair et leur foulard coloré", nous dit-elle d'un ton dédaigneux. Heureusement qu'elle nous donne ces clés d'interprétation, sinon nous aurions eu une idée fausse de la Turquie, dont plus du tiers des femmes arbore une tenue occidentale. - Photos : Des femmes très couvertes. -

Lorsque nous visitons le harem (dérivé de "harâm", tabou, interdit par la religion) du palais de Topkapi, la guide nous en donne un tableau bien moins romantique que celui colporté par la littérature ou le cinéma. Le plus étonnant peut-être, c'est que, pour la plupart, ces femmes venaient du Caucase. C'étaient des prisonnières de guerre ou des personnes qui avaient été vendues par leur famille à un marché aux esclaves. Aucune n'était musulmane, car sous le règne des Ottomans, il était interdit d'asservir une personne de cette confession. L'exemple du métissage et de la tolérance religieuse venait donc des plus hautes instances, puisqu'il émanait du sultan.

Mon regard irrésistiblement attiré vers les femmes "à foulard", j'observe dans un parc une jeune femme "très couverte" qui se laisse bécoter par son amoureux sur un banc public. De nombreux groupes de promeneuses sont composés de jeunes femmes en tenue occidentale se promenant avec des amies en imper et foulard. Dans les rues, il n'est pas rare de voir une jeune femme en tenue très traditionnelle rire et bavarder gaiement avec son mari qui pousse la poussette ou porte les courses. Un homme, conscient des difficultés de son épouse qui ne peut voir les obstacles car elle est enfermée dans une burqa à grille devant les yeux, lui prend galamment le bras pour l'aider à les franchir. Certaines de ces touristes en foulard et longs vêtements amples arborent un équipement photographique ou vidéo dernier cri, bousculant ainsi notre idée occidentale de la femme moderne. - Photo : Tenue voilée "plus tendance". -

A ce propos - celui de l'image -, je repense au livre remarquable d'Orhan Pamuk que j'ai lu peu avant de me rendre à Istanbul, "Mon nom est Rouge" (Benim adım Kırmızı). L'intrigue se situe à Istanbul, sous le sultanat de Murad III (1574-1595). Pour célébrer le millénaire de l'Hégire *, ce dernier a commandé un manuscrit enluminé, alors que s'affrontent dans le milieu des artistes, mais également dans la société stanbouliote, la tradition ottomane et l'école vénitienne (donc l'Occident chrétien) - Giorgione, Titien, Le Tintoret, Véronèse... -, qui a éveillé l'engouement de la cour (et surtout du sultan). Ce qui choque le plus certains des personnages de ce roman, c'est que l'on puisse reconnaître par exemple la fille de tel notable vénitien dans un tableau à thème religieux où elle figure la Vierge, ou que le portrait réaliste de tel prince puisse représenter Jésus ou un apôtre. L'idée même que le sultan souhaite que son portrait apparaisse dans ce livre religieux scandalise l'un des artistes enlumineurs au point de l'inciter au meurtre pour empêcher la réalisation de ce qu'il juge être le plus grand des péchés. - Photo : Cimetière arboré aux pierres tombales "à turban". -

* Fuite des compagnons de Mahomet de La Mecque, où ils étaient persécutés, à l'oasis de Yathrib, devenue Médine, ou plutôt Medinat an-Nabi, la ville du prophète.

Visitant une mosquée après l'autre, nous sommes surpris de nous y trouver si bien. Dès la première (Rüstempasa camii), située au bas de la rue de notre hôtel, nous adoptons un petit rituel que nous reproduirons à chaque mosquée, afin de nous imprégner tranquillement de l'ambiance de paix, de beauté et de recueillement qui y règne. Nous ôtons nos chaussures que nous disposons près de l'entrée (un homme y veille à chaque fois), je couvre ma tête d'un foulard ou d'une écharpe légère, de même que Christine et Rose, et nous pénétrons pieds nus dans un espace entièrement vide, exception faite des tapis (ou moquettes) qui recouvrent le sol, et du minbar (la chaire au sommet d'un escalier) dressé à droite du mihrab (la niche dans le mur qui indique la direction de la Kaaba de la Mecque). Dans les lieux les plus fréquentés, une barrière sépare l'espace réservé aux visiteurs de celui dédié à la prière. Nous nous agenouillons ou nous asseyons sur les tapis et regardons tranquillement autour de nous. Ensuite, nous nous déplaçons à l'intérieur pour admirer les faïences et les coupoles selon différents angles de vue. - Photos : Calligraphie de versets du Coran sur la voûte d'une mosquée (Sultanahmet camii ou mosquée bleue). - A gauche, mihrab et minbar. -

Les premières mosquées de l'empire ottoman ont d'abord été des églises ou cathédrales de l'empire byzantin, converties moyennant l'occultation, la destruction ou le retrait des tableaux, fresques et sculptures dont elles étaient parées. - Pour mémoire, je signale à toutes fins utiles que les latins chrétiens mirent déjà à sac l'église Sainte Sophie lors de la prise de Constantinople, en 1204, au cours de la Quatrième croisade -. Par la suite, de grands dômes centraux furent ajoutés, avec des minarets et des façades ouvertes. Il y a quelques années, j'avais été très impressionnée par la forêt de colonnes basses qui occupent tout l'espace intérieur de l'ancienne grande mosquée de Cordoue dont l'architecture inspire la spiritualité et le recueillement tout autant, sinon mieux que celle des cathédrales baroques européennes surchargées d'ornements. En Turquie, c'est la basilique Sainte Sophie qui a servi de modèle à l'architecte Sinan pour ses réalisations ultérieures. Il transformera progressivement le volume cubique de la basilique en volume hémisphérique taillé en facettes. Grâce à un jeu de contre-coupoles de plus en plus sophistiqué, il réussira l’exploit d’obtenir un espace intérieur très lumineux en reculant les colonnes vers la périphérie. - Photo : Un intérieur de mosquée (Rüstempasa camii) lumineux, vaste mais douillet. - Miniature : Peut-être Mimar Sinan (à gauche) montré en train de préparer la tombe du Sultan Süleyman I (le Magnifique) 1566.

Très claires, percées de nombreuses ouvertures comportant peu de vitraux, les mosquées d'Istanbul rivalisent d'imagination pour varier la décoration intérieure peinte ou constituée de faïences multicolores provenant souvent d'Iznik (l'ancienne Nicée), au milieu desquelles s'intercalent des versets du Coran calligraphiés dont l'écriture arabe est un ornement à l'égale d'un dessin. A ce propos, la guide nous confirme que les appels à la prière, les prêches et la lecture du Coran se font exclusivement en arabe, tout comme l'enseignement religieux, j'imagine. Contrairement à la Chrétienté qui a délaissé le latin pour les langues vernaculaires après de longues années de lutte des Protestants, les Turcs prient en arabe (qui reste bien sûr, à la différence du latin, une langue vivante). La guide relève qu'il s'agit de phrases apprises par coeur, qui ne sont pas forcément comprises par les fidèles. En revanche, j'ai eu la très nette impression que les Turcs ne veulent absolument pas être assimilés aux Arabes ni confondus avec eux. Ils sont en majorité musulmans, certes, mais leur aspect physique, à ce qu'il m'a semblé, ne diffère en rien des Français, bien qu'ils soient originaires d'Asie centrale (initialement Kazakhstan-Mongolie, puis ultérieurement Karlouks, Ouïghours, Kirghizes, Oghouzes et Turkmènes). C'est l'indice d'un métissage de longue date avec les indo-européens durant leur progression vers l'ouest. - Photo : Des faïences somptueuses et gaies (fleurs, fruits et cyprès) sur toutes les parois de Sultanahmet camii (mosquée bleue). -

Cette ségrégation des touristes vis à vis des Turcs m'apparaît comme un signe de cette revendication d'appartenance au bloc européen (même si notre guide juge que, vu notre situation économique, il n'est pas urgent d'intégrer la CEE) : pour la visite des mosquées, il eut été plus logique de distinguer les musulmans des autres confessions et des athées. Peut-être le but est-il simplement de permettre aux Turcs de moins attendre pour visiter leurs monuments nationaux, mais étant donné le voisinage géographique et la proportion très importante de touristes de langue arabe, il est néanmoins vraiment curieux que les seules langues utilisées sur les panneaux explicatifs soient le turc et l'anglais, et que les visites guidées à Topkapi soient proposées également seulement dans ces deux langues, ce qui handicape beaucoup les Maghrébins qui ne comprennent goutte aux explications. - Photos : Tombe de Fatma Gevheri Osmanoglu (1904 - 1980) qui était musicienne, sur laquelle figure la Tugra - ci-contre - (Ce symbole présente, sous la forme d'une calligraphie très élégante, le nom du sultan, son titre et son ascendance directe, ainsi que la formule « toujours victorieux » ou « victorieux à jamais »). Elle était la fille du prince Seyfeddin - Sultan Seyfeddin Tugrasi -, l'un des 14 enfants du sultan Abdülaziz. -

Nous nous sommes donc trouvés mêlés aux familles arabes, maghrébines ou saoudiennes, largement majoritaires, avec quelques asiatiques, un peu plus d'européens et quelques rares américains ou russes. Ainsi, j'ai pu lier connaissance avec une algérienne à Sainte Sophie. Assises de concert près du mihrab, j'en ai profité pour lui poser les questions qui me tarabustaient à propos du port du voile. Elle m'a dit que sa fille, qui l'accompagnait, s'était, tout comme moi, exceptionnellement couvert la tête pour entrer dans la mosquée, mais que d'ordinaire elle ne mettait pas le foulard. L'interrogeant sur l'inconfort de ces vêtements lourds, opaques et longs, elle ne s'en est pas offusquée et m'a confié gentiment que les femmes y étaient habituées, et qu'elles supportaient la chaleur. Le plus choquant à mes yeux, c'était de voir le contraste de ces hommes et jeunes garçons en chemise légère à manches courtes, déboutonnée sur la gorge, et en pantalon de toile fine, alors que les femmes, parfois dès un très jeune âge, étaient engoncées malgré la canicule dans des mètres de tissus épais, le voile serré et fermé sous le menton (ou même sur le bas du visage). Alors que j'écris ces mots, une exposition de photos de Georges Ancely prises entre 1880 et 1895 rappelle à nos esprits oublieux la tenue vestimentaire des femmes de la Belle Epoque à Biarritz, tout autant couvertes que ces musulmanes, et portant parapluie ou ombrelle, debout sur le sable à regarder les jeunes se baigner à la Grande plage. Une procession sur la passerelle de bois menant au Rocher de la Vierge les montre tout en noir, chapeautées et sans doute le visage couvert d'une voilette. A cette époque, elles n'avaient accès qu'à un nombre d'études et de professions très limité, n'avaient pas le droit de vote, et il aurait été très mal considéré de les voir aller dans un bar ou fumer une cigarette... - Photos : Calligraphie sur le porche d'entrée au palais de Topkapi où figure en bas la Tugra du sultan. - Touriste maghrébine (?) à Topkapi. - Georges Ancely : Sur la promenade de la Grande plage à Biarritz. - Ci-dessous : Mosquée bleue (Sultanahmet Camii) reconnaissable à ses 6 minarets. -

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