Avec Faustine Bacchus, professeur-relais DAAC du rectorat de Bordeaux pour Abbadia, et Céline Davadan, chargée de mission culture et patrimoine pour l'académie des sciences - Rédaction : Cathy Constant-Elissagaray | Conférence Château-Observatoire Abbadia d’Hendaye Daniel Nahon |
Mercredi 21 septembre 2016 |
Ce texte est la transcription d'une conférence de Daniel Nahon d'après mes notes et l'enregistrement audio que j'en ai fait. Il s'agit donc d'un langage parlé, volontairement non modifié. Il est publié sur la Toile avec son accord. Toutes les illustrations sont issues de son diaporama gracieusement communiqué aux auditeurs qui l'ont demandé et elles sont propriété de Daniel Nahon.
Faustine Bacchus, professeur-relais de la Délégation Académique à l'Education Artistique et Culturelle (DAAC) du Rectorat de Bordeaux et professeur SVT au lycée Cantau, diffuse sur les Pyrénées atlantiques et sud des Landes l'information sur les conférences organisées au château-observatoire Abbadia par l'Académie des Sciences. Celles-ci sont gratuites, mais accessibles uniquement sur réservation. En tant que membre de la Société d'Astronomie Populaire de la Côte Basque, je suis systématiquement informée du programme, puisque l'association est partenaire de l'Académie des Sciences à Abbadia.
Le conférencier : Daniel Nahon est Docteur en Géologie appliquée au Génie civil et Docteur ès-sciences de l’Université d’Aix-Marseille. Il est un spécialiste des sols mondialement reconnu. Il a été professeur dans de nombreuses universités et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est un exemple de « citoyen du monde » puisqu’il a enseigné à l’Université d’Abidjan, l’Université de Poitiers, l’Université d’Indiana, à Yale, à São Paulo au Brésil, en Australie, et enfin plus récemment à l’université d’Aix-Marseille. Il est aujourd’hui encore Professeur émérite de l’Université Aix-Marseille 3, Professeur à l’Institut d’Etudes politiques d’Aix-en-Provence, Professeur à l’Institut Universitaire de France, chaire de Science du sol, Membre de l’Académie des Sciences du Brésil et Docteur Honoris Causa de l’Université Western Australia de Perth. Daniel Nahon a été, entre autres : Président du Centre en Coopération International de Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD) 1999-2003 ; conseiller du Ministre de l’Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie en 1999 ; Directeur général de la Recherche (MENRT) en 1997-1998 ; directeur du Laboratoire de Géosciences de l’Environnement de l’Université Aix-Marseille 3 ; Vice-président du Grand Programme de l’Institut National des Sciences de l’Univers (INSU-CNRS) “ Dynamique et Bilan Global de la Terre” ; Président du Comité National des Universités (35° section).
Bibliographie :
- Sauvons l’agriculture (Daniel Nahon, éditions Odile Jacob)
- L’épuisement de la Terre (Daniel Nahon, éditions Odile Jacob) : "Et si le véritable risque n'était pas le réchauffement climatique ? Et si c'était l'épuisement de la terre ? Comment nourrir dix milliards d'individus avec des sols surexploités ? Daniel Nahon sonne l'alarme. Les sols, soubassements féconds des civilisations humaines, s'érodent plus vite qu'ils ne se reconstituent. Ils sont la peau de la Terre. Les argiles, une poussière de minéraux, les recouvrent d'une fine pellicule. Et nous la sollicitons de plus en plus, jusqu'à la maltraiter. La Vie pourra-t-elle continuer à y puiser ses aliments ? Tel est l'enjeu crucial de ce livre qui nous rappelle que nous sommes avant tout des Terriens." -
- Avant de débuter sa conférence, Daniel Nahon recommande la lecture de « Pourquoi j’ai construit une maison carrée », de Jean Guilaine.
- Il signale aussi que la première et la dernière publication de Darwin sont sur les vers de terre. Le 1er novembre 1837, Darwin présente devant la Société géologique de Londres une petite contribution : On the formation of mould (« Sur la formation des sols végétaux ») …
« […] dans lequel il est montré que les petits fragments de marne, de cendres, etc. répandus en couche épaisse sur plusieurs prairies se retrouvent au bout de quelques années à quelques pouces de profondeur, mais tout en gardant le profil de la couche initiale. Ce plongement apparent d'objets superficiels résulte, comme Mr. Wedgwood de Maer Hall dans le Staffordshire m'en a suggéré au début l'hypothèse, de l'accumulation d'une grande quantité d'une terre très fine, qui est apportée constamment à la surface par les vers sous la forme de leurs excréments cylindriques. Ces excréments sont tôt ou tard étalés à la surface, et recouvrent tout objet resté à la surface du sol. J'ai donc été amené à la déduction que toute la terre végétale du pays est déjà passée de nombreuses fois par les voies digestives des vers, et y passera encore beaucoup. »
L'exposé de Darwin est publié tout d'abord en 1838, rédigé par un auteur inconnu, dans les Proceedings of the Geological Society of London, puis en 1840 par Darwin lui-même, dans une version retravaillée et complétée, dans les Transactions of the Geological Society. Une faute d'impression dans cette deuxième publication conduit Darwin à faire une petite communication en 1844 dans la Gardeners' Chronicle and Agricultural Gazette, sous le titre On the Origin of Mould. Le 10 octobre 1881, une année avant sa mort, paraît la première édition de l'article "La Formation de la terre végétale par l'action des vers de terre, avec des observations sur leurs habitudes (The Formation of Vegetable Mould through the Action of Worms, with Observations on their Habits)".
Après ce préambule, voici maintenant la conférence de Daniel Nahon.
" oui elle peut. Quelques petites erreurs bien sûr et c'est un langage parlé.... Argile est au féminin: cette argile
dans les roches mères un moment est écrit il y a peu de minéraux. Non dire "il y a peu d'autres éléments qui constituent les minéraux ( 1,5%)"
le plancton se dépose en sédiments et non pas entre des sédiments
J'ai relu très très vite. Il se peut que j'ai laissé passer d'autres erreurs de ce type.
Qu'elle spécifie bien que les diapos sont propriété de Daniel Nahon"
Conférence de Daniel Nahon. Ce qui est très important dans le sol, c’est l’argile. Si vous n’avez pas d’argile, vous n’avez pas de sol et vous n’avez pas d’argile si vous n’altérez pas les roches. Bien entendu, ce sont elles qui donnent le sol. Et si vous n’avez pas d’argile, vous n’avez pas de vie ni de biodiversité, du tout. On va voir pourquoi.
Le sol, peut-être pas chez nous mais dans les pays tropicaux, a une dimension historique. Le sol est né très rapidement sur Terre. Sur le schéma ci-contre, nous voyons que de 3,5 Ga (milliards d'années) à 2,5 Ga, les océans avaient encore une température de 70°C. La courbe rouge montre l’apparition de l’oxygène*, qui s'est produite à peu près à moitié vie de la Terre, vers 2,5 Ga. C'est cette progression de la quantité d'oxygène dans l'atmosphère qui a engendré la formation de grandes glaciations. Lorsque l’oxygène O2 a atteint la proportion de 10% des gaz de l’atmosphère, la vie a pu se développer sur les continents. C’était à l’Ordovicien, il y a 450 Ma (millions d'années), il y avait un grand continent dans l’hémisphère sud, avec deux petits continents isolés.
Probablement que dès l’apparition des bactéries dans la mer, celles-ci, avec le vent et les embruns, ont été projetées sur les rivages et se sont répandues sur la terre ferme. La vie a pu se développer hors des océans parce qu’il y avait des sols et de quoi se nourrir. Ces sols existent depuis longtemps. Dès que les premiers végétaux arrivent et s’adaptent aux continents, il y a des symbioses qui se créent rapidement avec des bactéries. Au début, il y a des végétaux cellulaires, puis des végétaux vasculaires. Rapidement la vie se développe, les insectes apparaissent, puis d’autres êtres vivants et le sol prend une autre tournure. Au Carbonifère (358,9 ± 0,4 à 298,9 ± 0,2 Ma), par le phénomène de la photosynthèse, la fossilisation de la matière organique (formation de charbon et de pétrole), l’altération chimique des minéraux silicatés de la chaîne hercynienne à une basse latitude au climat chaud et humide, le gaz carbonique (dioxyde de carbone) CO2 est pompé de l’atmosphère, son taux chute, il y a une baisse de l’effet de serre (Courbe GEOCARB III).
A l’Eocène, il y a 60 Ma, l’Europe est un chapelet d’îles. C’est la fin des dinosaures et la période la plus chaude que l’on ait connu à la surface de la Terre. La courbe en vert du schéma ci-dessous montre un optimum à l’Eocène qui dure 5 à 7 Millions d'années, et engendre la formation de toutes les grandes altérations des pays tropicaux (terres rouges en Afrique et en Asie qui peuvent avoir jusqu’à 300 m d’épaisseur). La bauxite dont on extrait l’alumine date de cette époque. La température des océans aux pôles est alors de 8 à 10° plus élevée qu’aujourd’hui, il y a des palmiers, des crocodiles dans les mares et les rivières. Le niveau de la mer est alors à +170 m par rapport à aujourd’hui. Ces vieilles altérations Eocène, on les trouve dans les pays tropicaux ou encore dans les pays arides sous forme de reliques (ci-contre). Voici (ci-dessous) une vue des horizons A et B (oxisol) de ces grandes profondeurs de latérite (argile rouge), en zone équatoriale humide d'Indonésie, et qui continue toujours de fonctionner : les sols formés il y a 60 Ma continuent à vivre aujourd’hui.
Si on veut comprendre les sols des pays tempérés, il faut faire un bond temporel à la dernière glaciation, il y a 20 000 ans. Les sols des pays tempérés sont alors recouverts d’une calotte glaciaire. La limite des banquises (en pointillé rouge) n’était pas beaucoup plus importante qu’elle ne l’était encore il y a quelques années (pointillé bleu). Mais les glaces recouvraient une grande partie de l’Europe septentrionale et une grande partie de l’Amérique du Nord, puisque les masses continentales sont essentiellement dans l’hémisphère nord. La ligne noire correspond à la limite des sols gelés toute l’année. C'était la situation il y a à peu près 22 000 ans. Puis, il y a 20 000 ans, le dégel commence à apparaître et les glaciers fondent. Ce faisant, ils agissent comme de véritables rabots, pendant une dizaine de milliers d’années ils rabotent les sols, et toute l’Europe du Nord se retrouve dépourvue de sol, tous les sols de la zone périglaciaire sont dégagés comme de vulgaires copeaux par le dégel, par la débâcle. Donc tous les sols des pays tempérés sont des sols jeunes, peu épais, ils font entre 50 cm et 1 m au maximum, c’est-à-dire que ces sols là, dont on voit ici la base (ci-contre), sont des roches altérées avec une argile brune qui est une argile mélangée avec de la matière organique. Ces sols peu épais, ce sont ceux que nous cultivons. Ils ne sont pas vieux, ils ont 18 000 ans, et donc vous allez voir qu’il faut les protéger, et on ne les protège pas trop.
Après cette rétrospective historique, je vais vous expliquer comment se forme un sol, combien de temps il faut pour former un sol et puis on ira voir ce qu’a fait l’agriculture depuis au moins un siècle. La croûte continentale est composée à 95% de roches silicatées (ex. granite). Qu’est-ce qu’il y a le plus dans ces roches ? 46% d’oxygène, un atome assez gros, 1/3 des petits atomes est composé de silicium (28%) et le reste se trouve dans des proportions moindres (aluminium, fer, calcium, sodium, potassium, manganèse). Il y a peu d'autres éléments qui constituent les minéraux ( 1,5%). Si on veut se représenter les roches, on peut les imaginer comme un agrégat de balles d’oxygène au milieu desquelles il y a de petits atomes liés par des forces plus ou moins importantes. L’altération des roches par l’eau, ce sera la dissociation de ces liaisons et la libération des atomes. Pour cela, il faut du temps. Voilà (ci-dessus) une roche mère vue au microscope : vous reconnaissez des plagioclases (minéraux silicatés, tectosilicates de la famille des feldspaths), du mica, du quartz. Ces roches vont être soumises à l’érosion par l’eau de pluie qui s’insère dans les fissures. Les molécules d’eau formées de deux atomes d’hydrogène liés à un atome d’oxygène comme deux petites oreilles de Mickey s’allient par 4 ou 5 qui glissent les unes sur les autres sans arrêt, ce qui fait que l’eau est liquide. Cette eau va pénétrer dans la roche par toutes ses craquelures. Vous savez que les roches ont été soumises à la tectonique, au refroidissement, au réchauffement, donc elles ont toutes des fissures microscopiques par où vont pénétrer les molécules d’eau. Voici un exemple de ce que cela pourrait être : une fissure dans un feldspath de quelques milliardièmes de mètres, l’eau est de l’ordre de l’Angström. On voit l’eau qui pénètre dans la fissure, les petits atomes d’hydrogène de l’eau sont attirés par les grands atomes d’oxygène contenus dans la structure de la roche. Les petites molécules d’eau pénètrent dans le cristal et vont remplacer les ions qui sont mal attachés aux molécules d’oxygène, tels que le sodium, le potassium, le calcium, le magnésium, et tous ceux-ci vont être éjectés et vont se retrouver emportés par le flux de molécules d’eau à l’extérieur. Et quand les ions silicium eux-mêmes se trouvent libérés par affaissement de la structure, à peine sortis ils se recombinent avec des molécules d’oxygène, et vont constituer un autre type de minéral qui s’appelle l’argile. Elle résulte donc de la dissolution de la roche-mère et sa précipitation pour constituer une argile. L’argile a une structure en nid d’abeilles. Ci-contre, minéral parental altéré et argile (smectite) précipitée.
Ces argiles sont des phyllosilicates ou silicates en feuillets (sandwichs minuscules) : entre deux couches de tétraèdres de silicium (silicium lié à l’oxygène) s’insèrent des octaèdres de calcium, potassium, phosphore et autres minéraux. Tous ces feuillets d’argile sont reliés les uns aux autres par diverses autres molécules ou atomes qui viennent se mettre par-dessus ou entre les feuillets et c’est toutes ces molécules complexes, organiques ou pas, qui vont constituer les nutriments de cet argile. Et c’est grâce à ces nutriments que la végétation va pouvoir se développer sur le sol. Voilà comment un granite, très dur, passe progressivement, par altérations successives, à un sol argileux. Il contient encore quelques reliques de minéraux non altérés : c’est la fraction sableuse du sol. Quand vous voulez avoir un bon sol, il faut beaucoup d’argile et un peu de cette fraction sableuse qui augmente la perméabilité du sol. Lorsque le processus aboutit à une couverture végétale uniforme, on peut distinguer l’horizon A, qui est organique, qui vient de la dégradation des débris que la végétation laisse à chaque saison, l’horizon B, argileux, et l’horizon C, qui est la transition avec la roche pure, c’est-à-dire l’horizon d’altération.
Exemple. Sur l’île de la Réunion, il se produit des coulées basaltiques depuis un million d’années. C’est un point chaud. Sur une coulée récente, vous ne trouvez pas de végétation. Dès que la coulée est un peu plus vieille, vous voyez apparaître des lichens (associations de champignons et de cyanobactéries), puis les premières fougères. La première colonisation végétale d’une coulée de lave débute au bout de 10 ans, mais il faut attendre un million d’années pour que la lave soit entièrement recouverte de végétation.
Voilà résumée la formation du sol. C’est un système complexe qui est à la limite entre l’atmosphère, la lithosphère et la biosphère. Sur le schéma ci-dessus sont résumés tous les cycles qui entretiennent ce sol (actuel bien entendu). C’est un système qui s’autorégule et qui fonctionne depuis 450 Ma. Les fluctuations climatiques viennent modifier ces sols, la végétation, l’érosion, mais tous ces facteurs sont naturels.
Qu’est-ce qui caractérise les sols et leur fertilité ? Dans les pays tempérés, l’altération n’a fonctionné que depuis moins de 20 000 ans, donc les sols ne sont pas épais, leur fertilité est due à l’argile et surtout à la matière organique issue de la dégradation de la végétation. Voilà par exemple un sol de région tempérée où l’horizon organique est très important. En revanche, si nous allons dans les pays tropicaux, nous voyons que la végétation est luxuriante, mais les horizons humiques, noirs, sont presque inexistants. Ce qui fait la force de ces sols là, c’est essentiellement l’argile. C’est elle qui porte les nutriments, la matière organique est dégradée très vite, elle est entraînée en profondeur où elle est captée par les argiles.
On va essayer de comprendre cette argile. En Afrique, la latérite ("brique" en latin) est un matériau toujours humide. Mise entre 4 planches à sécher, les oxydes de fer cristallisent en surface et rendent la brique très dure, ce qui en fait un très bon matériau de construction. Cette latérite peut être coiffée par des terrasses ferrugineuses ou par des bauxites, suivant les conditions physico-chimiques qui ont prévalu à leur formation. L’argile, c’est le sol, ce n’est plus de la roche. Les termites, les bactéries l’habitent jusqu’à 100 m de profondeur. La vie est là, il ne faut pas se limiter aux horizons de surface. Le sol est un tout, c’est un système qui s’autorégule. A joue sur B, B joue sur C, mais C a toujours une rétroaction sur A, le meilleur exemple étant justement l’effet de serre.
Alors, on retrouve ces feuillets d’argile, les tétraèdres en jaune, l’octaèdre en marron, et puis ici une surface entre les feuillets, puis une autre qui s’empile, et l’ensemble de ces empilements s’appelle une cristallite d’argile. Cet empilement peut être régulier, il peut être translationnel, ou il peut être turbo-stratique, et cela peut expliquer beaucoup de choses. Ces cristallites vont s’agencer entre elles, et voilà ce que cela donne : voilà des cristallites bien ordonnées qui s’agencent entre elles en libérant des vides entre elles. Pour des argiles confluentes, elles s’insèrent feuillet par feuillet en libérant un vide par où l’eau va pénétrer et quelquefois il est assez difficile de retirer cette eau, c’est la succion des végétaux qui va réussir à l’extraire. Mais il y a aussi une eau qui pénètre et va s’insérer dans les feuillets (hydratés) : les molécules d’eau entourent les gros cations, ions chargés positivement (verts), qu’elles hydratent à raison d’une à trois molécule d’eau par cation. En réalité, pour les puristes, il ne s’agit plus exactement d’eau, mais de molécules dont la structure ressemble à celle de la glace. Ce phénomène provoque le gonflement de l’argile. Dans les périodes sèches, ces molécules vont être éjectées, l’argile se rétracte. Cette alternance va donner au sol une structure, très importante dans la stabilité du sol. Voilà par exemple (ci-contre) un type de vertisol de structure prismatique, mais elles peuvent être divisées en plus petit, ces prismes sont eux-mêmes constitués d’autres agrégats, et ainsi de suite. C’est important pour la végétation, parce que les racines vont courir entre les prismes. Ces prismes, lors des périodes sèches, forment des craquelures en surface. Quand il pleut, ces prismes bougent, et donc le vide qui est là un jour n’y sera plus le lendemain. Les racines seront insérées dans le prisme. Donc les végétaux sont toujours prêts à recevoir de la nourriture de l’argile parce qu’ils ne vont pas seulement dépendre de cette argile qu’il y a autour puisque cette argile bouge sans arrêt.
Alors, le sol est un système global dont dépendent plusieurs paramètres importants : - D’abord la nourriture des hommes : est-ce qu’on va avoir suffisamment de nourriture pour une population mondiale en croissance ? - Ensuite la nourriture des animaux et enfin des végétaux et c’est pour cela qu’il y a eu l’agriculture. - Toute la biodiversité : ne pas oublier celle qui est dans les sols, dont on ne parle jamais. - L’eau douce continentale, élément fondamental. - L’énergie : si on abandonne le pétrole, toute l’agriculture en sera chamboulée. - Le climat. - Les paysans.
Changement d’occupation des sols : fin XIXe, mais surtout depuis la deuxième moitié du XXe siècle, l’utilisation du pétrole va engendrer l’explosion de l’agriculture : mécanisation, désenclavement des régions, spécialisation des régions, transport des productions, agriculture extensive et intensive, changement de l’agriculture traditionnelle des sols. La surface des terres cultivées croît de 15%, les rendements augmentent de 75%, la consommation moyenne par habitant et par jour va s’accroître de 30%, et en un siècle, la durée moyenne de vie augmente de 25 ans dans les pays occidentaux. Il a fallu auparavant 1000 ans pour obtenir de tels effets, maintenant, c’est un siècle.
Alors les sols, dans quel état sont-ils et est-ce qu’on en a assez ? Sur 75% de terres émergées couvertes par des sols, il n’y a que 22% de terres arables ("tillable, tilled soil" en anglais sur le schéma), soit 2,5 milliards d’hectares. Ce n’est pas beaucoup. Dans ces 22%, tous n’ont pas une même fertilité et les autres sols sont sur des pentes trop raides, sous des climats trop secs, ou trop froids, le sol est parfois trop mince, on ne peut pas l’utiliser, donc on s’en sert en pâturage, les sols sont trop pauvres ou trop humides.
Aujourd’hui, il y a 1600 Millions d’hectares consacrés à l’agriculture, 3500 en prairie pour l’élevage, et une mauvaise utilisation des sols a déjà détruit 300 millions d’hectares. Chaque année, on dégrade entre 10 et 20 millions d’hectares de sols. Selon diverses estimations (INRA, Nahon...) nous avons une réserve d’environ 600 millions d’hectares, mais depuis les crises alimentaires de 2008, les gens se ruent sur les forêts pour créer des terres arables, à raison de 15 millions d’hectares par an, alors qu’avant c’était de l’ordre de 2 millions d’hectares par an. Avec cette course aux sols arables, on va rapidement arriver à ces 600 millions d’hectares.
Que fait-on de ces sols ? Comment les maltraite-t-on ? Pourquoi perd-on entre 10 et 20 millions d’hectares par an ? Par la pollution chimique, qu’il s’agisse de métaux lourds, de rejets des mines, les ordures, les radionucléides (Tchernobyl), par la stérilisation des sols, la salinisation des sols qui rend les sols entièrement improductifs, ou encore la perte de biodiversité du sol qui n’est plus naturellement productif, ou la destruction pure et simple par l’érosion ou l’urbanisation. - Maintenant, en Australie par exemple, lorsqu’on débute l’exploitation d’une mine, on enlève le sol, couche par couche, et on le met de côté. On exploite la mine, et pendant ce temps on fait pousser des arbres dans une pépinière. Quand la source est épuisée, on essaie de reconstituer le sol et de replanter les mêmes espèces qu’avant les travaux d’extraction. Il y a donc une certaine prise de conscience et des efforts qui sont faits parfois pour reconstituer le milieu qui a été détruit. -
L’érosion débute par la destruction du sol. On déboise à peu près la valeur de 1% de la forêt mondiale, 14 millions hectares/an (l'équivalent de la surface actuelle de forêt française). Les vitesses d’érosion sont augmentées parce qu’on fait des labours. En effet, labourer est préjudiciable aux sols. L’érosion court partout, même sur des modelés relativement plats. Cette érosion peut prendre, dans les pays où il pleut beaucoup et où on a déboisé, cet aspect (photo ci-dessus). Vous avez un petit chemin qui sert, au cours d’un orage violent, de rigole, et au bout de 10 ans, vous vous retrouvez avec une ravine comme ça. Toute l’argile du sol part. Où part-elle ? dans les rivières, avec tous ses nutriments, et elle se dépose sur le fond. En France, on avait des lits de 2 m de profondeur, qui n’ont plus aujourd’hui que 20 cm de profondeur. L’eau coule toujours, mais le lit est fait d’argile. Quand il arrive des pluies exceptionnelles, vous avez tout de suite des inondations qu’on attribue tout à fait à tort au réchauffement climatique, alors qu’elles sont dues à l’érosion des sols.
Les élevages sont intensifs finalement. Pour 7 milliards d’habitants sur Terre, il y a à peu près 21 milliards d’animaux domestiques qu’il faut nourrir ! Là aussi on a des érosions par piétinement et pâturage excessif. Maintenant, on enferme les élevages dans des bâtiments, on ne les emmène plus sur les pâturages.
Quelles sont ces vitesses d’érosion ? Pour à peu près 20% des sols cultivés, l’érosion est supérieure à 20 tonnes de sol/ha/an, qui peut aller jusqu’à 250 tonnes/ha/an : c’est énorme ! En 10 ans, on se retrouve avec la roche à nu. Pour 50% des sols cultivés, l’érosion est entre 7,5 et 20 t/ha/an. C’est encore énorme. Enfin, pour un tiers des sols, l’érosion est inférieure à 7,5 t/ha/an. Or, si l’on veut comparer à l’érosion naturelle, celle-ci est inférieure à 0,5 t/ha/an. Cela signifie que l’homme est devenu le plus important agent d’érosion sur Terre. Et quand on parle du sol, on ne parle pas des carrières et de tout le reste.
Si vous prenez un sol avec une érosion très modérée, de l’ordre de 3 t/ha/an, cela correspond à une petite partie des sols. Pourtant la perte de ce sol correspond à 25 kg de carbone organique, 10 kg d’azote organique, qu’il va falloir remplacer, 3 kg de phosphore, 10 kg d’ions échangeables, qui sont indispensables. Quand vous analysez un végétal, vous y trouvez le potassium, le magnésium, la silice... On perd jusqu’à 25% des engrais qui ont été ajoutés, et jusqu’à 40% des pesticides. Tout çà, çà va où, dans les rivières et les océans. C’est pour cela que souvent on constate une eutrophisation des cours d’eau et du littoral : l’engrais profite aux végétaux qui s’y trouvent et il se produit une profusion d’algues. En outre, on analyse aujourd’hui qu’il y a dans les océans plus de 25 000 molécules qui proviennent des pesticides, des engrais, des médicaments.
Un sol se construit doucement, aux dépens de la roche : 50 mm en 1000 ans. L’érosion humaine se produit de 10 à 100 fois plus rapidement, le front d’érosion du haut avance plus vite que celui du bas. Cela signifie que dans nos pays tempérés, on calcule que dans 1000 ans, la plupart des sols n’existeront pratiquement plus. On gagnera des sols par le dégel, au Canada ou en Sibérie, mais dans nos pays tempérés, si nous continuons à travailler le sol comme nous le faisons, c’est ce qui nous attend. Cette évolution est lente à l’échelle humaine, nous ne la voyons pas, mais à l’échelle de 1000 ans, cela se verra terriblement.
Urbanisation. Aux USA, 100 m²/s de sol disparaissent par l’urbanisation. En Chine et au Brésil, le rythme est de 500 m²/s. Le développement urbain conjugué des USA et de la Chine représente 5 fois la superficie du Danemark. Le premier c’est 60 fois, le second 320 fois le rythme d'urbanisation de la France, sachant qu’en France, tous les 10 ans on urbanise l’équivalent d’un petit département français comme les Bouches-du-Rhône.
4) L’eau douce sera nécessaire pour doubler le rendement agricole. Aujourd’hui, 20% des terres cultivées qui sont irriguées produisent ainsi 3 fois plus. On dit toujours çà, mais c’est sans compter sur l’appauvrissement du sol. Aujourd’hui, 20% des terres cultivées produisent 40% de la nourriture et l’eau douce qui est prélevée dans les nappes phréatiques et dans les fleuves est évaluée à 800 milliards de m3, soit 10 fois le débit annuel du Nil. En 2050, compte tenu de l’augmentation de la population, il faudrait augmenter la production d’environ 70%, il faudrait multiplier par 5 cette irrigation, soit l’équivalent de 50 Nil par an. C’est énorme, et déjà aujourd’hui vous avez plein de fleuves (fleuve Jaune, Indus, Niger) qui n’arrivent pas en période d’étiage jusqu’au delta.
Les scientifiques, les économistes ont considéré qu’il n’y a pas que l’eau qu’on voit couler. Ils analysent l’eau virtuelle, c’est-à-dire combien il faut utiliser d’eau (y compris de pluie) pour élever un animal domestique, bœuf, porc, poulet jusqu’à ce qu’on l’utilise comme nourriture. C’est intéressant parce que l’on voit ainsi que pour produire 1 kg de viande de bœuf, il faut utiliser entre 15 et 20 000 litres d’eau, pour 1 kg de porc, 4 900 litres d’eau, 1 kg de poulet, 3 900 litres d’eau. Chaque tasse de café, c’est à peu près 140 litres d’eau !
On dit que 73% de l’eau douce sont consacrés à l’agriculture (pour les produits que nous consommons), donc si l’on veut faire des économies d’eau, c’est dans ce secteur qu’il faut se concentrer. Mais pour les produits commercialisés, les produits industriels utilisent 3% d’eau, et les produits agricoles, 13% d’eau supplémentaire, donc l’eau utilisée pour l’agriculture jusqu’à notre assiette représente 86% de l’eau douce.
Biodiversité : un sol, c’est vivant, mais essentiellement dans les 30 premiers centimètres. On peut estimer le poids vif dans cette épaisseur de sol à 8 tonnes/hectare (= 500 moutons). Cette vie est là car il y a des minéraux argileux et de la matière organique. Qu’est-ce qui maltraite cette vie ? Le labour qui engendre l’érosion, les monocultures (baisse de 40% de la biodiversité) et les intrants chimiques de toutes sortes, engrais et pesticides (baisse de 80% de la biodiversité en additionnant avec l'effet des monocultures). Exemple, lorsqu’on a un sol en culture permanente, 20 ans après son déboisement il n’y a plus de carbone organique dans le sol, alors que dans une pâture, on constate un enrichissement en carbone organique.
Il y a environ 300 000 végétaux connus, 100 000 espèces utilisées par l’homme et 30 000 comestibles, dont 7 000 sont utilisées comme nourriture dans le monde, 120 sont importantes à l’échelle nationale, 30 fournissent 90% des calories alimentaires et 3 en fournissent 60% (riz, blé, maïs).
Question à D. Nahon : Vous dites que s’il y a de l’élevage, on dépense beaucoup plus d’eau, mais en revanche, les sols sont mieux préservés si on pratique l’élevage ? – Réponse : Pourquoi laboure-t-on un sol ? Pour aérer le sol, pour mettre de l’oxygène dans le sol. La matière organique contient du carbone C, de l'hydrogène H, de l'azote N et de l'oxygène O. Lorsque vous oxydez le sol, le carbone donne du gaz carbonique CO2 qui part dans l'atmosphère, l’azote donne du protoxyde d'azote (également appelé oxyde nitreux) N2O*, également volatile. Donc, tous les composants de la matière organique, en les oxydant par l’effet du labour, se convertissent en gaz qui passent dans l’atmosphère et ne restent pas dans le sol. En plus, les engins de labour peuvent casser la structure du sol et engendrer des phénomènes d’érosion. La structure est garante de l’érosion. Quand vous êtes en pâture, vous avez une vie dans le sol qui régulièrement l'enrichit en carbone et vous avez des animaux qui l'enrichissent aussi par leurs déjections. Les plantes et animaux morts sont dégradés par les bactéries sans lesquelles le sol serait jonché de cadavres.
* Note : C'est un puissant gaz à effet de serre qui subsiste longtemps dans l'atmosphère (environ 120 ans.) Selon le GIEC15, son potentiel de réchauffement global à 100 ans est égal à 298, c'est-à-dire qu'il contribue 298 fois plus au réchauffement climatique qu'une même masse de CO2 émise en même temps pendant les 100 ans qui suivent leur émission. Il est en partie responsable de la destruction de l'ozone. En France, l'agriculture contribuerait à 86% des émissions de N2O provenant essentiellement de la transformation des produits azotés (engrais, fumier, lisier, résidus de récolte) dans les sols agricoles. Le N2O est un gaz incolore et ininflammable, stable dans les basses couches de l'atmosphère mais décomposé dans les couches plus élevées (stratosphère) par des réactions chimiques impliquant la lumière du soleil.
Des études scientifiques ont montré que les monocultures font diminuer de 40% la biodiversité. Si vous ajoutez à ces monocultures les pesticides, c’est 80% de la biodiversité qui disparaît dans le sol. Lorsque vous regardez les forêts aui entourent ces monocultures, c’est sûr qu’elles doivent avoir aussi des dégâts, indirectement, faute par exemple d'oiseaux consommateurs de vers de terre. Il y a toujours des liens et des conséquences si dans une région vous changez la biodiversité. Même si les agriculteurs réservent des bandes d'herbe autour de leurs champs, vous influez sur les abeilles, les pollinisateurs...
On s'est rendu compte depuis les années 1990 qu'on perdait dans la production mondiale. L’INRA a fait plusieurs études, ils ont ajouté de l’eau pour augmenter la productivité, ils ont ajouté des engrais, mais cela n'a pas augmenté la productivité, des pesticides pour prévenir les maladies, mais cela n’a pas augmenté la productivité, les rendements à l’hectare continuaient de baisser. Ainsi, dans le monde, on a 4% de production de maïs en moins (= production du Mexique où est né le maïs), -6% de blé (= production de la France). Donc on a une population qui augmente et des productions qui sont de moins en moins fortes. Et en plus, l’agriculture consomme 4 fois plus d’énergie que l’industrie, alors que nous avons un problème de ressources énergétiques, que le prix du baril de pétrole s’envole au point de rendre rentable l'extraction de pétrole sous les fonds marins dans le golfe du Mexique, et l'exploitation des gaz de schiste.
Mais les gens disent qu’il faut recommencer à étudier les biocarburants, parce que, qu’est-ce que c’est que le pétrole, c’est du plancton mort, qui se dépose entre des sédiments, pourrit et se transforme en huile, en pétrole. On cherche des procédés plus rapides en prenant des végétaux que l’on va transformer en pétrole ou en huile. Les biocarburants sont ainsi produits à partir d’oléagineux, d’huile de palme ou de canne à sucre, voire de blé, d’orge, pour donner soit de l’éthanol, soit des biochimies.
En 2005, les biocarburants représentaient 43 millions de tep*/an (éthanol 90%, à partir de maïs et de canne à sucre). Pourquoi le choix de cette année 2005 ? Parce que les Etats Unis ont émis une loi, un acte, qui stipulait qu’on devait mettre 10% d’éthanol dans l’essence. En France, on a presque 10% d’éthanol également à la pompe. Toute la crise de 2008, 2009 est due à cette pratique. Ces biocarburants représentent 5% de la production mondiale de céréales (17% de plantes sucrières, betterave et canne à sucre, 9% d'oléagineux, tournesol, colza), soit 28 millions d’hectares et 6% des surfaces cultivées. L’agence internationale de l’énergie préconise d’atteindre 3,5 milliards de tep/an, soit une multiplication par 80 dans les années qui arrivent pour avoir plus de biocarburants.
*tep : tonne d'équivalent pétrole
C’est un peu meurtrier et catastrophique (« un faux nez »), parce que cela a été étudié d’une manière simple : on prend un biocarburant, on prend un litre de pétrole, et on regarde ce qu’il libère comme CO2. Malheureusement, dans la nature c’est différent. Si on veut faire un biocarburant, il faut couper de la forêt, labourer, utiliser des engins agricoles, arroser, mettre des engrais, des pesticides, au détriment de la biodiversité, et des études sont sorties récemment qui ont montré que c’est tout l’inverse : pendant 30 ans, avec les biocarburants, on augmente de 400% la production de CO2. C’est pour cela que depuis un an, en Europe, on se calme. Si on regarde en scientifique le système dans son ensemble, ce n’est plus du tout le même bilan que l'on trouve, par rapport à la comparaison entre un litre de biocarburant et un litre de pétrole que l’on fait brûler pour voir combien de CO2 s’échappe.
Passons au climat. Ce schéma est le bilan du CO2. En vert, c’est la contribution du sol et de la végétation, qui a été minimisée à la COP 21 (21st Conference of the parties) : on ne veut pas déranger les agriculteurs qui sont dans une très mauvaise passe. Il n’y a plus que 2,5 millions d’agriculteurs en France (très grosse chute d’effectifs, il y a quelques années, ils étaient 4 millions et au XIXe siècle, ils représentaient la moitié de la population). Il faut savoir comment les bactéries et les végétaux supérieurs contrôlent le CO2 et le cycle du carbone et de l’azote. Quand vous remplacez une forêt par une culture agricole, vous libérez 1000 tonnes de gaz carbonique par hectare, et quand il s’agit d’une prairie transformée en champ, ce sont 300 tonnes de gaz carbonique à l’hectare qui sont libérées. Quand vous détruisez 1% de matière organique d’un sol, il faut la compenser par des engrais et cela vous coûte presque 2000 $, rien que ce geste, d’avoir labouré et de n’avoir sacrifié qu’un pour cent de matière organique. On voit du point de vue économique que l’agriculture (telle qu'elle est pratiquée) est une aberration.
Pour l’eau, on fait des sondages profonds, on fait des barrages, on transporte l’eau avec un fort taux d’évaporation, on arrose, en plein été souvent (maïs), on lessive des sols les pesticides qui vont polluer les rivières, etc. On peut s’imaginer combien coûte le litre d’eau en économie vraie. Et quand vous comparez avec ce qu’on paye en agriculture, c’est une économie négative. Les gens ne se rendent pas compte des pertes de carbone : elles alimentent l’industrie chimique qui veut vendre ses engrais. Les gaz* à effet de serre émis par l’agriculture ont augmenté de 25% en 15 ans et on estime que l’azote et le méthane sont essentiellement fournis par l’agriculture.
* Note : Le PRG, pouvoir de réchauffement global, permet de comparer les gaz à effet de serre entre eux : il sert à estimer, pour un kg de gaz donné, combien de fois plus ce gaz contribuera à l’effet de serre par rapport à un kg de CO2, sur une période donnée. Le plus utilisé est le PRG à 100 ans. Par exemple, l'émission dans l'atmosphère d'1 kg de gaz avec un PRG de 28 à 30 comme le méthane CH4 aura le même effet à 100 ans sur le climat que l'émission de 28 kg à 30 kg de CO2. Pour le protoxyde d’azote N2O, le PRG est de 310.
Les paysans. Les 925 millions de sous-alimentés en 2010 sont essentiellement des paysans. C’est incroyable ! Ce sont ceux qui produisent la nourriture qui crèvent de faim. Imaginez une seconde que vous ayez une usine. Elle a de plus en plus de clients, vend de plus en plus de produits, comment pouvez-vous imaginer qu’elle va faire faillite ? C’est impossible ! Eh bien l’agriculture, c’est ça. Vous avez de plus en plus de gens à nourrir, vous produisez de plus en plus, et les paysans ne s’en sortent pas. L’agriculture est vraiment au cœur de tous ces problèmes.
Il faut changer de type d’agriculture. Les labours sont toujours dans le sens de la pente, ce qui veut dire que quand il pleut, vous êtes sûr d’avoir une érosion importante et d’emmener de l’argile à la rivière. La première des choses à faire et de suivre les courbes de niveau. Les agriculteurs questionnés répondent que ce n’est pas possible, que le tracteur va se renverser, alors qu’il suffirait d’inventer un appareil qui ne verse pas. Ils disent aussi « ailleurs c’est possible, mais ici non ». Que ce soit aux USA ou en Chine, c’est possible. On a une emprise culturelle considérable dans nos sociétés, on ne prend jamais de risque, on ne tente jamais l’aventure. Il faut arrêter de labourer et il faut faire du non labour. Qu’est-ce que c’est ? Quand on vient de finir de récolter, on laisse les végétaux sur place, on passe un disque, derrière on sème et on referme aussitôt. En Amérique du sud, 30% de l’agriculture est en non labour, aux USA 20%, au Canada 25%, en Australie 25%, en Europe, 1,5%, en France, 0,5%. En France on ne bouge pas, mais on ne connaît plus le sol. Quand on demande aux agriculteurs : votre sol, de quoi il est fait ? En Afrique, ils se baissent, ils prennent une poignée de sol et l’effritent, ils voient l’humidité et disent, là, on peut semer. Ils ont gardé encore ces traditions.
Alors ça sert à quoi le non labour ? Voilà deux sols, un qui a été labouré, et un qui n’a pas été labouré. La température à la surface du sol est pratiquement le double sur le sol labouré, donc il y a une perte par évaporation de l’eau contenue dans le sol qui est considérable. Voici du soja sur un sol non labouré. Cela préserve la structure du sol, l’érosion diminue énormément et rejoint presque l’érosion naturelle, sur les pentes, c’est spectaculaire, l’érosion est arrêtée pratiquement et en plus, on travaille moins le sol, on décroît de 40% les heures de tracteur, donc on économise de l’énergie.
L’argile. On se sert d’argile pour amender. Ici, on se sert d’un ancien cône volcanique argileux transformé en carrière, dans ce pays d’Amérique du Sud, pour amender les sols. On remet de l’argile parce qu’on sait qu’elle est nutritive. Même en France, des coteaux couverts de vignobles sont amendés à partir de carrières d’argile qui est épandue sur les cailloux.
Et la vie dans le sol est importante, c’est elle qui entre dans le cycle du CO2 et de l’azote. Dans un cm3 de sol, il y a un milliard de bactéries, ce sont des usines, ce sont elles qui dégradent les végétaux et rendent la matière organique assimilable par les plantes. Si vous enlevez 40% des bactéries, vous diminuerez d’autant les nutriments. Voici une expérience qui a été faite dans l’Etat du Tamil Nadu, en Inde. Le thé est cultivé depuis un siècle sur des latérites parce qu’elles sont riches en aluminium, un métal qui peut être toxique pour beaucoup de plantes, mais pas pour le thé. Dans cet Etat, la production a chuté. Deux universités, Pierre et Marie Curie et l’université de Sambalpur, ont décidé d’introduire des vers de terre d'une espèce commune aux régions tropicales et, pour les nourrir, de laisser sur le sol des résidus de la taille des théiers associés à du compost. Le résultat fut spectaculaire. Après trois ans seulement, la production de feuilles de thé augmenta de 35 à 240% et la rentabilité des exploitations s'accrut de 28 à 260%. Le sol n’était plus vivant, ne produisait plus de nutriments. En introduisant de la vie, on a réussi au bout de trois ans à obtenir ce retournement de tendance spectaculaire. Alors effectivement, quand on regarde un ver de terre, on comprend. Il y a 10 millions de vers de terre par hectare dans une prairie (moins dans une forêt, qui est plus acide – si on met du phosphore, de l’azote, qui se transforment en acide nitrique et acide phosphorique, cela diminue le nombre de vers de terre, de même que la présence de cuivre, beaucoup utilisé en agriculture biologique, qui modifie la faune terrestre). Les vers mangent jusqu’à 90 tonnes de matière organique par hectare et par an et remuent environ 200 tonnes de terre par hectare et par an. Ce sont de véritables charrues biologiques. Quand le sol est vivant, on voit les vers de terre. Il y en a trois sortes : en surface, en profondeur et au milieu.
En Afrique, on remarque la présence des termitières. Moi, j’ai été étonné quand je suis allé en Afrique, car j’ai vu des sols pauvres, lessivés par des pluies diluviennes, et je me suis dit, comment peut-on avoir des forêts luxuriantes comme ça ? Que mangent ces plantes ? Je suis allé voir ces termitières et j'ai constaté qu’elles sont pleines de minéraux que les termites vont chercher en profondeur et qu’elles remontent à la surface. Avec la pluie, ces minéraux se répandent.
Sur cette autre photo on voit une latérite surmontée d’une cuirasse ferrugineuse d’un mètre à un mètre cinquante d’épaisseur, qui nécessite deux mois de travail à des ouvriers pour être percée afin de réaliser un profil de sol. Et vous voyez pourtant qu’une forêt se reconstitue, que de l’herbe apparaît grâce à ces termites qui répandent la terre et vont chercher l’argile et les minéraux qui vont avec. Quand vous analysez cette terre qui est au-dessus, elle est riche en tout, en potassium, en phosphore, en calcium, en magnésium, en silicium. Grâce à ce système-là, les latérites vivent.
Les Brésiliens, de même, prennent de la roche broyée qu’ils épandent et ils constatent que les rendements augmentent énormément. Voici sur ce schéma la comparaison entre la production sur le sol de latérite sableux, relativement pauvre (en bleu) et celle obtenue après ajout de farine calcaire dolomitique (jaune), et celle avec la farine de basalte (rouge).
A Madagascar, on compare sur un sol de latérite 5 années de labour avec 5 années de semis directs. Vous comparez le pourcentage de matière organique (M.O.) dans l’horizon supérieur de 10 cm (rouge) et inférieur de 20 cm (jaune), vous voyez tout de suite l’intérêt de faire du semis direct, la capacité d’échange (CEC) des argiles avec les végétaux qui augmente considérablement, et vous saturez vos argiles à 100% avec des nutriments, des minéraux (calcium, phosphore...).
Dernière expérience, celle montrée par Uphoff, de l’université de Cornell, vous prenez un sol qui a subi des engrais, des pesticides, qui a été lessivé, mais un sol sans rien et vous faites germer une plante. Vous voyez au bout de quelques jours la germination apparaître, vous voyez déjà que le système de racines et la partie aérienne végétale sont déjà plus allongés. Au bout de quelques jours, le système radiculaire se développe très bien, de même que les tiges. Cette équipe de scientifiques a montré qu'en faisant dans ce sens là, la plante se portait beaucoup mieux, parce qu'elle pouvait avec ses racines attirer plein de nutriments et bien se nourrir. Et vous savez très bien, quand nous sommes bien nourris, nous attrapons beaucoup moins de maladies. Ces gens ont fait des expériences et ont pu dans certains cas supprimer tous les pesticides pour ce type de plante et les rendements ont été bien supérieurs. Ils ont fait une expérience à Madagascar, où le rendement était de 2 tonnes à l’hectare, et ils ont obtenu jusqu’à 12 tonnes par hectare et par an.
Nous avons expliqué comment il faut changer d’agriculture. Bien sûr, il n’y a pas que ça, il faut éviter les pertes (30% des céréales, 20% de la viande, 45% des fruits et légumes, 45% des racines et tubercules). Les causes en sont très diverses, on perd à tous les stades, à la récolte, au stockage, à la distribution, dans l’assiette. Donc, si on veut nourrir notre population mondiale et que l'on cherche la portion de terre arable encore disponible, l’espoir se situe aujourd’hui en Afrique. Ce continent attire aujourd’hui tous les promoteurs indiens, chinois, coréens, koweïtiens, qui louent des terres, 20 millions d’hectares il y a quelques temps, 200 millions d’hectares aujourd’hui. L’Afrique porte les promesses de l’humanité.
REPONSES AUX QUESTIONS
Non labour : Pendant trois ans, c’est difficile. Les paysans se regroupent pour partager les tracteurs : la transition devient possible. Ici, comme en Bretagne, le sol est acide, il faut choisir des plantes qui le supportent. 12% des cultures sont pour les cochons, il y a trop de viande, il faut changer nos habitudes. Si on supprimait les pesticides, 300 000 personnes se retrouveraient au chômage. Au Québec, les trois premières années ont été difficiles et les 4ème et 5ème années, tout a redémarré avec des productivités et rentabilités extraordinaires.
Le permafrost : Dans les premiers temps du dégel, c'est une mélasse qui dégage beaucoup de méthane, dangereux pour la santé. Au bout de 10 ans, une végétation commence à s'installer, elle assèche le sol en pompant l'eau. Le dégagement de méthane diminuera, celui de CO2 augmentera, les terres assez riches en matière organique deviendront exploitables au cours de ce siècle.
Effet de serre. S'il y a rejet de méthane dans un premier temps et de CO2 dans un second temps, si on généralise le non labour, qu'est-ce que cela va donner comme bilan de l'effet de serre ? Il faut faire le calcul : si les terres cultivables étaient exploitées en non labour, il y aurait un gain considérable et une baisse de l’effet de serre. Pour le moment, les calculs n'ont été faits qu'en prenant en compte les relations de l'océan (70% de la planète) et de l'atmosphère. Claude Lorius, glaciologue, géochimiste, est le père de la notion de réchauffement climatique : il a analysé les gaz piégés dans les glaces pour reconstituer l’évolution des températures en fonction des pourcentages d'isotopes de certains atomes. Il a reconstitué le rapport entre le méthane, le CO2 et la température. A chaque réchauffement, le dégagement de CO2 augmente, la photosynthèse se développe, un équilibre se produit. S’il y a glaciation, la végétation décroît, l’humidité également, les forêts tropicales se réduisent, l’effet chlorophyllien diminue, la proportion de CO2 dans l’atmosphère devrait augmenter, mais NON, c’est l’inverse.
Démographie humaine. En l’an zéro, il y avait 200 millions d’humains. L’humanité a toujours eu tendance à croître, sa croissance étant dépendante de la disponibilité alimentaire. L’éducation doit permettre de juguler la croissance démographique. Hervé Lebras est un démographe. En Afrique, si un pays met l’accent sur l’éducation, la démographie chute : en Tunisie, il y a deux fois plus de diplômés qu’au Maroc, des écoles maternelles ferment, la démographie chute. C’est l’inverse en Guyane. En Inde, il y a un manque de zones arables, elle se tourne vers l’Afrique. En Russie, au Japon, la démographie diminue (il n’y a pas d’immigration dans ces pays). Avec la Révolution verte les rendements ont triplé. Mais avec les engrais et l’irrigation (grands propriétaires), les sols se sont épuisés et la démographie n’a pas été jugulée.
Les vers de terre mangent le carbone, pas l’azote, ils aèrent le sol et l’enrichissent en azote qui profitent aux champignons.
Pendant longtemps, les courbes de production agricole ont commandé la démographie. Le petit âge glaciaire (de 1300 à 1850) avait une cause astronomique, ce n’était pas un problème d’effet de serre.
L’invention de l’agriculture s’est produite il y a 10 000 ans, elle a correspondu à un événement climatique : il y a 20 000 ans, le niveau des océans était à –150 m par rapport à aujourd’hui, en 3000 ans, il a monté de 40 m. Les fleuves au débit torrentiel se sont calmés et ont déposé leurs alluvions qui ont enrichi les vallées et le littoral. En Mésopotamie, l’Euphrate mesurait 4500 km, puis il a perdu 1500 km. Dans cette vallée très humide, l’agriculture a été inventée par les femmes (les hommes chassaient). Elles ont opéré une sélection des espèces. Au fur et à mesure de la réduction de la présence du blé sauvage, le patrimoine génétique de cette plante s’est appauvrit.