Cathy, Jean-Louis chez Cédric et Loreto, avec Jonathan, Alexis et Marie | Un bateau dans le ciel |
Séjour du 24 octobre au 7 novembre 2012 |
Depuis les débuts de la colonisation européenne, deux sociétés coexistent sur l'île, et Cédric a choisi. Il rêve de cultiver la papa bonita, la véritable pomme de terre de Tenerife. Celles qu'ils vendent ne sont pas les vraies, les autochtones se les gardent jalousement. Pourtant, elles mettent huit mois à produire (contre trois pour les autres), et en plus de façon irrégulière et en pas très grosse quantité. Mais quel goût ! Il y a aussi des fruits extraordinaires, une poire à goût de melon, des prunes grosses comme des pamplemousses, des patates douces de la taille de citrouilles, des fruits et légumes de goûts et tailles hors norme, sélectionnés depuis des centaines d'années... Installés entre 900 et 1200 m d'altitude, les gens vivent en quasi-autarcie et ne descendent que rarement sur la côte. Ils passent les uns chez les autres et s'offrent leurs surplus sans demander de contrepartie. Un voisin, que Cédric n'avait jamais vu, est venu un jour lui apporter dix litres de lait de chèvre, comme ça, tout simplement, et un autre lui a amené des oeufs. Un gamin de douze ans a l'habitude de traverser la ferme pour rejoindre son cousin qui habite au-dessus. Cédric est donc descendu pour parler avec son frère aîné, histoire de voir la mentalité de la famille. Pendant qu'ils bavardaient, la mère et la grand-mère lui préparaient un grand sac de pommes. Lorsque le gamin est repassé, Cédric l'a appelé et lui a confié un sac de ses propres pommes à donner aux parents. - Photos : Jeune courgette - Plant de pomme de terre -
Cette population possède une culture originale, les gens sont éleveurs-agriculteurs, mais également gardiens des traditions. Aux fêtes (une fois par mois), ils enseignent aux enfants les chants, les danses, l'histoire, les coutumes... Cédric a eu un gros succès auprès d'eux lorsqu'un essaim a élu domicile spontanément dans la ruche traditionnelle (un simple tronc évidé protégé des intempéries par une toile) qu'il avait installée sur le toit en terrasse de sa demeure, et il est heureux de voir "ses" abeilles aller et venir par le trou ménagé à la base. Il nous dit que la langue de boeuf, c'est la forme naturelle des rayons de cire à l'intérieur, d'après ce qui lui a été expliqué. Ses voisins lui racontent qu'autrefois, l'école se faisait au-dessus de chez lui, chez l'instituteur. Quand celui-ci ne voulait plus d'un élève, il le chassait purement et simplement hors de sa maison. Ainsi, plusieurs voisins sont quasi-analphabètes. Pourtant, ce sont eux que les ethnologues, ainsi que des scientifiques en hydrologie ou géologie viennent consulter pour connaître les anciennes coutumes d'élevage, d'agriculture, la meilleure façon de bien gérer l'environnement en tenant compte du climat. Ils connaissent bien des choses que tous ces savants ignorent. Ces enquêtes ont été recueillies et publiées dans des livres qui sont à la bibliothèque de La Orotava, et Cédric y a eu accès. - Photos : Ferme de Cédric - Oranger (chez un voisin) -
Cette société d'auto-subsistance contraste avec la société mercantile, dont l'objectif principal est de devenir riche, quels qu'en soient les moyens. Les îles ont commencé à être représentées sur les cartes à partir de 1302, à la suite des expéditions de Lancelotto Mallocello. Dans les années qui suivirent, elles furent le lieu de prédilection des chasseurs d'esclaves de tous horizons qui capturaient les Guanches afin de les revendre aux seigneurs d'Afrique du Nord. La conquête de l'archipel a commencé en 1402 par la colonisation de Lanzarote et s'est terminée en 1496 par la prise de Tenerife. Il y a eu, en fait, deux types de conquête :
- la seigneuriale : faite par des particuliers (dont Jean de Béthencourt) qui trouvaient là le moyen d'investir leur argent ; elle a donné lieu à la prise des îles de Lanzarote, Fuerteventura, La Gomera, El Hierro et n'a duré que trois ans.
- la royale: faite par l'autorité royale, qui disposait de ressources en matériel et en hommes. Elle recourait aussi à un financement privé. Elle a débuté en 1478 par une expédition des rois catholiques qui ont commencé par l'île de la Grande Canarie. En 1483, les Espagnols décident de prendre l'île de La Palma et, cette entreprise menée à bien, Alfonso Fernandez de Lugo s'attaque à Tenerife dont la conquête s'achève en 1496. - Photo : Maïs de diverses couleurs, mangés par des larves en fin de saison -
La première culture intensive est celle de la canne à sucre, une plante qui n'existe plus à l'état sauvage. Elle est peut-être originaire de Nouvelle-Guinée et elle aurait été répandue dans l'Asie du Sud-Est et le Pacifique par les Austronésiens. Le sucre de canne est exporté des Canaries vers le marché européen par les Génois et les Flamands. Je trouve une étude du géographe Carlos García qui analyse les conséquences de cette activité sucrière sur la végétation autochtone en prenant l'exemple de Gran Canaria, qui peut être, je pense, transposé à Tenerife. Les sources ethno-historiques montrent que la société aborigène s'était surtout cantonnée dans les parties basses de l'île, utilisant le Monteverde comme zone de chasse et de cueillette. A la fin du “quattrocento” (XVe siècle, moment de la Renaissance italienne), le sucre faisait l'objet d'un grand commerce, mais sa production nécessitait la mise en oeuvre d'importantes ressources. Les îles "fortunées" offraient un climat propice à la culture de la canne et disposaient de grandes forêts pour produire du bois de construction et de chauffage, ainsi que de nombreux cours d'eau pour irriguer les cannes et fournir l'énergie nécessaire au fonctionnement des moulins où elles seraient triturées, premier stade de l'élaboration du sucre. - Photo : Bananeraie. -
Après une période d'installation, rapidement les boutures arrivent de Madeire avec un grand éventail de spécialistes, principalement portugais, indispensables pour impulser la production. A une vitesse vertigineuse, l'industrie de la saccharose s'adapte à la géographie insulaire, grâce aux expériences acquises dans les archipels portuguais depuis des décades. Durant cette première phase de la colonisation commence l'exploitation des masses forestières, du bosquet thermophile en aval jusqu'au "monteverde", sans oublier les pinèdes et palmeraies, qui sont détruites à grande vitesse. Au début du XVIe siècle, de nouveaux ingénieurs s'installent, et une seconde phase s'initie avec l'expansion de la culture de la canne et une accélération de la déforestation concomitante de la laurisylve. L'impact est tel qu'en 1518 est émise une loi royale pour "remédier au désordre de l'exploitation des montagnes", qui exige de sélectionner des lieux de repeuplement forestier et de protection des arbres existants. - Photo : Arbousier de plus de dix mètres de haut. -
Dans la pratique, rien ne se fait, et 50 ans à peine après la conquête de l'île, il faut importer du bois des autres îles pour maintenir l'activité des 25 ingénieurs. Vers 1530, le bois devient très difficile à se procurer. Jusqu'aux années 1560-70, le commerce est florissant et l'exploitation des forêts se régule. A partir du dernier quart du XVIe siècle, un abandon graduel de la culture de la canne se fait sentir, parallèlement au rétrécissement de la production sucrière. Au milieu du XVIIe siècle, l'industrie sucrière devient marginale, la production agricole se diversifie. Le bilan d'un siècle et demi d'industrie de la canne à sucre se solde par des forêts entièrement rasées, et quelques unes qui subsistent dans les lieux les moins accessibles. Une seconde phase de destruction aura lieu durant la transition de l'Ancien au Nouveau régime, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, lorsque la pression démographique provoquera une “faim de terres” qui engendrera la quasi-totale disparition des forêts qui subsistaient encore à moyenne altitude dans le nord de Gran Canaria. - Photo : Courgette en fleur. -
Au milieu du 16e siècle, la concurrence du sucre africain et américain fera donc disparaître progressivement le sucre de canne canarien du marché européen. Durant une période transitoire, le blé et l'orge sont cultivés pour la consommation intérieure, la pêche commence à se développer également. Un autre produit commence à être fort demandé par les industries textiles de Flandres et d'Italie, l'orseille, un lichen servant à tinter les tissus, qui pousse sur l'archipel canarien, de même qu'aux Açores et aux îles du Cap Vert. Selon Boccace, qui cite le pilote Génois Niccoloso da Recco qui participa à l'expédition de 1341 affrétée par le roi du Portugal, "certains Guanches étaient vêtus de peaux de chèvres teintes à l'aide de safran et de colorants rouges, fines et cousues avec soin grâce à des fils faits en tripes d'animaux". Si l'utilisation traditionnelle de lichens à des fins tinctoriales est sans doute immémoriale, on fait remonter au début du XIVe siècle l'origine d'une industrie concernant l'orseille. La rocella tinctoria est un lichen (mi-algue, mi-champignon), appelé en français l'orseille, qui pousse sur les rochers en bordure de la mer Méditerranée et qui est utilisé depuis la plus haute antiquité, en Mésopotamie notamment. Ce lichen donne principalement un colorant rouge appelé orcéine (qu'on trouve aussi chez un autre lichen : Lecanora parella). Pendant plusieurs siècles, de la récolte des lichens à la teinturerie (de la laine surtout), l'industrie de l'orseille représente une activité économique localement florissante, jusque vers la fin du XIXe siècle. -Photo : Roccella fuciformis, l'un des lichens les plus utilisés pour la production de l'orseille - Illustration : Dessin de rocella tinctoria, tiré de "Historia Muscorum" (1742), de Jacob Johann Dillenius (1684-1747), professeur anglais de botanique à Oxford, d'origine germanique. -
" La laine, non mordancée, teinte au bouillon dans un bain d'orseille ordinaire, prend une belle nuance rouge pur, ou rouge violacé, ou violette, suivant la qualité du produit. La pourpre française, débarrassée de sa chaux par l'acide oxalique et neutralisée par l'ammoniaque, teint la laine en violet-pourpre très solide. Pour les nuances groseille vif, groseille violet foncé, on teint en orseille seule la laine préalablement mordancée avec le mordant pour rouge (c'est à dire 10 kg de laine que l'on fait bouillir durant 1 heure, dans un bain contenant 1 kg de crème de tartre et 2 litres de dissolution d'étain, qui est obtenue en mêlant 400 g de sel marin, 1 kg 250 d'étain, et 8 litres d'acide nitrique)." L'orseille servait encore, en concurrence avec d'autres matières colorantes, pour obtenir les nuances suivantes: Amarante rouge, Amarante vif, Feuilles mortes, Bois, Carmélite, Pommerolle (Paul Schützenberger, Traité des matières colorantes, 1867. - Photo : Papa Negra Pequeña (petite pomme de terre noire) sur le marché de Santa Cruz. -
Les îles jouent un grand rôle dans l'approvisionnement du Nouveau continent sous l'Ancien régime, et leur position stratégique les convertit en cible de plusieurs attaques durant le 16e siècle. Au 17e siècle, le principal produit d'exportation est le vin. Tournées dans un premier temps vers l'Amérique espagnole, les pays européens et la colonie britannique aux Amériques, les exportations entreront en crise dans les années 1620-1630. À partir de ce moment, le commerce se concentrera sur les pays d'Europe du nord, surtout le marché anglais. Celui-ci vit alors un de ses moments les plus actifs et de grande expansion. Mais dans la seconde moitié de ce siècle, les Britanniques s'inquiètent d'une balance des paiements toujours plus favorable aux Iles. Ils tentent donc de se restructurer et d'orienter leur bénéfice grâce au monopole opéré par la Compagnie des Canaries. - Photo : Festin dans un guachinche. -
Le médecin irlandais Georges Stauton, qui visite Tenerife en 1792, témoigne de la bonté du climat de La Laguna, jointe à sa situation exceptionnelle, "sur une éminence et au milieu d'une plaine fertile et très étendue", qui déterminent sa grande richesse agricole basée, comme le détaille en 1787 John White, également médecin, "en vins, huile, pommes de terre, blé et tout ce qui concerne l'approvisionnement des navires. L'île produit non seulement des fruits tropicaux, mais également une grande partie des végétaux européens". Au XVIIIe siècle, la variété des vins canariens s'est réduite à deux, mais la qualité du vin de Malvoisie s'est diversifiée, comme le décrit l'astronome et naturaliste Louis Feuillée en 1724 : "Les principales richesses des Iles Canaries proviennent des bonnes récoltes de vin qui s'y font. Il y en a de deux sortes: la Malvoisie et le Vin Sec. La Malvoisie se divise en deux qualités. Les Anglais font commerce de la première, qui est la plus délicate et agréable au palais. Les gens de Hamburg et les Hollandais font commerce de la seconde, qui n'a pas la douceur ni la délicatesse de la première. Les Vins Secs sont appréciés par ceux qui réalisent de grands voyages. Ces vins ne se gâtent jamais, même s'il y a beaucoup de tempêtes en mer". André Pierre Ledru, qui visite Tenerife en mission scientifique en 1796, s'exprime dans les mêmes termes: "La Malvoisie se fait avec un raisin qui a mûri sur le cep jusqu'à être grillé et rôti par le soleil. Il est sucré, agréable au goût et se conserve longtemps. Le Vidueño, extrait d'un raisin de grande taille qui donne une liqueur forte et vive, se prépare selon la méthode habituelle en Europe". Les exportations sont vendues à un prix nettement supérieur à celui du marché intérieur de l'île. Par ailleurs, Feuillée signale en 1724 que : "Le Roi d'Angleterre exige de ses sujets le paiement de droits considérables pour l'entrée de vins en Angleterre. Il gagne plus que les propriétaires de vignobles. Les revenus du Roi d'Espagne aux Iles Canaries sont très considérables. Il collecte six pour cent de toutes les marchandises qui entrent ou sortent des Iles". - Illustrations : Pressoir à raisins. - Navires au port - Ci-dessous : Faïences sur un banc de Santa Cruz représentée une scène de vie des Guanches -
Il en demeure la coutume des repas en "guachinche", propriété viticole qui peut vendre son vin sur place jusqu'à épuisement des cuves, en l'associant à un repas et sans avoir à payer de taxes. Ils n'ont le droit d'offrir en plus que de l'eau et une boisson gazeuse, mais pas de bière ni d'autres boissons alcoolisées. C'est ce que nous expérimentons joyeusement à proximité de chez Cédric, un peu en aval bien sûr, à l'étage aux hivers moins rudes, mais aux étés relativement tempérés où pousse la vigne. Nous avons le plaisir de découvrir le confort d'une véritable chaumière dont le toit aux poutres et gerbes de chaume apparentes, superbe, offre une qualité acoustique extraordinaire. Pour la première fois, nous pouvons manger dans une grande salle emplie d'espagnols à la voix sonore, où les longues tables sont très rapprochées, et où pourtant nous pouvons parler sans crier et entendre nos conversations respectives sans devoir faire répéter chaque phrase ! Il pleut des trombes dehors, et aucun son ne pénètre non plus dans cette enceinte aux bruits feutrés. - Photo : Lichens suspendus à un pin canarien. -
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