Douze
jours plus tard, nous revenons aux Peñas d'Itsusi avec le souhait
de revoir les jeunes vautours et le site dans des conditions météorologiques
plus calmes. Effectivement, la circulation aérienne est différente.
Depuis notre poste d'observation, nous avions vu arriver les adultes
par dessus la montagne à droite, portés par une vague énorme
au
sommet de laquelle, juste en face de nous, ils faisaient un quasi sur-place
extraordinaire avant de se laisser tomber comme des pierres à la
verticale entre les parois pour remonter ensuite par la gauche en sortie
de goulet dans des conditions très
difficiles.
C'est
alors qu'ils tentaient un accostage périlleux sur la falaise
en face, auquel ils étaient parfois obligés de renoncer
au dernier instant,
étant arrivés soit trop haut, soit trop bas par rapport à l'escarpement
étroit où se trouvait le conjoint avec sa progéniture.
Dans un virement de bord spectaculaire, ils repartaient alors en arrière, évitant
de justesse d'être fracassés contre la paroi rocheuse. -
Photo : Une aubépine a trouvé refuge entre les vertèbres
rocheuses décharnées de cette montagne
surpâturée. -
Aujourd'hui,
les masses d'air s'élèvent plus classiquement et les grands planeurs
évoluent en tandems harmonieux
avec une coordination parfaite dans le grand volume qui se développe
au-dessus de la vallée sur notre gauche. Nous les sentons beaucoup
plus détendus, et si une permanence est bien sûr maintenue dans les
niches de la falaise-pouponnière auprès des petits que les adultes
protègent des ardeurs des rayons solaires,
l'heure
est à la sieste et à l'épouillage. Loin de l'image de prédateurs sanguinolents
que certains cherchent à répandre dans les esprits mal informés, nous
voyons des oiseaux tranquilles, qui font leur toilette et s'étalent
dans des positions comiques pour lézarder en captant au maximum la
chaleur sur la roche réverbérante. -
Photos : Duos en vol et au repos. -
Les ailes, c'est bien pour voler, mais au sol, c'est un accessoire plutôt encombrant. Ils semblent s'en défaire en les suspendant à un porte-manteau dont il dépasse un cou et un bec également disproportionnés. Ceux qui ne sont pas de garde ont repéré un rocher plat, isolé, ménageant une vue panoramique depuis ce promontoire inaccessible, idéal pour se reposer en gardant un oeil sur les alentours. Ils sont deux, puis trois, puis dix, et lorsqu'un nouveau veut atterrir, c'est un peu galère, il n'y a plus de place ! J'en aperçois un qui rate à moitié sa réception, les ailes en désordre, courant quelques pas et butant sur le bec, le cou en huit ! Franchement ridicule ! Il manque de foncer dans un autre qui recule en baissant la tête, dans une attitude un peu agressive, au cas où...
Tout
de même, n'avoir besoin de manger que deux minutes tous les dix
jours, quel gain de temps et quelle source de stress et de travail
en moins
! Si nous avions la même physiologie (les ascètes et les yogi
y tendent), notre vie en serait transformée,
nous pourrions, comme eux, passer des heures et des journées
entières
à observer la nature sans esprit de prédation, en contemplation
pure, platonique, désintéressée... L'esthétique
seule primerait et nous n'aurions pas besoin d'exercer une telle pression.
En outre, se déplacer en planant, c'est l'économie maximale
d'énergie,
un petit battement d'aile pour accoster au nid, pas même pour
s'en
échapper, puisqu'il est perché et qu'il suffit de se
laisser aller dans le vide. Ah! Leur grâce et leur calme souverain
dans les volutes invisibles de l'air qu'ils tâtent de l'extrémité de
leurs longues rémiges
! Je ne comprends pas pourquoi ces oiseaux ont été honnis,
abattus, empoisonnés,
leurs oeufs volés, jusqu'à les réduire à une
quasi-extinction. Quelle incompréhension criminelle ! -
Photo : Reposoir à vautours encombré. -
Je
reprends le fil de la réflexion de Dimitri
Marguerat sur le lien entre
la population de vautours et la pratique de l'élevage. Cherchant à
comprendre
l'évolution
de l'occupation montagnarde au Pays basque, j'ai découvert deux
sites intéressants, l'un relatif aux Commissions
syndicales pyrénéennes dont l'organisation des estives
remonte au Moyen-Age, et l'autre rapportant le contenu d'une conférence-débat
animée par
Gérard
Bozzolo, ingénieur agronome et maître de
conférences à l’Ecole
Nationale Supérieure Agronomique de Toulouse, qui s'attache
à la période qui a suivi la révolution industrielle
(1850) et qui étudie la nouvelle inflexion qui a été donnée à partir
de 1970 pour une revitalisation des estives. Mais
il est
possible
de
remonter encore plus loin dans le temps, car
nous
avons
la chance,
avec les grottes d'Isturitz-Oxocelhaya,
d'avoir des indices très anciens de
la présence de l'homme
de Cromagnon, qui a pris la suite des hyènes qui
occupaient ce lieu après le départ de l'homme de Néandertal.
A ce propos, l'archéologue
Christian
Normand fera le bilan de
ses dix ans de recherches dans ces grottes lors d'une conférence
au Musée
basque le 28 avril prochain. -
Photo : Position "bain de soleil". -
Son
travail a soulevé une petite révolution en mettant en évidence
l'existence de la culture de l'Aurignacien archaïque
(début du Paléolithique supérieur) dès 36/37000
BP (Before Present) sous la forme d'occupations très denses
et répétées,
dans ce coin considéré comme reculé de l'Europe dans
l'hypothèse où les premières migrations se seraient effectuées par
l'Est en venant du Moyen-Orient. En outre, la culture suivante de l'Aurignacien
ancien lui a succédé insensiblement, comme une simple
évolution des gens en place, ce qui bouleverse aussi les idées reçues.
Sur le plan régional,
il apparaît désormais
que la grotte d'Isturitz occupait une place privilégiée au
sein d'un territoire englobant
une partie des Pyrénées occidentales
et la zone vasco-cantabrique, apparemment distinct du reste de l'Aquitaine.
Cette période se situe durant la fin de l'amélioration
climatique de l'interstade tempéré (entre deux glaciations)
du Würm II/III, dit
interstade Hengelo/Les Cottés. -
Photo : Vol en tandem. -
Cet
interstade est peu stable et le climat se détériore progressivement
pour devenir froid et sec à partir
de 30 000 BP. A Arcy-sur-Cure (en Bourgogne), on a déterminé, sans doute
à partir d'analyses de pollens issus du carottage d'un gisement de
tourbe, que la forêt
claire de feuillus et de conifères
dominant vers 35 000 BP a été progressivement remplacée par un paysage
de bosquets de pins et de bouleaux
dans la vallée
alors que le plateau devenait steppique. La faune était composée
d'herbivores (mammouths, rhinocéros laineux, rennes, chevaux,
bœufs, marmottes...)
et de carnivores (ours, grands félins, loups, hyènes...).
A cette époque où, bien sûr, l'élevage n'a
pas encore été inventé (ni
l'agriculture), les vautours sont présents.
Pour preuve, on a retrouvé dans
la plus grande grotte d'Isturitz 22 fragments de flûtes réalisées
en ulna (cubitus) d'oiseaux, essentiellement de gypaète barbu, vautour
fauve et vautour moine,
le plus ancien remontant à l'Aurignacien. L'Homme de Cromagnon était
déjà
musicien dès le premier millénaire de sa présence
en Europe... -
Photo : Un petit vautour déjà bien éveillé.
-
Lorsque
je me suis intéressée à l'organisation des estives en Vercors-Diois,
j'ai découvert le conflit d'influence
entre trois secteurs de la société, les habitants des vallées, qui
les fréquentaient au moins depuis le néolithique, face aux forces montantes
des seigneurs et des monastères qui cherchaient à s'en assurer la maîtrise
et se les approprier. En Pays basque, point de noblesse ni de clergé.
Les habitants des vallées, soit collectivement, soit à l'échelle des
communes ou des communautés de communes, conservent leur organisation
jusqu'à nos jours, formalisée en 1884 par l'institution des Commissions
syndicales.
C
es
collectivités territoriales perpétuent la prise en charge
de l'équipement de la montagne en pistes, accès, abreuvoirs,
cabanes, etc... Le bétail transhumant géré en 2007 se répartit ainsi
: Soule,
61 000 ovins, 4 000 bovins, 400 équins, Cize, 60 540 ovins,
3 460 bovins, 746 équins, Baïgorry, 46 102 ovins, 1 358
bovins, 581 équins. Au total, cela donne 167 642 ovins, 8 818
bovins, 1 727 équins, soit 178 187 têtes de bétail
transhumant. - Photo : Bergerie abandonnée.
-
Quant
aux commissions syndicales de la vallée d'Ossau, elles sont
propriétaires et gestionnaires des estives d'altitude hors
des prairies de fauche et gèrent donc les pâturages
et les cabanes qu'elles attribuent aux bergers et éleveurs
en encaissant des loyers que l'on appelle " bacades ".
Elles décident également
des dates de transhumance et éventuellement de changements
d'estives. La commission syndicale du Haut Ossau est également
propriétaire de terrains à Pont Long au nord de Pau
et de la moitié de la place de Verdun de Pau. A ce titre,
elle encaisse des loyers. A propos du débat sur
la réintroduction de l'ours, la Fédération transpyrénéenne
des éleveurs de montagne (FTEM) et l'Association des éleveurs
et transhumants des trois vallées (AET3V) donnent comme effectifs
dans les Pyrénées-Atlantiques, pour les 2500 éleveurs
transhumants, 309 500 ovins, 62 500 bovins, 1 750 caprins et 6 700 équins,
chiffres qui englobent ceux indiqués pour les vallées basques.
Les
montagnes basques sont donc très pâturées, ce qui explique les vastes
espaces herbeux et les brûlis
pratiqués régulièrement pour gagner du terrain sur les ajoncs et bruyères
qui, seuls, réussissent à faire obstacle à la dent du bétail. - Cette
technique tend à la longue à sélectionner des plantes résistantes au
feu -. Rares sont les arbres qui subsistent, soit qu'ils soient
vraiment
vieux
et
imposants,
soit
qu'ils
aient trouvé
refuge
dans des
recoins abrités au milieu de roches ou sur des pentes inaccessibles,
ou encore autour des bergeries qu'ils abritent des vents et ombragent
de leur feuillage. L'universitaire Gérard Bozzolo rappelle qu'il n'en
a pas toujours été ainsi, l'occupation de la montagne a fortement
varié selon
les époques. Elle fut maximale, selon lui, aux alentours de 1800 (industrie
minière, exploitation forestière et charbon de bois,
laine et son industrie...). Il y avait donc beaucoup de main d’œuvre
et le moindre espace était exploité pour satisfaire les
besoins alimentaires d’une société à tendance
autarcique. - Photo : Bergerie restaurée.
-
Les
zones intermédiaires de
l’étage
montagnard étaient travaillées et souvent terrassées
pour nourrir hommes et bêtes (semis d’orge,
de seigle, cultures de pommes de terre et de bulbes, notamment en soulanes -
sur les versants ensoleillés -), les bas vacants communaux étaient
aussi très
utilisés
ainsi que les estives où, grâce à la présence
d’une main d’œuvre abondante, le troupeau était
gardé et souvent trait (traditionnellement le cadet avait
pour destinée d’être le berger familial).
La pression
pastorale était si forte que l’on pouvait même
parler, par endroits, de déforestation induite avec des phénomènes
d’érosion marquants. Vers
1850, après la révolution
industrielle, le développement du chemin de fer, le désenclavement
consécutif, les industries de transformation des minerais
sont descendues dans la plaine en se rapprochant des mines d’extraction
de la houille ; les cours de la laine se sont effondrés devant
la production massive des nouveaux pays, initiée par les grands
industriels capitalistes de l’Angleterre et du Nord de la France.
Le début de l’exode rural montagnard fait suite à la
délocalisation et à l’appel de main d’œuvre
des bassins industriels de plaine. Par manque de bras les estives
ont été peu à peu abandonnées, les prairies
et la culture de l’herbe se sont substituées aux cultures
vivrières aussi bien autour des granges
foraines que dans
l’espace
valléen. -
Photo : Une dégradation due à un surpâturage. -
SOMMAIRE | Page 1/2 |
|
Cathy et Jean-Louis | Peñas de Itsusi |
13 avril 2011 |