Conférence pour l'association Aci Gasconha aux Ecuries de Baroja, Anglet, par Cathy Constant-Elissagaray
Regards sur les Landes
Mercredi 8 avril 2015

Thème : Suite à la lecture du livre de Jean Thore, Promenade sur les côtes du Golfe de Gascogne, publié en 1811, et aux récentes tempêtes qui se sont succédé, détruisant une grande partie de la forêt landaise, nous allons nous interroger sur le devenir des Landes. - Photo ci-dessus : Entre Rion-des-Landes et Escource, 27 janvier 2009 -

Bonjour,
Vous avez eu en novembre une conférence de Jean-Jacques Taillentou sur la sécurisation du littoral landais au XIXe siècle et une autre en mars, de Jean Bouheben, sur l’histoire du Seignanx. C’est encore des Landes que je vais vous entretenir, mais sous un angle bien différent, comme vous allez pouvoir le constater.
Voici en préambule un petit rappel sur la formation géologique des Landes. Jusqu’à une époque récente, une mer peu profonde occupait l’espace figuré en jaune pâle sur la carte. Durant tout le Quaternaire, elle se combla avec les sédiments arrachés aux reliefs environnants par les torrents et les fleuves. Le socle gréseux triangulaire demeure encore recouvert de sable et il culmine à 237 m au sud-est, non loin du Béarn d’où il descend en pente douce vers le nord-ouest.
- Schéma : Carte géologique, apport du sable des Landes au Quaternaire -

Le niveau de la mer a fluctué au rythme des glaciations successives. Depuis 3000 ans, le trait de côte est à sa position actuelle, mais il est d’abord resté discontinu, interrompu par les vallées et estuaires des petits fleuves landais. La dérive littorale a construit des flèches sableuses s’accroissant vers le sud qui leur fermèrent l’accès à la mer. Ce phénomène s’est achevé après la période gallo-romaine,  provoquant la montée de la nappe phréatique et la formation des étangs côtiers. - Schémas ci-dessus : Evolution du trait de côte à la hauteur de Biscarosse, 1) Années : -2000, -1000, 0, 2) Années 250, 500, 625, 3) Années 1000, 1500, Actuellement -

Parallèlement, pendant les derniers 3 ou 4 000 ans, la présence d’une roche-mère filtrante, sableuse et pauvre en minéraux altérables, associée à un climat tempéré humide, a généré la croissance d’une végétation acidifiante de landes constituées de plantes buissonnantes comme la bruyère, le genêt, l’ajonc. Une forêt de pins et de feuillus s’est formée sur les éminences à l’abri des inondations. - Illustration : Une lande dans les Landes -

Ces conditions ont favorisé la podzolisation (c’est-à-dire la dégradation des argiles par les acides organiques et le lessivage des sols). De l’alios s’est formé, un grès obtenu par cimentation des grains de sable et de graviers par des hydroxydes de fer, d’aluminium et de manganèse, ainsi que de la matière organique. Cette plaque rocheuse discontinue, imperméable, située à plus ou moins grande profondeur, empêche la pénétration de l’eau qui a tendance à stagner.

Les Landes, que l’on aurait tendance aujourd’hui à caractériser comme une immense pinède qui pousse sur du sable, sont donc aussi ce que l’on appelle de nos jours une zone humide. A l’heure actuelle, le département des Landes compte encore 10 300 hectares d’étangs littoraux, dont 8 grands lacs naturels supérieurs à 50 hectares, comme Cazaux-Sanguinet, Parentis-Biscarrosse, Soustons, Léon, Aureilhan, etc.

SOMMAIRE

Le décor étant planté, je vais maintenant entrer dans le vif du sujet. Dans une première partie, nous allons faire, grâce à Jean Thore, l’état des lieux des Landes de Gascogne en 1811. Dans la section suivante, nous étudierons l’influence sur l’état d’esprit de Jean Thore de deux mouvements d’idées qui se développent du XVIe au XVIIIe siècle : le mercantilisme et la physiocratie. Nous constaterons que dans ce nouveau cadre, la politique agricole et l’aménagement du territoire passent au centre des préoccupations. L’assèchement des marais devient un enjeu idéologique et politique. En troisième partie, nous évoquerons le bouleversement brutal du paysage landais au XIXe siècle qui se soldera par une immense famine. Dans la dernière partie, nous nous interrogerons sur l’avènement d’un troisième mouvement d’idées, l’écologie et nous examinerons son influence sur les pratiques dans la sylviculture et le devenir du massif landais. 

I/ Riche biodiversité des Landes de Gascogne en 1811

Voici donc pour commencer l’état des lieux des Landes de Gascogne au tout début du XIXe siècle.
Chasse et pêche : Je vous invite à lire la Promenade sur les côtes du golfe de Gascogne qui a été publiée en 1811, soit il y a tout juste deux siècles. Ce livre a changé l’image que je me faisais des Landes. J’ai découvert que cette région hébergeait autrefois une très riche biodiversité, un large éventail d’espèces aussi bien végétales qu’animales.L’auteur, Jean Thore (qui vécut de 1762 à 1823), résidait à Dax où il fut le protégé d’un savant naturaliste, Jacques-François de Borda d’Oro (1718 - 1804). Il était lui-même médecin et botaniste, il s’intéressait à la géologie et à l’économie, et il nota soigneusement durant son périple ses observations et les informations données par les habitants.
Il détaille dans son livre les ressources procurées par la pêche et la chasse de la faune sauvage dont la profusion, à son époque, semble intarissable, notant au passage la présence au bassin d’Arcachon de l’Esturgeon et du Marsouin. A propos des mollusques, on peut lire que « L’Huître de gravette surtout et la Moule s’y multiplient avec une telle abondance, qu’elles y forment des bancs très grands, qui vont toujours croissant. Nous osons même assurer que ces deux espèces de coquillages finiraient par former des îles et encombrer le bassin, sans la pêche continuelle qu’on en fait. »
Forêt de pins : Il visite la Teste-de-Buch, ville riveraine du bassin (Page 26). S’étendant sur 3800 hectares, sa forêt dite « usagère »  est cultivée pour sa résine depuis plus de 2000 ans. Les habitants ont le droit de prélever le bois mort pour le chauffage et du bois vert pour la construction de maisons ou de bateaux. Ce droit d’usage doit être pratiqué en « bon père de famille », en évitant de dégrader la forêt et en choisissant soigneusement les pins à abattre avec des officiers du Captal*, le seigneur qui règne sur le pays de Buch.

Jean Thore consacre plusieurs chapitres au phénomène du déplacement des dunes littorales, objet depuis longtemps de l’attention des gouvernements, mais tout particulièrement, nous dit-il, depuis un demi-siècle, soit depuis 1750. Les sociétés savantes en ont fait le sujet de divers prix et plusieurs procédés ont été mis en pratique pour obtenir leur fixation.

Forêts de feuillus : Par ailleurs, nous dit Jean Thore, les arbres résineux ne sont pas les seuls qui puissent végéter dans les dunes ; toutes les espèces de chêne, l’aulne, le saule, l’arbousier, le châtaignier, les aliziers, les pruniers, les cerisiers, la vigne, les légumes, les céréales, etc., y réussissent parfaitement bien. Cependant, l’emploi des arbres qui conservent leurs feuilles pendant l’hiver a dû être préféré ; ils sont nécessaires pour rompre l’action des vents et empêcher l’introduction des sables dans les plantations. »

Ce témoignage est très intéressant, car il révèle que les forêts existaient naturellement et que bien des espèces d’arbres s’accommodaient de ce sol. Les autochtones connaissaient parfaitement les soins à apporter aux pins pour en tirer profit, que ce soit par le prélèvement de résine, pour l’énergie, la construction navale ou le bâtiment. Leur extension était sciemment limitée par les éleveurs ovins qui pratiquaient le brûlis pour accroître les surfaces de lande à pâturer.

Durant tout son parcours, Jean Thore observe attentivement la faune et la flore sauvages, mais son regard est souvent biaisé, car il considère surtout la nature en tant qu’éventail de ressources à exploiter. Il a à cœur de contrer l’idée reçue selon laquelle la région serait stérile et improductive. Pour quelles raisons ce botaniste attache-t-il autant d’importance à cette mise au point ? C’est ce que l’on va découvrir dans la deuxième partie de mon propos.

II / Mouvements d’idées du XVIe au XVIIIe siècle

Jean Thore a une trentaine d’années lorsque éclate la Révolution française. Déclenchée sous l’impulsion de nobles et de bourgeois, elle se réalise grâce au ralliement des paysans qui en deviennent le moteur. Quelles sont les causes de ce mécontentement collectif ?

II -A- Le mercantilisme

Par rapport au Moyen-Age, l’Ancien Régime n’a que peu changé le sort des paysans qui vivent très précairement. Sur le plan politique, ils sont ignorés malgré leur grand nombre et leur rôle essentiel dans l’économie. Les anciens pouvoirs féodaux ont cédé la place à des États-nations centralisés où triomphe la monarchie absolue qui part en quête de nouvelles recettes fiscales pour asseoir son pouvoir et financer les guerres. Depuis le XVe siècle où débutent les Grandes Découvertes et la colonisation du Nouveau Monde, jusqu’au XVIIIe, siècle des Lumières, se développe ainsi un mouvement d’idées appelé le mercantilisme.
Dès 1485, le roi anglais Henry VII déclare en précurseur sa volonté d’« exporter des biens manufacturés et d’importer des produits bruts ». « Le prince, dont la puissance repose sur l'or et sa collecte par l'impôt, doit s'appuyer sur la classe des marchands et favoriser l'essor industriel et commercial de la Nation afin qu'un excédent commercial permette l'entrée des métaux précieux ». Cette politique s’accompagne d’un protectionnisme acharné.
- Tableau ci-dessous : Vue du port de Bordeaux, depuis le château Trompette - Peinture par Joseph Vernet (1714-1789) -

Dans ce contexte, nous allons voir que les transformations économiques et sociales qui vont s’opérer dans les Landes avec une accélération dramatique au XIXe siècle s’enracinent très loin dans le temps et sont à l’image de ce qui se produit à l’échelle européenne. Une pression de plus en plus grande va s’exercer sur les biens communaux, point d’achoppement majeur qui freine la mutation de la société. Au Moyen-Age, les droits d’usage dans les forêts, les terres pauvres et les friches appartiennent collectivement aux paysans, moyennant des redevances aux propriétaires des fonds, noblesse ou clergé. Ils peuvent ainsi ramasser le bois mort, couper des arbres pour fabriquer leurs ustensiles, récolter des broussailles pour amender les terres et faire pâturer leurs bêtes. Avec l’essor des villes et de l’artisanat, le bois devient une marchandise (bois d’œuvre et de feu) dont il devient nécessaire de protéger la ressource. Les seigneurs s’efforcent de restreindre ces droits d’usage et même de les abolir, de façon à prendre possession des biens communaux pour les exploiter eux-mêmes de façon à en retirer un meilleur profit. - Tableau ci-dessous : Vue du port de Bordeaux, depuis le château Trompette - Peinture par Joseph Vernet (1714-1789) - Bordeaux, vue du quai des Chartrons - Huile sur bois, Louis Burgade, 1835 (ou 1836 ?) -

Le bois devient aussi une marchandise de première importance pour les forges, les hauts-fourneaux, les chantiers navals. Au XVIIe siècle, les grandes manufactures - ainsi que des briqueteries, petites forges, tuileries, etc. - s'installent dans les régions forestières pour économiser le coût de l'acheminement du bois. - Illustration ci-dessous : Visite de Louis XIV à la Manufacture des Gobelins le 15 octobre 1667 (Tableau de Charles Le Brun) -

II -B- Propriétés agricoles des bourgeois

Grâce à cette politique mercantiliste, les bourgeois s’enrichissent et songent à placer leurs capitaux urbains à la campagne. Ce mouvement est favorisé au XVIe siècle par la main-mise des seigneurs sur les biens communaux, avec l’appui du roi qui en fait autant sur ses domaines. Les seigneurs pratiquent le cantonnement, c’est-à-dire qu’ils se réservent les deux tiers des terres communes et ne laissent qu’un tiers aux usagers. Les paysans y sont très hostiles car ils perdent ainsi des terres où ils pratiquent la vaine pâture, et il en résulte une terrible disette de fourrage. En outre, la plupart des paysans accablés d’impôts (taille, gabelle…) ne peuvent pas profiter de ces opportunités d’accroître leur propriété car les conditions exigées par les nobles sont trop onéreuses. Par contre les bourgeois, plus privilégiés et moins taxés, sont preneurs avec leurs fermiers ou leurs métayers. Le plus souvent, les procès tournent au détriment des habitants car les magistrats, eux-mêmes gros propriétaires, sont, par intérêt de classe, favorables aux usurpations seigneuriales.
Dans toute l’Europe, le rassemblement des terres est une conséquence de l’endettement paysan. L’action des bourgeois comme banquiers ruraux est l’un des secrets de leur puissance et du développement de leur propriété foncière. Au XVIIIe siècle, après 1730, c’est presque partout un temps de grande concentration foncière. Les acquisitions de propriétés des citadins se font aux alentours des villes et en direction des meilleurs terroirs, soit les plus proches du marché urbain, soit les mieux situés sur les réseaux de distribution (près des routes ou voies d’eau). Les petits exploitants diminuent en nombre, se transforment en fermiers ou maîtres-valets, deviennent métayers dans les pays pauvres, ou tombent dans la catégorie des journaliers.
- Photo : Vayres, cette forteresse du Moyen Âge a appartenu à la famille d’Albret jusqu'au roi Henri IV qui l'a vendue en 1583 à Ogier de Gourgue, Président des trésoriers des finances de Guyenne -

L’emprise citadine sur l’agriculture donne souvent l’impulsion initiale à de meilleures méthodes culturales et aux emplois des sols les plus profitables aux intérêts des nouveaux propriétaires. Les fermiers sont amenés à diversifier leurs cultures, autant vivrières que spéculatives, pour approvisionner les manufactures (teinture, tissage, cordages, filets). L’accroissement des surfaces dédiées aux plantes industrielles pousse à la concentration de terres entre les mains des marchands urbains. De même la constitution de grands troupeaux échappe aux aptitudes des petits propriétaires ruraux. Ces grandes mutations dans l’emploi maximal des sols, bien antérieures à la « révolution agricole » du XVIIIe siècle, n’auraient pas pu se faire sans l’entraînement des capitaux urbains. - Photo : Château Smith Haut Lafitte – Pessac-Léognan – Graves - L'histoire de cette propriété remonte aux Croisades. Au XVIIIème siècle, le navigateur écossais George Smith s'y installe. Lui succéderont divers propriétaires, dont Louis Eschenauer, grande figure du négoce bordelais. -

Voici comment Fénelon décrit la situation paysanne dans son roman, Les Aventures de Télémaque (Livre X, paru en 1699), qui lui valut la disgrâce car il fut considéré comme une critique de la politique de Louis XIV.
 « Les lois que nous venons d'établir pour l'agriculture rendront leur vie laborieuse ; et, dans leur abondance, ils n'auront que le nécessaire, parce que nous retrancherons tous les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance même sera diminuée par la facilité des mariages et par la grande multiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un travail sans relâche. C'est la mollesse et l'oisiveté qui rendent les peuples insolents et rebelles. [...] il ne faut permettre à chaque famille, dans chaque classe, de pouvoir posséder que l'étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée. [...] tous auront des terres, mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien cultiver. »
Les pays qui disposent d'une main-d'œuvre abondante sont censés bénéficier d'un double avantage: les industries qui se développent à cette période bénéficient d'un réservoir important de main-d'œuvre et le potentiel militaire du pays est renforcé.
- Illustration : Fénelon, 1699, Les aventures de Télémaque, Livre X -

II -C- La physiocratie

De cet intérêt croissant pour la production agricole émerge, au XVIIIe siècle, un nouveau mouvement d’idées, la physiocratie, un terme qui signifie « gouvernement de la nature ». Dans les décennies qui précèdent la Révolution française, ces opposants au mercantilisme considèrent que la richesse d’un pays consiste en la richesse de tous ses habitants et non pas seulement celle de l’Etat. Elle est formée de tous les biens qui satisfont un besoin et non de métaux précieux qu’il faudrait thésauriser. Elle doit être produite par le travail, la seule activité réellement productive étant, selon les physiocrates, l’agriculture. Richard Cantillon (1680-1734), précurseur de ce nouveau courant de pensée, défend l’idée d’un ordre naturel. L’économie s’équilibre naturellement et les prix contribuent à cet équilibre, même la population s’équilibre naturellement aux besoins de l’économie car les migrations, la mortalité et la nuptialité dépendent des ressources mises à disposition : la répartition des activités s’explique par le jeu des marchés et des prix. - Illustration : Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général -

Ces idées sont reprises par François Quesnay (1694-1774) dans son « Tableau économique » publié en 1758. Il expose que l’enrichissement monétaire ne doit pas être l’objectif de l’économie ; seules les productions agricoles constituent de véritables richesses que l’industrie ne fait que transformer. Les physiocrates considèrent que l’Etat ne doit pas intervenir dans l’économie et qu’il faut respecter l’ordre naturel et la propriété privée. Ils prônent le libre-échange et s’opposent au protectionnisme. - Illustration : François Quesnay -

II -D- Le mercantilisme en politique agricole

Ce panorama historique montre que l’intérêt de Jean Thore pour les ressources naturelles des Landes est largement influencé par la physiocratie, mais son attitude très positive à l’égard d’un fort interventionnisme de l’Etat révèle qu’il souscrit encore dans le même temps à cet aspect du mercantilisme. Certes, cela peut s’expliquer par un certain opportunisme dû au régime politique en vigueur, puisque Napoléon Bonaparte est empereur de 1804 à 1814 et que c’est en 1810 qu’il ordonne par décret la fixation des dunes littorales des Landes. A ce sujet, Jean Thore écrit que les bénéfices retirés du gemmage pourront être réinvestis dans la construction de canaux de communication entre la Garonne et l’Adour, en rendant navigables tous les lacs de la côte. En effet, le libre échange tel que le préconise la physiocratie ne peut se faire que si les marchandises peuvent circuler et sortir de leur région de production. - Illustration : Leçon de labourage - François-André Vincent (1746-1816) - Agriculture, 1797-1798 - Bordeaux, musée des Beaux-arts - Peinture de genre à visée allégorique, elle fait se croiser graphiquement deux lignes et ainsi rencontrer deux mondes qui d’habitude s’ignorent. D’un côté, unifiés par les tons bruns, un paysan qui va nu pied et une charrue tirée par deux puissants bœufs, de l’autre un jeune bourgeois en tenue de ville qui s’essaie au labourage et sa famille venue assister à la leçon. -

II -D1- Henri IV : aménagements hydrauliques

Je rappelle à propos de voies navigables que le détournement de l’Adour s’est effectué en 1578, donc au XVIe siècle. Cet événement, majeur pour l’histoire et l’économie landaises, est un signe avant-coureur d’aménagements hydrauliques qui vont se réaliser sur toute la France sous l’impulsion d’Henri IV. En 1599, au lendemain de la signature de l’Edit de Nantes qui marque une pause dans les guerres de religion, le roi institue l’« Association pour le dessèchement des marais et lacs de France » qui se révèlera contrôlée d’une manière déterminante par la technique et par le capital hollandais, devenu prépondérant en Europe, grâce au développement du commerce maritime. Dans le même temps, le pouvoir jette l’opprobre sur les zones humides et leurs habitants, permettant ainsi de justifier les projets d’assèchement. - Illustration : Procession des partisans de la Sainte Ligue pendant le siège de Paris par Henri IV (14 mai 1590, Peinture anonyme) -

A l’instar de ce qui se passe dans d’autres pays européens, la bonification des sols prend des dimensions spéculatives et innovatrices. Elle constitue un chapitre d’une politique mercantiliste qui se propose tout à la fois d’augmenter la production agricole, les voies de communication et les recettes de l’État. L’originalité du cas français réside dans la vision globale et nationale de ces opérations car l’« Association pour le dessèchement des marais et lacs de France » agit dans tout le royaume, en s’appuyant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui un holding financier, qui est une nouveauté dans le contexte européen. Convergeant à travers une maison mère et les différentes filiales qui se constituent dans les régions de l’Hexagone, les capitaux hollandais viennent compléter la disponibilité insuffisante des capitaux français. L’homme clef du système mis en place en 1607 juste après le retour à la paix est le hollandais Humphrey Bradley, ingénieur militaire et entrepreneur habile, qui  sera également présent en Angleterre. - Photo : Vanne de Parempuyre - Henri IV ordonne l'assèchement du grand marais situé au nord de Bordeaux. Commencés vers 1600, les travaux sont interrompus par manque de finances. Ils reprennent en 1644 sous l’autorité de deux Flamands, Aflefsens et Jelmers. L’assèchement se poursuit à partir de 1850. Les sorties d’eau sont réglées par des vannes et des portes de flot, contrôlées par la Commission syndicale des marais. -

Henri IV lui concède l’étang d’Orx, mais Humphrey Bradley n’en fera rien. Les premiers travaux de dessiccation seront entrepris un siècle plus tard, en 1701, sous la direction de l’ingénieur Delavoye mais, n’ayant pas été continués, le seul résultat obtenu aura été de le convertir en marais, au grand dam des paysans qui en récoltaient le jonc et les sangsues, outre les produits de la chasse et de la pêche. Encore un siècle et demi plus tard, en 1843, l’ingénieur M. Francfort en obtient la concession, il approfondit de trois mètres le canal de décharge, rectifie le cours du Boudigau qui se jette dans l’ancien lit de l’Adour, en amont de Capbreton. Il peut ainsi abaisser considérablement le niveau des eaux dans l’étang d’Orx et conquérir une grande étendue de terrain, mais il aura, dit-on, le malheur de dessécher complètement et de transformer en sables infertiles trois cents hectares de terres arables que les Capbretonnais possédaient sur les rives du Boudigau. Il devra abandonner son œuvre après avoir péniblement lutté contre les difficultés matérielles de l’entreprise et le mauvais vouloir de ceux qui l’entouraient. Celle-ci sera reprise par le comte Walewski en 1860 sous la direction de l’ingénieur Rérolle et menée à bonne fin en 1864. Les terres desséchées appartiennent en 1888 au comte d’Orx. - Photo : Marais d'Orx : anciennes pompes installées sous Napoléon III -

Bien qu’assez important, l’héritage laissé par les Hollandais et par les premières interventions de la bourgeoisie française ne marque pas un tournant définitif dans la conquête des sols marécageux. Malgré les efforts financiers et technologiques, les pertes financières sont élevées et les objectifs assignés ne sont pas atteints car les investisseurs se heurtent aussi bien aux résistances des populations concernées qu’aux rapports contractuels existant dans les campagnes.

II-D2- XVIIIe siècle : Agriculture, manufactures et commerce international

Ces contradictions persistent au cours du xviiie siècle lorsqu’on relance avec plus de force encore le thème des bonifications afin d’accroître la productivité des sols agricoles. Deux puissants facteurs y poussent : l’accroissement démographique et le mouvement des physiocrates. En effet l’augmentation de la population (qui passe de 22 à 28,1 millions au cours du siècle) pèse inévitablement en direction de taux de rendement plus élevés ou au moins d’une production agricole plus importante. D’où une attention de plus en plus soutenue pour les publications portant sur les engrais, la rotation des cultures, le bétail, la gestion des exploitations agricoles. L’eau est considérée à la fois comme facteur d’accroissement (dans les irrigations) et aussi comme obstacle à l’augmentation de cette production même. On s’aperçoit en outre, en cultivant de nouveaux terrains, qu’il ne suffit pas d’assécher les marais et les marécages. Ce faisant, on obtient certainement d’excellents pâturages, mais pour produire le seigle dont on a un besoin urgent, il faut utiliser du fumier et des engrais. Incapable d’appliquer de telles innovations, le paysan – affirme Herbert en 1754 dans son « Essai sur la police générale des grains » – ne s’intéresse qu’aux meilleures terres en négligeant les autres. Cette productivité limitée explique la stagnation de la France comparée à l’Angleterre, laquelle, souligne Herbert, « de moitié plus petite que la France est à proportion beaucoup plus peuplée et ses habitants jouissent d’une plus grande aisance ». - Illustrations : Développement des machines à vapeur au XVIIIe siècle en Angleterre - A un visiteur des usines Boulton-Watt en 1776, Matthew Boulton explique : Je vends ici, Monsieur, ce que tout le monde désire avoir – la PUISSANCE. -

Le drainage et les irrigations représentent non seulement un chapitre de la nouvelle agriculture, cheval de bataille des physiocrates, mais ils sont vus aussi dans leur rapport avec le secteur manufacturier. C’est ce que souligne l’économiste du XVIIIe siècle Dangeul, membre de l’académie des sciences de Stockholm et auteur d’un livre de Remarques qui préconisent la libération de l’économie française. Il montre que les marais anglais fournissent certes des produits agricoles mais aussi des laines prisées employées dans les manufactures textiles. La comparaison avec l’Angleterre est donc continue et pressante dans les publications françaises de l’époque. Une comparaison avec la Hollande n’est pas plus réconfortante car si la superficie de cette dernière, avec la Zélande, représente le 1/24e de la superficie de la France, la production agricole de ces régions équivaut au tiers de la production française. - Illustration : Au XVIIIe siècle en Angleterre, l'industrie textile se pratiquait à domicile, précurseur des usines -

La bourgeoisie citadine ne reste pas en demeure. Elle aussi est intéressée pour effectuer ces travaux de drainage. Cet engouement n’est pas étranger à la formation de compagnies d’investisseurs exclusivement d’origine française. Cependant les coûts de ces œuvres dépassent tous les devis. Face à ces difficultés, il semble inévitable de se rabattre sur l’exécution de plans moins onéreux. Comme l’observe en 1762 Henri de Goyon de la Plombanie, l’un des partisans les plus convaincus du drainage, si l’on veut venir à bout de nombreuses zones marécageuses françaises (le bas Médoc, le haut Périgord, le Quercy, le Rouergue, le comté de Foix, sans parler des landes de Bordeaux et de Bayonne), il faut conjuguer le creusement de canaux de drainage et d’irrigation avec la navigation commerciale. Les canaux sont partout présents dans les traités de ces années, liés qu’ils sont à la nécessité incontournable de renforcer l’agriculture, de commercialiser la production agricole, de développer les ports – le long des côtes atlantiques avant tout – et d’augmenter la production manufacturière. - Photo ci-dessous : Canal du Midi - Plan -

II -D3- Révolution française : Assèchement des marais, un enjeu idéologique et politique

a) S’affranchir des banalités (droits seigneuriaux)
Le problème se pose avec autant d’acuité pendant la période révolutionnaire, en raison de la nécessité de nourrir une population dans un Etat en guerre contre les royaumes européens. L’assèchement des terrains marécageux se rattache à des motivations de caractère idéologique et politique, comme la volonté de s’affranchir des banalités qui étaient, dans le système féodal français, des monopoles seigneuriaux. Les habitants de la seigneurie ne pouvaient utiliser le four, le moulin, le pressoir, le marché aux vins et même le taureau ou le verrat que moyennant une redevance. Ainsi, le juriste Pierre-François Boncerf écrit qu’il existe vingt millions d’arpents de terres incultes, dont 1 200 000 sont constitués par des marais. Ces derniers « mis en pâturages, prairies, cultures, lin, chanvre, colza, bois [...] » auraient pu apporter dans les caisses vides de l’Etat 24 millions de livres. Avec le restant de terrains incultes (au moins 15 autres millions d’arpents) on aurait pu faire face au déficit commercial, agricole et manufacturier.
- Photo : Le Moulin de Gamarde - Moulin banal ayant successivement appartenu au vicomte de Tartas (13e s.), au sire d'Albret (14e-16e s.), au marquis de Poyanne (de 1522 à la Révolution) -

b) Supprimer les foyers d’épidémies
Dans les décennies révolutionnaires, les esprits s’ouvrent aussi à des sujets de caractère sanitaire et environnemental, et utilisent à des fins idéologiques les études de savants. On met en évidence que les étangs, tout en occupant une superficie peu importante, jouent un rôle essentiel dans l’insalubrité de l’air. On reproche à la noblesse et au clergé d’entretenir des foyers entraînant des épidémies. Et c’est justement pour remédier aux maladies épidémiques provoquées par les eaux stagnantes que le Comité de salut public promulgue le 14 frimaire an II (4 décembre 1793) un décret qui autorise les conseils généraux des départements à ordonner la destruction des étangs incriminés.

c) Difficultés de privatiser des biens d’utilité publique
Toutefois, même pendant la période révolutionnaire, tout ne semble pas se passer sans encombre. En effet une politique des eaux en France, moderne et rationnelle, ne peut pas être détachée de toute une série de problèmes institutionnels, socio-politiques et technico-agronomiques au sens large. On en a un exemple avec les lois sur le partage des biens communaux, qui s’inscrivent dans la logique de la mise en place d’une propriété pleine et individuelle, mais qui se situent en opposition avec le principe de l’utilité publique des marais, que certains courants idéologiques veulent de manière contradictoire sauvegarder.

D4- Le paludisme

a) Extension de l’épidémie
Alors, les marais sont-ils réellement insalubres, comme le prétendent les révolutionnaires et Henri IV avant eux ? Autant que l’on sache, la Gaule n’était pas touchée par le paludisme, au contraire de César, paludéen lui-même. Il y avait quelques foyers limités comme les Flandres, la Vendée, le Bordelais, la Corse. Par contre, les Landes et le littoral méditerranéen en sont indemnes, ce sont les « greniers de Rome » peuplés de villes florissantes. Du Ve au XVe siècle, toute épidémie est appelée « peste », on ne peut donc rien dire sur le paludisme. Au XVIe siècle, on remarque une extension des foyers existants et l’apparition de nouveaux. En 1590, une terrible épidémie éclate à Bordeaux. Henri IV s’en émeut. Dans un Edit de 1599, on peut lire : « il y a une grande quantité de palus et de marais inondés et entrepris d’eau, et presque inutiles, et de peu de profits qui incommodent les habitants voisins ». Sur le littoral atlantique, des Flandres en Vendée, les fièvres sont continuelles. En Charente maritime, saine jusque-là, les protestants coulent dans la passe de Brouage des vieux bateaux chargés de terre et de graviers. Il s’en suit un envasement du chenal et les fièvres apparaissent.
- Schéma : Plasmodium falciparum, Cycle de développement du parasite -

1 : Globule rouge humain
2-18 : Trophozoites
19-26: Schizonts
27, 28: Macrogametocytes matures (femelles)
29, 30: Microgametocytes matures (mâles)

b) Causes et foyers d’infection
D31- La recrudescence des fièvres à partir de la Renaissance provient sans doute des guerres de religion qui forcent les citadins à s’enfermer derrière des murailles entourées de fossés aux eaux croupissantes. Ultérieurement, le problème se pose d’autant plus que la population augmente et que de nouveaux espaces sont mis en valeur pour l’agriculture, comme les terres lourdes et argileuses ou encore les régions dont les nappes d’eau perchées apparaissent à la moindre pluie et sont difficiles à réduire, par exemple les Landes ou la Sologne. En quoi consiste le paludisme ? C’est une maladie à trois têtes : le parasite, le vecteur et l’homme. Les trois maillons sont indissociables. Si l’un disparaît, la maladie aussi. L’homme est le seul mammifère parasité par deux Plasmodium falciparum, le Plasmodium malariae et le Plasmodium vivax, responsables respectivement de la fièvre quarte et de la fièvre tierce bénigne. L’agent vecteur est un moustique : les anophèles. Les femelles ont besoin de se gorger de sang pour que les œufs qu’elles portent puissent achever leur cycle. C’est en piquant un homme infecté que le parasite passe en elles et qu’elles en deviennent le vecteur lorsqu’elles piquent un autre humain. Ce faisant, le Plasmodium effectue chez l’homme son cycle sexué ou sporogonique. Elles peuvent aussi prélever ce sang sur les animaux, en particulier les animaux domestiques, mais dans ce cas, le plasmode n’est pas transmis et ne se développe pas. Sans hommes contaminés au préalable, l’épidémie de paludisme est impossible.

c) Mesures de lutte
Au XVIIe siècle, le paludisme sévit dans toute l’Europe. Le quinquina est très mal accueilli. Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que son usage se banalise, mais les doses de quinine employées sont insuffisantes pour prévenir le développement des hématozoaires dans le corps humain.
La seule solution préconisée jusqu’au XIXe siècle, c’est l’assèchement des régions palustres. Vers 1880, les fièvres intermittentes disparaissent, pourtant, les anophèles existent toujours en France ! En réalité, ce ne sont pas les étangs qu’il faut incriminer, mais plutôt les eaux stagnantes qui sont des foyers de contamination. Si l’on sait qu’un moustique adulte ne se déplace pas à plus de 300 mètres du lieu où il est sorti de l’eau, on comprend que les aménagements les plus proches de l’exploitation aient eu comme conséquence, à long terme, une résorption de la stagnation de l’eau et de la maladie. Le développement des amendements calcaires des terres cultivées trop lourdes et humides est associé à une amélioration des techniques de labours grâce auxquelles les eaux stagnantes n’apparaissent plus en été entre les billons. Les sols s’ameublissent et les racines s’enfoncent plus profondément, ce qui augmente la perméabilité et l’aération. La rémission des épidémies est aussi due à la politique de reforestation de surfaces importantes de landes et de zones marécageuses, qui parviennent ainsi à s’assécher en été. De plus, les animaux sont maintenus à l’étable pour obtenir du fumier. Ils sont préférés par les anophèles et ne constituent pas un réservoir pour les hématozoaires. Par contre le drainage, qui s’est développé lentement dans les régions pauvres, ne semble pas avoir contribué à la disparition du fléau. Il faudra attendre 1960 pour voir disparaître les deux derniers foyers : la Camargue et la Corse.
- Photos : Anophèle femelle - Le Quinquina (Cinchona officinalis), écorces -

III/ Drainages et plantation de la forêt de pins des Landes

III -A- Le boom du cours des résines
Je passe maintenant à la troisième partie de mon propos, en me basant sur la lecture d’un livre de Bernard Manciet, Le triangle des Landes édité en 1981. Selon cet auteur, c’est au Second Empire, sous Napoléon III, qu’a lieu la mutation de toute la société landaise. Il examine d’abord le cours des résines. De 1800 à 1837, le prix de la gemme n’a pas varié. Puis, en Amérique du Nord, la guerre de Sécession et le blocus des Etats du Sud bloquent les exportations vers l’Europe et provoquent une telle pénurie de résine que, de 1837 à 1864, la barrique de 340 litres passe de 40 francs à 245 francs. Le résinier devient le seigneur du pays. Il gagne plus d’argent qu’un ouvrier maçon et autant qu’un berger, mais en neuf mois seulement au lieu de douze. On passe d’une économie de troc à une économie monétaire. Le résinier, salarié, entre dans le système bancaire.
- Photo : Détergents, dégraissants, désinfectants et odorisants formulés à partir de dérivés naturels issus du pin : les terpènes et l'essence de térébenthine aux propriétés solvantes élevées -

III -B- Le boom cadastral
Les Landes s’enrichissent, non seulement du produit de la résine, mais du boom cadastral. En 1857, l’année de la guerre en Kabylie, Napoléon III promulgue la loi sur « l’assainissement et la plantation en pins des Landes de Gascogne ». Elle s'adresse, en premier lieu, à une centaine de communes du nord des Landes et de l'ouest de la Gironde, détentrices de plus de la moitié des terrains (les communaux), recouverts de végétation basse sur un substrat sablonneux, acide et pauvre. Il suit ainsi les traces de son oncle Napoléon Ier qui, au début du siècle, avait lancé un programme de fixation des dunes en Aquitaine, programme en cours d’achèvement à son époque. Les lieux-dits prennent ainsi des noms prestigieux : Constantine, Mascara, Magenta, Sébastopol, Mexico, et enfin Solferino. En réponse aux inquiétudes des communes, le préfet effectue une mise au point en février 1857:
« La vaine pâture, la coupe de soutrage etc. ne sont pas un droit, mais une tolérance que les communes peuvent et doivent taxer et réglementer. Ces tolérances ne doivent en aucun cas faire obstacle à la vente et à la prise de possession par le nouveau propriétaire des biens qu’il a achetés aux communes. Depuis vingt mois que l’on tolère la vente de certains biens communaux pour être mis en culture, beaucoup n’ont pas encore fait les fossés exigés. Les récalcitrants se verront majorer le prix de vente pour l’exécution de ceux-ci ».
Et comme les communes craignent que l’Etat s’empare de leurs terres, le préfet précise : « L’Empereur s’occupe d’un projet de loi pour assainir et mettre en valeur les Landes, mais rien ne sera fait pour dépouiller les communes de leurs biens ».
- Illustration : Bergers en Algérie -

Avec un humour acide, Bernard Manciet s’exclame : « Et salut enfin à la propriété privée et à la bourgeoisie ! Le communisme, c’était hier. Toutes ces grandes étendues communales, de libre parcours et de vaine pâture, où régnait le pasteur, on va les distribuer. L’organisation collective a fait son temps… Le résinier devient enfin prolétaire, la forêt empiète sur les champs, et le propriétaire quitte le quartier pour aller au bourg singer les bourgeois de Bordeaux. » - Photo : Intérieur de maison landaise (1911) -

Dans un chapitre plein de verve, il décrit cette ruée vers la nouvelle manne : « Avec un peu d’habitude, on ne voit plus d’arbres, mais des hectares de billets. » En « privatisant » 122 000 hectares de biens communaux sur 162 communes, Napoléon III crée une nouvelle classe de privilégiés. Les territoires communaux aliénés sont concédés de gré à gré aux propriétaires déjà existants, au prorata de leur richesse actuelle, avec le soutien aisément obtenu du préfet et du Conseil législatif. Pour améliorer encore cette prolifération d’hectares, le produit de la vente des terres communales est réinvesti par les mairies dans les drainages et les routes, ce qui valorise, sans qu’il leur en coûte, les propriétés nouvellement agrandies.

Landes avant le XIXe siècle
Landes après le XIXe siècle

III -C- Drainage, routes et chemin de fer

Le XIXe siècle voit également le développement du train utilisé par les manufacturiers pour le transport des minerais, produits sidérurgiques ou matières textiles. La loi du 11 juin 1842 prévoit la création de compagnies concessionnaires chargées de recruter du personnel et d'acquérir du matériel roulant sur des voies posées par elles. L'infrastructure est à la charge de l'Etat pour 1/3 et des collectivités locales pour les 2/3. De 1850 à 1865, la Compagnie du Midi créée par les frères Jacob et Isaac Pereire construit la voie ferrée Bordeaux-Dax, nettement moins onéreuse et plus facile à mettre en œuvre que le canal Adour-Garonne envisagé depuis des lustres. Dans le même temps, le landais Numa Turpin et son gendre, Henri Crouzet, ingénieur des Ponts et Chaussées, dirigent dès 1855 les grands travaux de drainages et de routes. A Contis, 400 hectares de marais sont vivement asséchés, les marais d’Orx sont pompés comme des polders, des rivières redressées, 482 kilomètres de routes agricoles établies. Gens de terrain, tous deux mourront du paludisme. - Photo : Les Chemins de fer du Midi, la gare de Dax à la fin du XIXe siècle -

III -D- La famine

Les implications socio-économiques sont terribles durant une trentaine d'années : les premiers grands acheteurs de parcelles étaient les alliés du régime, issus de la bourgeoisie parisienne et bordelaise. Les habitants des Landes qui auraient eu la possibilité d'accéder à la propriété des parcelles mises en vente ont eu l'impression d'une spoliation ; les bergers, mécontents de leur côté de voir disparaître les terrains de parcours, apportèrent leur concours aux propriétaires landais en incendiant de nombreuses parcelles afin de créer une mauvaise presse autour de la loi de 1857, jusqu'à en menacer son existence même dans les années 1870, avec la grande famine de 1872. L'impact de ces actions fut réel et une bonne partie des terrains fut vendue et rachetée par la bourgeoisie foncière locale. Mais la disparition du système agropastoral aura une résonance bien plus profonde : en 1850, un million de moutons et brebis divaguent sur de vastes parcelles de landes publiques et fournissent en fumier les métairies. En 1914, il ne reste plus que deux cent cinquante mille bêtes, les derniers hectares de landes ont disparu, les terrains sont privés à plus de 80 % et ne sont donc plus libres d'usage. La grande majorité des parcelles de pins a été plantée entre 1857 et 1870. Elles n'ont, par conséquent, pas pu être travaillées pour leur résine avant 1890-1900. De 1875 à 1975, la population rurale tombe de moitié dans la grande lande, incomparablement plus que dans l’ensemble de l’Aquitaine. - Illustration : Landes, incendie de 1898 -

IV/ L’écologie, une nouvelle idée de la nature

Après cette rétrospective, passons dans la dernière partie à la période contemporaine. Depuis un siècle et demi prend forme une nouvelle conception de la nature. Comme autrefois le mercantilisme et la physiocratie, ce mouvement d’idées se développe à l’échelle européenne, et même à l’échelle mondiale, à des degrés divers selon les pays. Progressivement émerge le concept d’une Terre fragile, biosphère aux espèces interdépendantes, aux ressources limitées, à l’équilibre mis en danger par les activités humaines. Celles-ci ont d’autant plus d’impact que la population mondiale est passée d’environ 1,2 milliard en 1850 à 7,2 milliards aujourd’hui, elle a sextuplé en à peine un siècle et demi. Dans le même temps, la société autrefois presque exclusivement paysanne est devenue majoritairement citadine, avec une  économie basée sur l’industrie et le commerce, un processus encore en progression dans les pays dits émergents. - Photo : Bois pour les emballages jetables, semis financés par Quick en 2013 : 14 800 pins, 13,9 hectares de forêt. Depuis juillet 2009, utilisation de papier kraft non blanchi pour les sacs de vente à emporter. -

IV -A- Conséquences pour le massif landais

Quelles sont les conséquences pour le massif des Landes de Gascogne ? Divisé en de multiples pays, certains territoires sont sous l’influence urbaine des métropoles situées à sa périphérie, en tout premier lieu la communauté urbaine de Bordeaux. Les zones littorales forestières sont quant à elles soumises à une forte pression touristique où la forêt comme espace de production et de protection tend à s’effacer au profit d’un espace de récréation et de loisirs. Enfin, si le cœur du massif incarne l’archétype de la forêt de production, le parc naturel régional des Landes de Gascogne, créé en 1970, propose une vision nettement plus environnementaliste. Il englobe les bassins de la Grande Leyre et de la Petite Leyre jusqu’à l’embouchure dans le bassin d’Arcachon. Ses gestionnaires mettent en valeur, outre le pignada, les forêts galeries de feuillus le long des cours d’eau, les lagunes, les tourbières, les landes, les prairies et la faune spécifique à chaque milieu…
Au tournant des années 1980, les questions d’écologie entrent dans le débat public. Tout au long des années 1990, elles forceront les forestiers à rendre compte de leurs pratiques, voire à en changer.
- Photo : La Terre vue de l'espace -

IV -B- La sylviculture en question
Les forêts du massif des Landes de Gascogne sont désormais détenues à plus de 85 % par des propriétaires forestiers privés. 150 d’entre eux ont des propriétés privées de plus 500 ha qui représentent le quart de la surface boisée. 1 500 détiennent des superficies comprises entre 100 et 500 ha, et 14 000 des peuplements compris entre 4 et 100 ha. Or, pour vivre uniquement de la sylviculture dans les Landes de Gascogne, les forestiers estiment qu’il faut au minimum 500 ha. La succession récente de crises graves (les tempêtes de 1999 et de 2009, la sécheresse de 2003) ébranlent – autant pour les grands que les petits propriétaires – leurs relations à ce patrimoine. En 2009, la tempête Klaus a engendré une remise en cause du mode de culture des pins, voire de la sylviculture elle-même.
- Photos ci-dessus : Chablis après la tempête Klaus - Arrosage du bois en attendant de le vendre - Lagune de Pouyblanquine -

IV -C- Le maïs gagne du terrain
Dans les Landes comme dans de nombreuses régions, l'agriculture fait largement appel à l'irrigation à partir de la fin des années 1960. Très largement intégrée aux filières agro-alimentaires, elle intensifie ses productions tout en les assurant contre le déficit en eau toujours possible en période estivale, d'autant plus que, dans les années 1970 et 1980, se développe le "fabuleux maïs", grâce notamment aux prix que garantit alors la politique agricole commune (PAC). La maïsiculture gagne donc du terrain, bouleverse les horizons, les parcellaires, et la gestion de l'eau : les zones humides au substrat rendu imperméable par la présence d'alios sont la convoitise des nouveaux colons responsables, pour une bonne part, de l'assèchement et de la disparition d'un grand nombre de lagunes. Les vastes étendues forestières de la Grande-Lande, du Born ou du Gabardan sont transformées par la création de grands domaines puisant dans les nappes phréatiques, voire dans les aquifères plus profonds. La Chalosse, pays de polyculture traditionnel, se métamorphose à son tour, abandonnant à la grande culture ses anciennes landes, jadis terrains de parcours. Vers le milieu des années 1980, on ne parle pas encore vraiment de la question des réserves disponibles en eau mais les premières retenues collinaires et des barrages apparaissent dans les secteurs voisins de l'Armagnac. Le troisième millénaire renverse cependant la tendance : les agriculteurs, conscients de la nécessité d'utiliser l'eau avec plus de parcimonie, adoptent de nouveaux protocoles bien que sous-solage et creusement excessif de fossés de drainage engendrent encore des querelles plus ou moins formulées avec les sylviculteurs dont la forêt a également besoin d'eau... En effet, les racines d'un hectare de pins maritimes aspirent 45 tonnes d'eau de la nappe phréatique par 24 heures, cette eau s’évaporant ensuite avec la transpiration des parties aériennes de l'arbre.
- Photo : Semeuse de maïs -

IV -D- Réhabilitation de zones humides
Autre diversification, à partir de 1958, et jusqu'en février 1992, date de sa fermeture, une mine de lignite à ciel ouvert, exploitée par EDF, change la vie du petit village d'Arjuzanx, dans le Brassenx. 32,5 millions de tonnes de lignite sont extraites du sol mais, dès 1980 EDF s'engage, avec le concours de l'Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage, dans une réhabilitation exemplaire de cette future très grande friche industrielle. À la fermeture de la centrale, sont créées de vastes étendues d'eau au milieu d'une réserve naturelle de 2 600 hectares constituée de deux ensembles : une zone à vocation de loisirs de pleine nature (plage, tourisme équestre) et une zone vouée à la protection du patrimoine naturel, l'un des premiers sites de France pour l'observation hivernale des grues cendrées. À Orx, dans le Seignanx, le Fonds mondial pour la nature plus connu sous le sigle WWF (World Wildlife Fund renommé World Wide Fund for Nature en 1986) rachète en 1989 l'ancien marais converti en domaine agricole à la fin du XIXe siècle et il en confie la gestion, en 1995, au Conservatoire naturel du Littoral et des Rivages lacustres. Les pompes installées en 1863 continuent donc de fonctionner aujourd'hui, mais c'est afin de réguler le niveau d'un vaste étang niché dans un environnement naturel protégé. Halte migratoire, lieu d'hivernage et de nidification, ce sanctuaire accueille, dès 1990, quelque 30 000 visiteurs annuels qui découvrent 164 espèces d'oiseaux, dont 34 menacées de disparition.
- Photo : Grues cendrées à la réserve d'Arjuzanx - Illustrations : Robert Hainard, Belette - Ci-dessous : Robert Hainard, blaireau -

IV -E- Et la nature ?
Je termine cette réflexion en évoquant la pensée du Suisse Robert Hainard qui fut à la fois peintre, graveur sur bois, sculpteur (sur bois et pierre), naturaliste, écrivain et philosophe du XXe siècle. Il alternait son travail entre l’atelier et de longues séances d’affût pour observer les animaux sauvages dans leur environnement naturel. Ce coureur des bois, des marais et des montagnes sillonna l'Europe du delta du Guadalquivir à la Laponie, des côtes écossaises aux Carpates roumaines pour traquer le lynx, l'ours, le loup, le gypaète, le castor ou la loutre et tant d’autres animaux repoussés par la civilisation mécanique. Il dépensait ainsi des trésors de patience pour essayer de réunir dans son œuvre toute la faune européenne.
- Illustration : Robert Hainard, écureuil -

Son livre Et la nature ? paru en 1943 donne le ton. Pour lui, la nature c’est, je le cite, « Un monde qui nous résiste, nous limite, mais nous répond et nous soutient, nous nourrit et nous féconde… Je souhaite que l'homme reste, ou redevienne, une créature parmi les autres, et non le tyran de la Création ». « Au cours de sa vie, la grenouille a un ou deux milliers d'œufs, dont deux aboutiront à des individus reproducteurs… Une expansion démographique indéfinie est impossible. Une vie doit remplacer une mort, c'est la règle fondamentale qui ne souffre que de brèves dérogations… Est-il sensé, pour maintenir pendant quelques générations un excédent démographique, de sacrifier (si c'était possible) toute vie sauvage, de défricher la Terre entière, de supprimer toute liberté, tout amour (car pas de liberté sans espace, ni d'amour sans choix) pour nous heurter bientôt, de toute manière, au bilan implacable : une vie pour une mort – eût-on défriché l'Amazonie, irrigué le Sahara, le désert de Gobi, urbanisé l'Antarctique ? Le pire fléau pour une espèce est la surpopulation.» La vision de Robert Hainard consiste en une société humaine hautement civilisée et diversifiée, qui, grâce à des technologies de pointe, occupe peu d'espace au milieu d’une vaste nature sauvage. Je vous laisse y réfléchir. - Illustrations : Robert Hainard, gelinotte, renardeaux - Ci-dessous : Robert Hainard, loups, ourson -

FIN

POUR ALLER PLUS LOIN...

Directive régionale d'aménagement 2006 Plateau landais

Guide de l'eau dans les Landes

Guide pratique d'utilisation des produits phytosanitaires à l'usage des communes - Conseil général des Landes

Service d'animation pour la gestion de l'espace RIVIERE - Conseil général des Landes

Du naturel dans nos jardins - Guide pratique - Conseil général des Landes

Note historique : La disparition du paludisme dans la France rurale et la régression des terres humides - Pierre-Olivier Fanica

L'oeuvre de Rousseau et ses liens avec la Révolution

Persée, Revues scientifiques : L'agriculture en Angleterre et en France de 1600 à 1800 - Contacts, coïncidences et comparaisons

Le Monde de Cathy - Récits 2015 - SOMMAIRE