Nous
l'ignorions alors, n'ayant eu que des échos très assourdis
et déformés
des événements qui s'étaient produits en Espagne, mais
la présence et les activités
de Cédric dans la ferme où nous nous rendions découlaient
en partie de son engagement dans la "révolution" espagnole
et le mouvement des "Indignadxs",
traduit en français
par le terme "Indignés" qui ne rend pas bien
compte du sens espagnol
"Privés de dignité". Ce n'est que progressivement,
par ses allusions, d'une conversation à l'autre, que nous avons
pu commencer à prendre la
mesure
de ce qui s'était passé dans ce pays, et tout particulièrement
sur l'île
de Tenerife, et de la passion avec laquelle il avait adhéré au
mouvement. - Photo de
Luis Serichol : De Los Silos a Erjos : Cédric et Loreto participent à
la Marche pour la Dignité dont voici un des rares parcours en pleine
nature. -
Depuis
des années, il s'intéresse à l'agriculture et l'élevage,
non pas à strictement parler en termes de vocation professionnelle, mais
plutôt
comme une source de liberté, de prise en charge de son alimentation,
de la même façon qu'il estime préférable d'apprendre à faire
soi-même
les
choses,
par
mesure
d'économie
certes,
mais aussi pour prendre conscience de ses capacités, de ses aptitudes,
dans les domaines les plus divers. Il ne faut pas cataloguer
les gens, nous dit-il, on peut être à la fois paysan, musicien
et fabricant d'instrument de musique, comme lui, ou étudiante
en psychologie, comme Loreto, ou étudiant en ostéopathie,
comme Victor. -
Photo de
Luis Serichol : Loreto tient une pancarte où figure "Salva
tu - Consume local ya" -
Sauve-toi - Consomme local dès à présent. Cédric
est assis derrière elle. -
Il
nous raconte que, durant un bon mois, en mai-juin, il a participé à une
marche, faisant le tour de l'île en s'arrêtant dans les villes
et villages pour informer les populations et échanger avec les
gens en les faisant réfléchir sur les problèmes
qui se posent dans nos sociétés européennes et
dans la société espagnole. Ensuite,
les manifestants sont retournés sur la place 15M, anciennement
"de la Candelaria", à Santa
Cruz de Tenerife, capitale
de l'île et de la province qui comprend tout l'archipel des Canaries.
Occupée depuis la mi-mars, cette place est stratégiquement située
dans le centre, en vue du port où arrivent
quotidiennement deux ou trois immenses navires touristiques qui "vomissent"
pour quelques heures dans les rues piétonnes leurs centaines de
passagers qui baguenaudent aller-retour et repartent en disant
qu'ils ont "fait" les Canaries. - Photo de
Luis Serichol : Fragment : banderole "Marche pour la dignité".
-
Il
ne faut pas croire que ce mouvement s'est résumé à l'agitation
de quelques marginaux. Beaucoup de gens sont descendus dans la rue, y
compris des
maires de villes ou de villages de Tenerife. Il correspond à un
mal-être
profond et général, rendu plus aigu par la "crise" économique,
et dont la solution préconisée est rien de moins
qu'un changement radical de société. Les
autorités politiques ont bien senti le danger, et elles ont utilisé la
désinformation systématique véhiculée par
des médias complaisants et
peu critiques à l'égard du pouvoir et du "système".
La force et l'intimidation ont aussi été
employées en choisissant sur Tenerife un bouc émissaire,
comme nous l'a rapporté Cédric.
Les gens prenaient
la parole les uns après
les autres au
micro pour
dire ce qu'ils avaient sur le coeur. Un guitariste, pratiquant sa musique
dans les bars pour vivre, a été interpelé le lendemain
de son discours au micro et gardé au poste pendant 48 heures.
Pendant ce temps, la police a perquisitionné
chez lui
où
se trouvaient
sa femme et ses enfants, affolés de cette intrusion. Son téléphone,
de même probablement que celui de bien d'autres manifestants,
avait été
mis sur
écoute, et
ils
auraient
compris qu'il préparait un attentat. La
position officielle a été répercutée le
lendemain même de son
arrestation par les médias, sans attendre de savoir
s'il était vraiment coupable de quelque méfait autre
que celui de se révolter contre l'ordre établi. Comme la police n'a
rien trouvé à son
domicile pour étayer ses dires, et pour cause, il a
été
relâché,
mais
il a été inculpé et devra probablement être
jugé devant les tribunaux. - Photo de
Luis Serichol : Indignadx. -
L'île de Tenerife conserve encore maints stigmates de sa colonisation qui remonte pourtant au XVe siècle. Deux noms de villages résument dramatiquement la perpétuation des mentalités des envahisseurs et le maintien de ces appellations scandalise Cédric. En effet, après la découverte de l'Amérique en 1492, les îles Canaries ont pris une importance stratégique en tant que dernière escale européenne avant la traversée de l'Atlantique grâce aux vents alizés. Alonso Fernández de Lugo débarque à Tenerife en 1494 et fonde un poste avancé qui deviendra Santa Cruz de Tenerife. Contrairement à son précédent débarquement, un an auparavant, sur l'île de La Palma, il essuie une défaite sanglante contre les Guanches, habitants des Iles Canaries d'origine protoberbère, dans un village qui sera appelé plus tard La Matanza (la tuerie) de Acentejo. Le 25 décembre 1495, les Guanches sont définitivement vaincus par les Espagnols à peu de distance de là, dans un village qui sera baptisé La Victoria (la victoire) de Acentejo. Au cours des siècles suivants, les Espagnols déboisent l'île pour cultiver les meilleures terres le long des côtes. Rapidement, la banane, originaire du Sud-Est asiatique, entre l'Inde et la Malaisie, est introduite par les Portugais depuis la Guinée équatoriale. - Photo : Statue dans l'entrée de l'église de Saint Augustin à La Orotava qui perpétue la glorification de la "guerre sainte". -
Son
exploitation en monoculture remonte à la fin du XIXe siècle
avec l'instauration de ports francs en 1852 qui
permettent la libéralisation des entrées et sorties de
marchandises. La production et l'exportation vers le continent européen
sont contrôlées
alors par
des compagnies anglaises qui développent aussi la monoculture
de la tomate. A l'heure actuelle, plus de 4 000 hectares sont consacrés
aux bananeraies sur Tenerife (soit 44% des bananeraies de l'archipel),
avec 90% du tonnage de fruits dédié à l'exportation
(plus de 400 000 tonnes). La tomate est exportée à raison
de 200 000 tonnes et la patate 100 000 tonnes. Bien que la banane occupe
10 300 agriculteurs
et génère du travail à plus de 35 000 personnes
sur l'archipel, entre les emplois directs et indirects, dans toutes
les phases
de sa
production,
depuis
la culture
et la récolte, jusqu'à l'emballage et la distribution,
c'est une activité
en régression qui tient un rôle moindre dans l'économie.
- Photo : Régime de banane avec la fleur. -
Toutefois, sa culture demeure fondamentale à La Orotava et Icod de los Vinos, localités voisines de l'endroit où vit Cédric. Il nous rapporte les tensions qui persistent à propos de la ressource en eau. D'une part, la culture de la banane nécessite la présence d'un système d'irrigation pour cette plante originaire de régions chaudes et humides, et elle monopolise une ressource de l'île qui est relativement rare et surtout mal répartie. D'autre part, étant soumise à un climat qui lui est moins favorable et plantée en bosquets denses dans le cadre d'une monoculture, elle se trouve fragilisée et fait l'objet d'importants traitements phyto-sanitaires qui polluent la terre et l'eau. - Photo : Bananeraie côtière à Tenerife, dont une partie est sous serre (ci-dessous). -
Cédric
nous emmène le lundi 26 décembre à un festival organisé
par l'Assemblée de la Vallée du Mouvement
15M, avec la participation
de
divers collectifs sociaux et écologistes, intitulé "0.00
SIN DINERO CREANDO UN MUNDO NUEVO" (sans argent pour créer
un monde neuf), qui a lieu sur la place de
l'église
de
San Juan
de la
Rambla. On y trouve un petit marché de troc, un magasin gratuit,
de quoi grignoter, gratuitement aussi : c'est "un espace pour partager
des expériences,
des connaissances, des luttes, des objets, de la nourriture, pour converser,
un lieu pour profiter de notre temps libre sans nécessité d'utiliser
de l'argent... pour créer de la conscience". A
l'heure où nous nous y rendons dans l'après-midi, je constate
que la
plupart des gens se connaissent, grâce à leur participation
commune au mouvement des "Indignadx", mais il y a aussi des
visiteurs, provenant du village et des communes voisines, prévenus par
le bouche à oreille. -
Photo : Cochenilles (?) et leur ponte sur une feuille de bananier. -
Une
militante, que connaît Cédric,
me communique
l'adresse d'un site Internet où figurent des articles de
protestation contre l'usage des
produits
phytosanitaires intitulé "No
mas venenos en Canarias" (plus de poisons aux Canaries),
dont le cheval de bataille
en première
page est la lutte contre l'emploi de pesticides dans les parcs
et espaces verts municipaux, dangereux pour la
santé des humains et de l'environnement.
Elle m'indique aussi le site Internet "La
Tierra que Pisamos" (la terre
sur laquelle nous marchons) qui contient la programmation de Radio
Pimienta où elle préconise une alimentation meilleure,
garantie d'une meilleure
santé, et informe sur les pollutions pour inciter les auditeurs à
s'en prémunir ou oeuvrer pour les supprimer. Un autre participant
(Luis
Serichol), également connu de Cédric, m'indique où trouver
les photos qu'il
a prises au cours
de la Marche pour la Dignité effectuée au mois de
mai-juin, parmi lesquelles j'ai sélectionné celles
qui figurent en haut de cette page. -
Photo : Logo de
Radio Pimienta. -
La
question de l'eau et la politique d'occupation des sols s'est cristallisée
ces dernières décennies autour d'une affaire scandaleuse. Cédric
nous la résume rapidement alors que nous passons devant des terrasses
agricoles laissées à l'abandon car elles ont été privées
d'eau pour en faire bénéficier les villes côtières
du Sud enlaidies de vastes ensembles immobiliers destinés
au tourisme.
Le maire de
"l'illustre" Granadilla de Abona appuie un
projet très
contesté de construction d'un port
industriel sur sa commune. C'est en 1971 (du temps du Général
Franco) qu'il a été inscrit au premier "Plan Insular
de Ordenación
de Tenerife" en liaison avec le "Polígono Industrial",
mais il reste en sommeil jusqu'en 1997, date à laquelle est donné l'accord
de sa construction
en haut lieu à Madrid et Santa Cruz de Tenerife, à une époque
où Jaime
González Cejas est
déjà en place (il a été élu maire
de Granadilla en 1991, 1995, 1999 et 2003, et à
nouveau en juin 2011).
"Accessoirement",
il faut savoir que ce personnage a été condamné
par
la justice pour délit
d'initié, ayant
voulu profiter d'informations dont il disposait en raison de ses fonctions
pour s'enrichir en investissant dans le domaine de l'énergie
photovoltaïque. Il n'a cure évidemment de la présence
sur la côte de
deux espaces naturels protégés,
Montaña
Roja et Montaña
pelada, bordées d'un chapelet d'une dizaine de plages sur la commune
voisine
de El Médano. - Photo de
Luis Serichol : Extrait, banderole. -
Ce port servirait de base à l'OTAN et permettrait d'accroître les activités du polygone industriel, qui dispose déjà d'une centrale thermique, en fournissant directement sur place par bateau des ressources en pétrole brut, méthane, gaz, conteneurs de marchandises, ciments et autres granulats. Le projet initial prévoyait la construction d'une digue de 6 kilomètres s'étendant jusqu'à 1,5 km dans la mer et 50 m de profondeur. Une surface de 1 370 000 m² devait être gagnée sur la mer par l'apport d'un volume de 21 millions de m3 de matériaux de remblais correspondant à deux fois celui de la Montaña Roja, qui devaient être récupérés sur le chantier des pistes de l'aéroport de Tenerife Sud situé également sur la commune de Granadilla, et dont nous voyons depuis la plage le ballet incessant d'avions au décollage ou à l'atterrissage. - Photo de Luis Serichol : Extrait, banderole. -
Un
groupe de professeurs universitaires dirigé par le biologiste Tomás
Cruz a porté l'affaire à Bruxelles qui a pris acte
en 2005 des risques environnementaux en des lieux d'intérêt
communautaire et qui a demandé au gouvernement espagnol quel
intérêt
public justifiait ces travaux. Grâce aux actions des opposants,
l'ampleur du
projet a été réduite pour tenir compte des réalités économiques
d'une part et
d'un moindre impact sur l'environnement d'autre part, sans parvenir
cependant à empêcher sa construction financée en
partie par l'Europe (La question sur la réalité de ce financement européen
a été posée, car l'Europe avait émis théoriquement son véto, mais, à ma
connaissance, aucune réponse
claire n'y a été apportée).
Les
travaux ont commencé en juillet 2010 (en allant à la plage
de El Médano, nous passons sous un pont qui franchit l'autoroute Sud
et dont le tablier est prolongé par
un orgueilleux appendice en forme d'aileron de requin dressé vers
le ciel ; il doit permettre aux camions
de passer
directement
de l'aéroport
au polygone
industriel
et
au port). Cet ouvrage devrait se terminer en 2013, avec la réhabilitation
de la Montaña
Roja en 2015. Cette
affaire est emblématique du schisme qui s'accroît en Europe
entre les instances gouvernantes
sur les plans nationaux ou locaux et les populations de plus
en plus enclines à vouloir acquérir un droit de regard
et de décision
sur les infrastructures des lieux où elles vivent. Un développement
de type "années 70" paraît
de plus
en plus obsolète, mais il a toujours les faveurs des
pouvoirs publics. - Photos : Kytesurf
sur fond de la Montaña Roja à Médano. Slogan :
"Oui on peut arrêter la construction du port de Granadilla. Cédric
lors d'une halte dans une ville pendant la Marche pour la Dignité (ci-dessous).
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SOMMAIRE | Page 1/3 |
Cathy, Jean-Louis, Jonathan, rejoints par Sylvain depuis le Cap (Afrique du Sud), en séjour chez Cédric, Loreto et Victor à la Finca El Balayo | Tenerife |
19 au 29 décembre 2011 |