Christine, Jeannot, Rose, Pierre, Cathy, Jean-Louis | Istanbul |
Samedi 23 au 30 juin 2012 |
Suite à la lecture des deux pages qui précèdent, J-P B. m'a transféré la copie d'un tract déposé dans les boîtes aux lettres de Talence en me demandant ce que j'en pensais, car il se rapporte à la construction éventuelle d'une mosquée et il est rédigé selon un mode et des termes très contestables. Depuis des années, je me suis fait une règle d'essayer de prendre du recul par rapport aux "actualités", aux "informations" qui sont souvent de la "désinformation", si ce n'est par le contenu, du moins par l'importance donnée à un sujet, quel qu'il soit, par rapport à tout ce dont on ne parle pas, ou trop peu. Je me méfie énormément des médias (quoique j'écrive en tant que correspondante dans un quotidien local), et plus encore d'Internet, où il est très difficile de remonter à la source des informations et d'en apprécier la véracité - bien que ce soit ma principale source documentaire. Pour revenir à ce tract, que je me garderai bien de contribuer à diffuser, la seule chose que je puis dire, c'est que, s'il est vraiment écrit par les musulmans de cette ville (ce qui reste à démontrer, puisque la signature du maire est usurpée), il est vraiment bien rédigé, signe que la langue française est parfaitement maîtrisée. Néanmoins, le ou les auteurs semblent ignorer que la France est un Etat de droit, où tout résident, français ou pas, doit obéir à ses lois, et qu'elle est un Etat laïque, un terme dont ils ne semblent pas connaître le sens. Par ailleurs, ce tract me paraît bien mieux servir les intérêts des personnes xénophobes, racistes et intolérantes en éveillant un sentiment de rejet à l'égard de la communauté musulmane. Je serais donc très prudente à cet égard et je préfère ne rien en dire de plus. - Photo : Des présentations alléchantes de mets traditionnels. -
Par contre, je ne voudrais pas qu'on se méprenne sur mes impressions à propos de ce séjour à Istanbul. Je ne suis pas dans l'admiration béate de l'Islam ni des femmes en foulard ou tchador. Je veux simplement montrer que les choses sont plus compliquées que ce qu'on veut nous faire accroire : ces musulmanes que j'ai croisées dans cette grande ville cosmopolite ne me paraissent pas dans une situation pire que les Françaises du XIXe siècle. La société musulmane (dont elles font partie intégrante) leur impose une tenue vestimentaire qui va de pair avec des prescriptions sur leur rôle et leur place, que nous estimons - aujourd'hui - aliénantes. Il faut se souvenir qu'avant la Première Guerre mondiale, les femmes (en France, et plus généralement en Occident) étaient considérées comme intellectuellement inférieures, voire incapables de penser par elles-mêmes. Il paraissait évident qu'elles ne pouvaient prétendre aux mêmes droits que les hommes. Les affaires politiques étaient considérées comme hors de portée de l'esprit féminin et il n'était pas question que les femmes puissent voter. Le mouvement des suffragettes débuta en Nouvelle Zélande, où les femmes obtinrent le droit de vote en 1893 grâce à une pionnière mondiale, Kate Sheppard. Après l'Australie, la Finlande, les Etats-Unis, l'Angleterre (8ème en 1928), la France l'accorda en 1944, à la fin de la Seconde guerre mondiale, soit 50 ans après la Nouvelle Zélande ! - Photo : Thé au jasmin. - Se balançant d'avant en arrière, de jeunes hommes psalmodient des passages du Coran le matin de bonne heure à l'entrée de la mosquée-médersa de Sultanahmet. -
La république turque (proclamée en 1924) est strictement laïque et l’émancipation des femmes a joué un rôle essentiel dans la modernisation de la société turque. En 1934 (10 ans avant la France), les femmes obtenaient le droit de vote et devenaient éligibles. Le port de l'habit religieux en dehors des lieux de culte fut interdit, l'Etat fit la promotion du costume (à l'occidentale) et du chapeau. L'appel à la prière, récité cinq fois par jour depuis les minarets, s'effectua en turc. Mais en 1950, le Demokrat Parti gagna les élections législatives : nombre d'interdictions religieuses datant d'Atatürk furent abandonnées, l'appel à la prière fut de nouveau récité en arabe. Par contre, le code civil échappe à la loi coranique. La polygamie est interdite, le divorce est admis, mais le statut d’égalité homme-femme est assez récent. Le nouveau code civil adopté en novembre 2001 donne aux femmes turques un statut d’égalité avec leur époux. Sauf demande contraire des conjoints lors du mariage, un régime de communauté des biens s’appliquera. Cette disposition, accueillie comme une véritable révolution, ne s’applique cependant qu’aux mariages contractés après le 1er janvier 2002, ce qui laisse quelque 17 millions d’épouses dans une situation de vulnérabilité économique. La réforme du code pénal engagée en 2003 est encore insuffisante, selon les organisations féministes turques, à l'égard des viols et crimes sexuels, considérés comme "une attaque contre la décence publique et l'ordre familial" alors que tous les autres crimes bénéficient de l'intitulé "attaque contre la personne humaine".
Parallèlement à un mouvement d’émancipation continu depuis trois générations, un courant politique conservateur, voire réactionnaire, se réclamant de l’islam, cherche à inverser ce mouvement. Le symbole le plus flagrant de cette idéologie est l’apparition du foulard islamique. "Cette visibilité de l’islam agite la société turque, avec une interrogation à la clé : l’État peut-il laisser la religion faire son entrée dans l’espace public ? En mai 1999, l’affaire Mervé Kavakçi, députée élue du Fazilet, le Parti islamique de la vertu, a fait scandale. Cette jeune femme, diplômée aux Etats-Unis, possédant la double nationalité turque et américaine, divorcée et mère de deux enfants, s’est présentée devant le Parlement coiffée du voile religieux pour y prêter serment. Ce fut un tollé ! Elle dut quitter la salle sous les huées des députés laïques, avant d’être déchue de sa nationalité." (extrait d’un article de Catherine Guignon, L’Histoire, mai 2003). - Photos : Minaret. - Publicité sur tout le mur d'un immeuble. -
Etre au carrefour de diverses cultures n'a rien de confortable, et la politique agitée de l'Etat turc durant le XXe siècle et ce début de XXIe siècle est là pour en témoigner. D'un côté, l'Etat déploie une grande énergie pour réussir à intégrer la Turquie à l'Union Européenne, et de l'autre, la société résiste, par le biais religieux, mais également celui des minorités, notamment kurdes, qui ne veulent pas être oubliées. La culture byzantine s'est intimement mêlée à l'ottomane, et il n'est pas étonnant que la Turquie actuelle se sente écartelée entre ces deux héritages, sans parler du quart de la population qui est kurde. Le meilleur repas que nous ferons à Istanbul sera offert par un Kurde justement. Pour notre dernière soirée, nous souhaitons bien manger dans un cadre agréable. Marchant dans le quartier de notre hôtel, nous nous arrêtons devant un restaurant, pénétrons à l'intérieur, mais toutes les tables sont prises. Ne souhaitant pas manger dehors à cause de la circulation automobile dense et bruyante, nous demandons s'il y a une autre salle. Comprenant d'abord que nous voulons dîner en terrasse, le restaurateur secoue négativement la tête, car il n'en possède pas, puis il réalise que nous cherchons seulement le calme et nous installe "à titre exceptionnel" au premier étage, dans une pièce décorée d'objets personnels. - Photos : Ségrégation des touristes à l'entrée de la Mosquée bleue. - Habits de prince pour les petits garçons lors de leur circoncision. -
Il est très fier de sa réussite professionnelle et il se présente lui-même comme le propriétaire des lieux. Sur un mur, un grand tapis est suspendu : "C'est ma mère qui l'a tissé et l'a apporté en dot pour son mariage". La nappe très travaillée sur laquelle il pose nos couverts est un héritage de sa grand-mère : elle est tellement belle que nous prenons garde à manger très proprement pour ne pas la tacher ! Au fond, sur une petite table, nous remarquons un jeu auquel les hommes jouent dans la rue et les cafés et qui ressemble un peu aux dominos, mais avec des pièces beaucoup plus grandes et diversifiées. Pierre et Rose s'en emparent et ils essaient d'en comprendre les règles. Comme elles sont difficiles à deviner, ils demandent à notre hôte de les expliquer : il se fera un devoir, après avoir pris la commande et à chaque service de plats, d'en enseigner des bribes en montrant comment avancer les pions et quel est le but du jeu ! Du jamais vu ! Il nous conseille également pour nous encourager à goûter des spécialités typiques kurdes en nous en détaillant les recettes. Je tiens à terminer par un dessert, l'asure, avec un s à cédille propre à l'alphabet turque, en souvenir de son rôle décisif dans le roman haut en couleurs d'Elif Shafak, "La bâtarde d'Istanbul", qui met en scène une famille turque d'Istanbul et une famille arménienne émigrée en Amérique. - Photos : Bazaar aux rues couvertes de tissus colorés. - Ornement d'une coupole de mosquée. - Policier municipal débonnaire qui discute avec des gens en laissant les enfants jouer avec sa moto tricycle. -
Lorsque le repas se termine, une jolie jeune femme monte l'escalier derrière lui et se met à débarrasser la table, empilant les unes sur les autres les assiettes sur lesquelles le restaurateur rajoute les plats, sans pitié pour elle qui semble sur le point de crouler sous la charge. Il nous explique sa situation : c'est une slave de Russie ou d'Ukraine, qui était professeur et a dû émigrer pour des raisons économiques, probablement. Parlant à peine quelques mots de turc, elle en est réduite à faire la plonge chez ce Kurde qui l'affiche avec candeur comme un signe extérieur de sa "richesse" dont il jouit avec jubilation. Il nous serre chaleureusement la main à notre départ, nous donne des dessous de verre à l'effigie des monuments d'Istanbul, distribue sa carte de visite et fait un joyeux salut de la main lorsque je le photographie devant son établissement...
Un dernier détail pittoresque a attiré mon attention durant ce séjour. Des nichoirs à oiseaux sont installés un peu partout sur les arbres des parcs d'Istanbul et, le long des allées qui relient la "Sublime Porte" aux divers bâtiments qui composent le palais de Topkapi, la guide nous fait remarquer des bacs destinés aux oiseaux pour qu'ils s'y abreuvent et s'y baignent. Le syncrétisme entre l'Islam et les anciennes coutumes des ancêtres d'Asie centrale se retrouve dans certaines croyances, à l'égard des oiseaux notamment. Beaucoup de légendes turques relatent que des archers tiraient des flèches vers le Ciel pour mettre en fuite des esprits malfaisants et abattre l'Ange de la Mort. L'Aigle, Aigle blanc ou Faucon royal, puissance divine incarnée, appartient au fond folklorique indo-européen aussi bien que d'Asie centrale : "A l'époque où tout l'univers était recouvert par la mer, Dieu, figuré sous la forme d'un oiseau, était perché sur un arbre dont les racines s'enfonçaient dans le sol et les branches se dressaient dans les airs". L'ancien chamanisme transparaît aussi bien chez les Turcs que les Kurdes dans la coutume d'attacher des parcelles d'étoffe et d'apposer des ex-voto sur les arbres considérés comme des divinités, notamment à proximité de la tombe d'un sheikh ou d'un saint. - Photo : Pampres de vigne sur une pierre tombale. -
A l'ornithomorphisme de Dieu correspond un ornithomorphisme de l'homme et de l'âme qui apparaît dans des textes du VIIIe siècle de la région qui deviendra la Mongolie. Chez les Kurdes, l'âme est un oiseau qui, à la mort, s'échappe hors de la cage du corps. D'un homme saint, on dit que l'oiseau de son âme s'est envolée au Paradis. Sultan Walad "compare le corps de l'homme à un oeuf qui contient une essence qui doit, grâce à la chaleur de l'amour, en sortir pour prendre son envol dans le monde..." L'ancien chamanisme turc transparaît encore dans cette notion d'âme-oiseau avec le voyage cosmique et le récit de la disparition dans le ciel du Khan Atash monté sur un cheval, un prodige qu'accomplissait aussi le grand chaman mongol Teb-Teggeri. Comme l'homme, l'animal possède plusieurs âmes qui transmigrent, aussi bien dans les représentations turques que kurdes, et le corps animal peut même revivre à partir de ses ossements, une croyance typiquement sibérienne. A la lumière de ces découvertes ethnologiques, il devient évident que l'Islam a dû avoir fort à faire pour tenter d'éradiquer ces croyances, et que la crainte du retour à ce qu'ils appelaient l'idolâtrie, même si le chamanisme en diffère, ait avivé les prescriptions d'interdiction de toute représentation d'êtres dotés d'une âme dans les mosquées. Ces histoires me font penser au chat du voisin qui fait sa ronde quotidienne dans mon jardin et jusque sur le toit de ma maison où il poursuit, à mon grand désespoir, les oiseaux inattentifs. Ce serait quand même curieux qu'à sa mort son corps laisse échapper son âme sous l'apparence d'un de ces merles qu'il guigne en permanence... - Photos : Ange et détail du visage à Sainte Sophie. -
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Suite à la lecture de cette page, J-L B. m'envoie cette photo de la vitrine d'un magasin à Kuantan, Malaisie côte orientale.