Inde : Richard, Michelle, Elisabeth, Jacques, Annie, Cathy, Jean-Louis et Sylvain - Chine : Cathy, Jean-Louis, Sylvain avec Françoise et Pierre M. sur le continent et Olivier et Xin à Hong Kong
Inde et Chine - 9

Vol Biarritz-Paris-Delhi le 18 octobre - Vol Delhi-Shanghai le 1er novembre et Nankin-Hong Kong le 11 novembre - Retour en France le 14 novembre

Nous avons vu beaucoup de choses durant ces quinze jours passés en Inde et quinze jours en Chine, et il n'est pas possible de tout raconter. Je termine donc ce récit par un excellent souvenir de l'Inde. Après avoir visité les deux villages en compagnie des enfants, l'instituteur qui nous accompagnait nous a invités à venir dîner chez lui le soir. C'était un peu gênant car nous étions neuf personnes en comptant le chauffeur qui était également convié. Deux d'entre nous ne voulurent pas venir, craignant de causer trop de dérangement. Je pensais au contraire qu'il eût été indélicat de lui opposer un refus, c'était un geste très généreux de sa part. Richard, qui connaît mieux que nous les habitudes indiennes, nous prévient : notre hôte serait vexé si nous lui versions de l'argent en dédommagement de ses frais et du travail de préparation du repas, mais il accepterait sans doute que nous fassions un don pour son école. Après, libre à lui de disposer de l'argent comme il l'entendrait. A l'inverse, il ne fallait pas que nous soyons choqués par le fait qu'il allait refuser de manger avec nous. Pourtant, nous avons insisté pour que le couple et les autres membres de la famille qui étaient présents s'asseyent à notre "table" (une natte étendue par terre) : rien à faire, ils n'ont jamais voulu ! Le chauffeur a garé le minibus dans la rue du village et nous avons marché jusqu'à la maison de pisé peinte en blanc. Notre hôte avait déjà installé des sièges pour nous autour du charpaï (*), lit à la structure portante de bois et au sommier en cordes tressées que l'on voit partout en Inde et qui sert aussi bien pour la sieste que pour dormir la nuit à la belle étoile ou à l'intérieur. Nous avons assisté aux préparatifs du repas depuis la courette intérieure, éclairée, lorsque l'obscurité s'installa, par une unique ampoule électrique suspendue à un mur. Derrière nous, une porte ouvrait sur la chambre-séjour bénéficiant aussi d'une ampoule électrique, où veillaient les dieux représentés sur une affiche fixée au mur et dans un petit oratoire composé de tableaux et statuettes à l'intérieur d'une petite niche creusée dans le mur. Devant, on reconnaissait l'incontournable petit lumignon à huile, près d'un coquillage dans lequel on devait souffler et une clochette à agiter pendant les prières.

(*) Charpaï : La natte tressée qui sert de sommier est faite le plus souvent en jute, une plante produite dans les vallées du Gange et du Brahmapoutre (60% en Inde et 30% au Bangladesh). Seconde fibre végétale après le coton, l'Inde la tisse ou la tresse pour en faire des cordes, des sacs et bien d'autres usages. Un jeune ingénieur français, Corentin de Chatelperron, a créé en 2010 un voilier construit en toile de jute (40%), polyester et matériaux de récupération, avec lequel il a relié Koakata (Bangladesh) à La Ciotat au cours d'un voyage en solitaire qui a duré six mois. Son but était de promouvoir l'emploi de cette fibre végétale avec des visées à la fois scientifiques, humanitaires et écologistes. Il a raconté son périple dans le livre "L'aventure de Tara Tari", aux Editions Découvrance. Puis il a poursuivi son action en construisant le premier bateau 100% en fibres naturelles, le Gold of Bengal, nouvelle aventure racontée en vidéo. Il a créé un site Internet pour développer les "Low-technologies"  : des systèmes simples et ingénieux qui répondent aux besoins de base. Pour conduire cette recherche et innover dans les Low-tech, il faut mettre en commun des connaissances et savoir-faire de spécialistes, et se donner un objectif commun : le projet « Nomade des Mers » est né. Le défi est de rendre ce bateau autonome en eau, énergie, alimentation et matériaux, mais surtout de développer un nouveau modèle de recherche citoyen, collaboratif, à destination directe des hommes et de la planète.

Sur notre gauche après le seuil, la cuisine se fait dans une pièce séparée ouverte sur la cour, dont le toit construit de façon artisanale est composé de branchages surmontés de tuiles plates recourbées en crochet sur deux bords. Le foyer est à même le sol, il n'y a pas de cheminée (parce qu'ils n'en voient pas l'utilité, j'ai posé la question) et la chaleur, ainsi que la fumée, envahissent la pièce à un point qui me paraît insupportable, mais ne les gêne aucunement. Seul ce feu de bois éclaire l'espace de travail tout en chauffant une casserole. C'est Lal Sen qui a la haute main sur les opérations et prépare le thé (tchaï en hindi, tcha en chinois), parfumé à la cardamome, au gingembre, girofle, cannelle et anis étoilé, additionné de lait et de sucre, et qui est distribué à la ronde dans des tasses par son fils. L'huile et les condiments sont posés dans des niches creusées dans le mur. Lal Sen prépare en sauce la viande préalablement découpée, et dans une casserole à part, les légumes, puis le riz. Parvati, son épouse au nom de déesse indienne, malaxe une pâte sur une planche, accroupie dos à la lumière près d'un mur. En notre honneur, elle s'est parée de tous ses bijoux, des bracelets constitués d'une dizaine ou une quinzaine d'anneaux dorés à chaque bras, une chaînette à chaque cheville, des bagues aux orteils, un bijou piqué dans une aile du nez. Elle a beaucoup d'allure et me paraît très digne, malgré sa position en retrait par rapport à son mari. Sans cesse, elle rajuste son voile sur ses cheveux, mais elle se repeigne sans complexe devant moi dans la petite pièce attenante où elle me permet de prendre des photos. Nous essayons de communiquer toutes les deux, mais elle connaît très peu de mots d'anglais, et moi aucun en hindi, malheureusement. Elle apporte un album photos qu'elle me commente, mais j'ai un peu de mal à suivre. Il semble que ce ne soit pas la première fois qu'ils invitent ainsi des étrangers.

Son mari lui cède la place pour qu'elle prépare les chapatis, galettes à base de farine et d'eau qui font office de pain. Elle va chercher ses ustensiles dans un coin sombre au fond de la cour, puis, accroupie devant un grand plat creux, elle entreprend de remuer vivement le mélange pour confectionner la pâte. La posture qu'elle prend naturellement est typique : dans les champs, les échoppes, les ateliers, les rues, partout on voit les Indiens, hommes et femmes, qui l'adoptent. C'est aussi une de celles qui sont enseignées au yoga, qui permet une relaxation du dos et une détente de l'abdomen. Un reportage explique les différences culturelles (et non physiologiques) qui amènent progressivement les peuples à utiliser chaises et tables hautes. Manger accroupi, c’est tout à fait normal dans de nombreux pays d’Asie, de l’Inde aux Philippines en passant par la Chine. On s’y accroupit également pour cuisiner, pour patienter, pour travailler, parfois pour accoucher, pour presque tout en fait, car c’est une position très stable. C’est un accroupissement profond, tout le poids du corps reposant sur les pieds posés à plat sur le sol. Les fesses sont parfaitement reposées sur les mollets. Le fait d’être capable de s’accroupir de la sorte n’est pas une question de prédisposition ethnique. Physiologiquement, c’est au niveau des tendons d’Achille que tout se joue. L’usage intensif des chaises hautes et autres fauteuils provoque, à long terme, un raccourcissement et un enraidissement de ces tendons. Pour les femmes qui portent des talons, c’est encore pire. Sous l’influence de la culture occidentale, de nombreux pays finissent par voir l’accroupissement comme une position honteuse et commencent à l’abandonner dans la sphère publique.

Le fait de s’accroupir est associé aux populations les plus pauvres et rurales. C’est même une manière de distinguer les êtres « civilisés », qui mangent à table, des « sauvages », qui mangent accroupis. En Europe, la position respectable, c’est de se tenir droit comme un i sur une chaise, par opposition à cette posture recroquevillée au ras du sol. Manger par terre, à moins qu’il s’agisse d’un pique-nique champêtre, c’est impensable. Pourtant, la généralisation des chaises hautes est assez récente : jusqu’au XIXe siècle, les Européens passaient beaucoup de temps accroupis, ne disposant que de peu de sièges. Seuls les nobles ne le faisaient jamais, marquant là aussi une distinction sociale grâce à une attitude corporelle. Loin de la position que l’on adopte sur une chaise, qui contraint le corps de manière totalement artificielle, l’accroupissement n’est pas inné pour rien. Pour commencer, traditionnellement, on cuisine au ras du sol, en faisant du feu. En s’accroupissant, on est à niveau et assez mobile (car on peut se déplacer dans cette position, un peu comme un crabe). Dans les villes asiatiques, on mange souvent dehors, on achète généralement sa pitance sur un stand ou dans une échoppe, et ces types de commerces disposent rarement de sièges, à part dans les villes et pays les plus occidentalisés. Par conséquent, on a deux solutions : soit on mange debout, en position dynamique, soit on mange accroupi, en position de repos. Debout, on a tendance à manger vite ; accroupi au contraire, on prend son temps plus facilement, tout en restant dans un axe qui ne contraint pas le transit des aliments. Pour revenir aux avantages de l’accroupissement, tout au long de la digestion, cette position a du bon, et quand vient le moment d’évacuer ce qu’on a mangé, elle détend le muscle pubo-rectal, le rectum s’aligne parfaitement, et on évite ainsi toute stagnation fécale, cause majeure du cancer du colon.

Parvati pose à l'envers sur le feu une poterie en forme de bol évasé, son bord échancré à un endroit formant un orifice par lequel les flammes s'échappent. Après avoir aplati au rouleau une petite boule de pâte sur une planche épaisse, elle la plaque comme une calotte au sommet de la surface incurvée. Les flammes lèchent le bord inférieur qui noircit légèrement tandis que le chapati cuit rapidement. Elle le détache à la main, sans craindre les brûlures et le dresse contre le foyer pour le faire gonfler, un peu comme une merveille plongée dans la friture. Tandis que le chapati suivant démarre sa cuisson sur la poterie, elle enlève le premier à la voracité des flammes et le jette dans un plat. Comme nous sommes nombreux, elle en prépare une montagne et l'opération dure un bon moment. Pendant ce temps, des membres de la famille sont arrivés. On nous les présente et ils sont contents lorsque, un peu plus tard, nous les prenons en photo en groupe. Derrière moi, des insectes s'entêtent à escalader le mur, attirés par la lumière. L'ombre démesurément agrandie d'un petit scorpion pointe son double dard.

Lorsque tout est prêt, une natte est étalée sur le sol et tous les plats, froids et chauds, sont disposés au centre. Notre hôte a pensé à acheter des bouteilles d'eau à notre attention. Les assiettes sont en métal, de même que les bols et coupelles. Il prétexte qu'il n'en possède pas suffisamment pour justifier le fait de nous faire manger seuls. Notre chauffeur ne s'en formalise aucunement, comme nous, il est invité et se sert copieusement, donnant l'impression de ne pas avoir mangé depuis huit jours. Par contre, nous picorons avec plus de parcimonie dans les plats, car nous voyons bien que rien n'a été réservé à part pour eux : le couple et la famille mangeront nos restes, ce que nous aurons laissé dans les plats, et en plus, les mets auront refroidi. Ne paraissant pas s'en inquiéter, ils discutent paisiblement entre eux.

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