De
la contestation politique à la conduite de sa vie personnelle
selon son
éthique et ses idées, il n'y a qu'un
pas qui, je pense, est rarement franchi. Cédric ne nous a donné que
très
peu d'éléments sur ses nouvelles expériences et
nous allons progressivement découvrir de quoi il retourne. Pour
arriver à la
ferme depuis l'aéroport
de Tenerife Nord, il faut prendre l'autoroute en direction de Puerto
de la Cruz, longer la côte aux maisons multicolores semées
au milieu d'une végétation hybride atlantique, méditerranéenne
et tropicale émaillée
d'immenses bougainvillées en fleurs, de palmiers et, de loin en
loin, de draconniers endémiques aux silhouettes curieuses, malheureusement
décimés par un déboisement anarchique pluriséculaire.
Nous
obliquons vers la ville ancienne de La Orotava et empruntons la route
du Parc National
du volcan du Teide, point culminant de l'Espagne. Elle monte dur en traversant
deux ou trois villages jusqu'à Camino
de
Chasna où nous empruntons une voie privée étroite
et défoncée qui escalade la montagne en serpentant parmi
les ronces et les ajoncs et dessert plusieurs maisons accrochées à la
pente. -
Photo : Draconnier dans le parc d'un restaurant à La Orotava.
-
Soulagés
d'être enfin arrivés, nous prenons le temps de regarder
autour de nous. C'est le paradis terrestre : un
araucaria près du portail offre son port majestueux devant les
deux palmiers pansus qui flanquent la porte d'entrée accessible
par une volée de marches
descendantes. La façade blanche affiche sa vocation, "Finca
El Balayo - Agricultura Ecologica", au-dessus d'un épais
buisson de laurier rose niché à l'ombre d'un couple de
draconniers trapus, dont chaque extrémité
de branches aussi épaisses que le tronc et non ramifiées
arbore un toupet de longues
feuilles lancéolées. Après
avoir eu une vue d'ensemble depuis le toit en terrasses qui donne au
loin sur la ville côtière de Puerto de la Cruz et
l'océan, nous parcourons
à sa suite le jardin de 6 000 m² généreusement
planté d'arbres fruitiers.
Un
géranium en pleine terre
est encore en fleurs en cette fin du mois de décembre sous un pin près
de la clôture.
Un bougainvillée mauve et un rouge escaladent le mur du salon et dépassent le muret de la terrasse au-dessus. Les ronces contre le grillage arborent à la fois des fleurs en bouton, écloses, des fruits verts, rouges et noirs. Orangers et citronniers ont encore quelques fleurs et quelques fruits, il y a aussi des pommes, et un mandarinier croule sous le poids d'innombrables mandarines. Les châtaigniers ont été généreux en automne, contrairement aux noisetiers qui n'ont pas assez froid l'hiver pour déclencher la fructification. Les poiriers ont fini de donner jusqu'à l'année prochaine. Ce verger luxuriant exposé plein Nord est disposé en terrasses descendantes maintenues par des murets de pierres sèches. Les bandes de terrain entre murets et arbres fruitiers alignés sont partiellement converties en potagers près de la maison, avec un coin mieux ensoleillé plus spécialement dédié aux plantes aromatiques, le reste demeurant naturellement enherbé, avec des buissons de bruyère arborescente. - Photos : La façade méridionale de la ferme enfouie sous la végétation. Orange du verger. -
La
ferme appartient à une famille allemande. Le couple, arrivé dans les
années 80, a fait sa vie à Tenerife où les
enfants sont
nés. Ils ont apporté avec eux leurs idées écologistes et le mari a acheté
un terrain agricole laissé à l'abandon car la monoculture de la pomme
de terre ne rapportait plus, ouvrant un commerce de produits biologiques
dans une ville côtière en contrebas
tandis
qu'il plantait tous ces arbres et construisait la maison de ses rêves,
où son épouse n'a jamais voulu
vivre. Il faut dire que le climat de Tenerife est très particulier :
le Nord de l'île est beaucoup plus arrosé que le Sud, et la température
baisse rapidement avec l'altitude, le relief très accentué créant des
micro-climats dans les vallées encaissées. - Photo
: Mandarines. -
Les Espagnols étaient arrivés
dans l'archipel pour des raisons d'expansion commerciale. Les Anglais
briguaient aussi la mainmise sur ces îles pour les mêmes
motifs et y entrèrent
par la petite porte, comme on l'a vu pour la banane. Mais une autre
colonisation
eut lieu après l'ère franquiste par les Européens
du Nord en quête de soleil. Beaucoup se contentaient de venir
simplement en vacances sur les côtes méditerranéennes
de la péninsule ibérique et
des Baléares et aux Canaries, au large des côtes sud-marocaines.
Toutefois,
en raison des disparités de pouvoir d'achat, il devint tentant
de posséder
une maison ou un appartement sur place pour y venir à volonté et
les programmes immobiliers fleurirent. Un dernier groupe plus réduit
décida
carrément d'émigrer, pour profiter à la fois du
soleil et du cadre de vie. Peut-être est-il à l'origine
de cette conscience écologiste qui
émerge peu à peu dans le pays. -
Photo : Fuschia. -
Le
mari décédé, la ferme demeura à l'abandon
pendant environ cinq ans, une durée qui suffit pour que cette
nature généreuse reprenne ses droits : fougères
et ronces enfouirent les arbres fruitiers sous une chape d'ombre qui
leur fit perdre feuilles et fruits,
la bruyère arborescente jaillit de partout, les lauriers et châtaigniers
prospérèrent en bordure du jardin et l'herbe poussa, faisant
disparaître
les planches potagères. Mère
et fils voulaient
vendre,
mais
la fille, étudiante en agriculture à l'université,
souhaitait reprendre
à terme le projet de son père. Elle fit appel consécutivement à plusieurs
personnes, qui occupèrent les lieux sans les mettre en valeur
(et même
causant des dégradations dans la maison, me semble-t-il), jusqu'à ce
qu'enfin elle trouve Victor, et puis surtout Cédric, qui étaient
réellement
motivés pour exploiter la ferme. A partir du mois de juillet,
ils abattirent un travail de Titan, dégageant
le terrain de la majeure partie
des
ronces pour
permettre aux arbres fruitiers de respirer de nouveau, tout cela, sans
aucune convention sinon orale, sans être payés, mais sans
avoir non plus
à payer de loyer pour l'occupation de la maison. -
Photo : Dans le fond du jardin, les ronces continuent de plonger dans
l'ombre quelques arbres fruitiers et d'escalader les pins. Vue depuis
la terrasse, avec Puerto de la Cruz et la mer enfouie dans les brumes
matinales. -
Cédric
a beaucoup avancé dans ses projets depuis notre dernier séjour en
mars 2011. Déjà à l'époque, lorsqu'il vivait
en colocation à Santa Cruz
de Tenerife, il prospectait des terrains en friche dans le Nord de l'île,
pensant éventuellement vivre, comme les Guanches par le passé,
dans les grottes naturelles souvent aménagées depuis des
temps immémoriaux sur
les flancs escarpés des "barrancos" ou canyons. Mais
en participant à
ces actions revendicatives pour inventer avec les
habitants
des Canaries un monde meilleur, il noua des relations chaleureuses
avec des personnes de toutes conditions. L'entraide instaurée
en temps de crise se perpétua, et lui permit sans doute de vivre
ces derniers mois avec un peu moins de précarité, pratiquant
le troc lorsque c'était
possible pour
améliorer
son ordinaire. Jamais, en tout cas, il ne fit appel à des fonds
extérieurs
et put se débrouiller avec les uniques recettes en monnaie sonnante
et trébuchante apportées par ses cours de didgeridoo et
les ventes d'instruments de musique qu'il
fabrique
lui-même.
- Photo : "Porcinette", nourrie
directement
à la bouillie de gofio délayé dans du petit lait
et de reliefs des repas. -
Il
a toujours gardé en mémoire l'exemple de Ludo,
dont il avait fait la connaissance en pratiquant le "wwoofing"
en Auvergne pendant les quelques jours de libre que lui avait laissés
son travail d'animateur
responsable d'un chantier international d'adolescents chargés
de créer
un jardin potager pour les enfants des cités de Clermont-Ferrand.
Il a donc
assez
rapidement
récupéré quelques animaux, poules, coqs, lapins,
deux brebis (dont une a mis bas peu avant notre arrivée), deux chèvres
(dont une a mis bas le jour des Rois mages en 2012 après notre
départ
et l'autre fournit un tiers de litre de lait chaque matin grâce à la
traite de Cédric - quand c'est le tour
de
Victor,
elle
ne lui concède que quelques centilitres). Il a aussi une "porcinette"
et trois chevrettes acquises peu de temps avant notre arrivée à bas
prix, sachant qu'il risquait d'en perdre pour cause de maladie ou de dépérissement
puisqu'elles étaient séparées de leur mère juste
après leur naissance. Et j'oublie le couple de chatons siamois qu'un voisin
a déposé un
jour sans rien dire sur le pas de sa porte
et qui commençaient,
lors de notre séjour, à acquérir une grande dextérité pour
tout escalader : faute d'arriver à les éduquer rapidement, il
nous a fallu apprendre à protéger
la nourriture et à éviter de les mettre en présence du
jambon qui avait la faculté
de les
rendre
fous,
capables
d'attaquer,
de mordre et de griffer pour la moindre lichette volée... On les virait
par une porte, ils rentraient par la fenêtre ou une porte de l'étage
donnant sur la terrasse ! - Photo : L'agneau à côté de
sa mère. -
Cédric
les a vus demeurer sans broncher, alors qu'une souris passait sous leur
nez : charmants, mais parfaitement inutiles dans une ferme (surtout s'ils
sont nourris à volonté par le maître de maison) ! S'occuper
de toute cette ménagerie n'est pas une sinécure. Chaque matin,
les bébés réclament de
bonne heure, porcinette grommelle, gratouille de ses pattes griffues
et renifle bruyamment, la plus éveillée des chevrettes émet
un bêlement
suraigu lamentable, il faut faire vite. Au cours de cette dizaine de
jours, nous les verrons progresser très nettement. Au début,
Cédric bataillait
car l'une des chevrettes refusait le biberon et elle semblait avoir la
diarrhée, ainsi que sa soeur. Nous sommes descendus chez le vétérinaire
à La Orotava pour qu'il le conseille. Finalement,
rien de grave. Il lui a donné une consultation gratuite (ça lui
changeait des chiens et chats de la ville), plus un médicament à injecter.
Bien sûr, Cédric n'avait jamais fait de piqûre de
sa vie. Résultat, première
tentative, l'aiguille s'est enfoncée dans un mauvais endroit et
la chevrette a eu un mal "de chien", et à la deuxième
tentative, elle était affolée,
du coup la seringue s'est cassée, l'aiguille est restée
plantée et le
produit s'est
écoulé
à côté. Enfin, comme cette visite l'avait rassuré sur
l'état de santé
de la plus faiblotte, il a pris confiance, a insisté, et dix jours
plus tard, elles bondissaient toutes les trois avec un égal dynamisme
dans le poulailler et avaient doublé la dose de lait à chaque
biberon. -
Photos : Cédric s'apprête à traire - Chevrette.-
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Cathy, Jean-Louis, Jonathan, rejoints par Sylvain depuis le Cap (Afrique du Sud), en séjour chez Cédric, Loreto et Victor à la Finca El Balayo | Tenerife |
19 au 29 décembre 2011 |