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Veillées de chasseurs

Soliloques du chasseur

L’hôte.

Afin de poursuivre cette étude de la vie intérieure du chasseur, commencée dans le numéro du 1er octobre, nous examinerons les réactions cachées qui se produisent, un jour de battue, chez les principaux personnages de l’action. À tout seigneur, tout honneur ; il est juste de commencer par l’hôte, pivot du drame ou de la comédie, suivant que la solennité cynégétique de la saison réussit ou échoue lamentablement.

Premier tableau (météorologique).

La nuit, vers quatre heures du matin, heure ancienne, dite du « bon sens », car l’hôte, qui habite le fin fond de la cambrousse toute l’année, se refuse à reconnaître l’heure légale ; avec ses fermiers, il continue à ne tenir compte que du soleil, ce qui lui permet de triompher, lorsque l’on est bien obligé de rétablir l’heure normale. « Qui est-ce qui avait raison ? » Il a peu et mal dormi, d’un sommeil entrecoupé de cauchemars. Il se lève, soupirant d’avance, et, en pan de chemise — tout comme l’heure d’été, il proscrit le pyjama — il vient coller le nez à la fenêtre, interrogeant avec anxiété l’horizon où, selon Vigny : Les nuages couraient sur la lune enflammée.

— Ah là là ! Nous y sommes ... Ce vent, là va tomber dans la matinée et nous n’aurons pas quitté le château de deux heures que nous serons arrosés ... Les hommes qui ne marchent pas ... Le gibier qui est mouillé ... L’eau sur les lunettes ... Et pourtant, hier soir, ce s ... baromètre montait d’une ligne ... Il est vrai qu’il faut être bien bête pour se fier au baromètre. (Une inspiration lui vient subitement.) Et le coq, qu’est-ce qu’il fait, le coq ? (Il s’agit d’un autre augure météorologique, le coq de la chapelle, dont la réputation, d’ailleurs, n’est pas plus flatteuse que celle de son compère le baromètre. Un ricanement douloureux ponctue les constatations.) Je m’en doutais, en plein Sud-ouest ... le trou à la pluie ... (Avec une résolution farouche et en virant, bannière en poupe, vers le lit.) Ah ça ! Tant pis, s’il pleut, je ne marche pas ... Je l’ai dit cent fois, aussi bien aux chasseurs qu’aux traqueurs : « Pas de beau temps, pas de battue. » Risquer d’abîmer la plus belle journée de l’année ... Mais je « les » connais, « ils » seront là tout au matin, même s’il tombe des rasoirs ... Il est vrai que, si on ne chasse pas, je « les » ai toute la journée sur le dos ... (Avec accablement.) Et les provisions, le dîner ... On n’imagine pas les soucis que ça donne à un célibataire ... Et il faut penser à tout, tout mâcher aux domestiques qui s’en fichent comme de l’an quarante ... Ah ! là, là, être plus vieux de vingt-quatre heures ... (Précipitamment.) À condition qu’il fasse beau, bien entendu, car sinon tout est à recommencer ... (Un temps.) Et maintenant ce n’est plus la peine de me rendormir, le jour viendra bientôt ... D’ailleurs, je sens bien que je ne pourrais pas me rendormir ... (Avec conviction.) Au diable « leur » battue ! (sic).

IIe tableau (critique).

Et pourtant, le baromètre avait raison. Le ciel s’est nettoyé, peu à peu, après quelques gouttes de cette pluie du matin qui a la spécialité de ne pas arrêter le pèlerin. Elle ne « les » a pas arrêtés non plus, car « ils » — le lecteur perspicace a deviné depuis longtemps qu’il s’agissait des invités — sont arrivés, qui à pied, les voisins, qui en voiture, les lointains, avant l’heure fixée. Connaissant la nature optimiste de leur hôte et redoutant d’avoir fait un déplacement gratuit, ils se répandent en commentaires encourageants : « Le soleil va percer ... — La T. S. F. annonce une embellie aux Iles Sanguinaires ... — Les limaçons ont de l’herbe au bout de la queue ... » qui sont accueillis avec une douloureuse goguenardise. Cependant, tout le monde étant là, les traqueurs massés devant la grille, la charrette à gibier garnie de ses supports, l’hôte sent s’effriter ses dernières résistances. Un suprême coup d’œil au coq de la chapelle qui, obligeamment, se détourne du trou à la pluie, vers un Sud-est d’où ne survient jamais rien d’humide. Une risée de soleil court sur l’étang. La minute est solennelle. L’hôte, tel le grand empereur, parcourt ses troupes d’un regard déterminé. Allons ! Et dix minutes après, de la première enceinte, parvient le pétillement d’une fusillade nourrie, qui ne cessera pas avant la nuit, sauf les changements de postes, effectués à toute allure, et une interruption de vingt minutes pour le déjeuner.

*
* *

(Dix heures du soir. C’est toujours l’heure du bon sens, dans la chambre de l’hôte, qui connaît enfin la détente et la paix, après une journée de transes dont la récapitulation s’impose.)

— Ouf ! ... Enfin, ils sont partis ... Me voilà tranquille jusqu’à l’année prochaine ... Il a quand même fait à peu près beau ... Mais c’est encore traquer trop tôt ... il reste beaucoup trop de feuilles ... les fenasses ne sont pas aplaties et on laisse passer beaucoup de gibier ... (Avec une plainte déchirante.) Et on tire mal ... Ah ! comme on tire mal ! (Fusil de premier ordre, malgré son âge avancé, l’hôte n’arrive pas à concevoir que l’on ne tire pas comme lui, et le spectacle des performances plus que douteuses de certains de ses collaborateurs de battue, le plonge dans l’abattement.) Et à toute distance ... À quatre-vingts mètres, je « les » ai vus lâcher leur bordée sur les faisans du bois Cravate. D’habitude, « ils » ne sont pas brillants, ça, on le sait bien, mais aujourd’hui, « ils » se sont surpassés. (Un instant de méditation.) Je parie qu’on a tiré au moins quatre cartouches par pièce ... Je n’arrivais plus à les compter. Et, avec leur manie de canons full-choke et de cartouches de 70 millimètres, ils trouent les lapins quand ils les touchent ... Il y en aura un tiers de non marchands ... Et, naturellement c’est toujours à ceux-là que le gibier passe ... On dirait qu’il sent les mazettes ... « Ils » peuvent se mettre où « ils » veulent, ça leur vient ... Tandis que moi, j’ai encore eu moins de chance que d’habitude. (Avec candeur.) Et pourtant, je choisis tous mes postes ...

« Par exemple, s’« ils » ne brillent pas à leur affût, « ils » se rattrapent à table ... (Sincèrement admiratif.) Quelles fourchettes ! Adolphe a repris trois fois du homard, un demi chaque fois, s’il vous plaît, avec encore une ou deux pinces qui traînaient dans le plat ; Gros René, deux pilons de dindon, comme des jambonneaux, et Fernand est tombé sur le gâteau à bras raccourcis. Quant à Jean-Marie, c’est effrayant ce qu’il peut avaler de Chablis et de Beaujolais ... C’est curieux à voir ... J’ai toujours cru qu’un jour il finirait par être assommé, mais je n’ose plus espérer ... (Avec un soupir d’envie.) Ils ont bien du bonheur ... mais ils sont jeunes, voilà ... (Pour se consoler.) Dans le temps, j’en ai fait autant qu’eux et même davantage ... Aujourd’hui, une demi-douzaine d’huîtres, un bol de bouillon, un fond d’artichaut, une aile de bécasse, et le tour est joué ... La grande ceinture, quoi ...

(Quelques minutes de recueillement. On entend grincer le coq de la chapelle qui se piéte résolument vers le trou à la pluie.)

— Ce qui est extraordinaire, c’est que la déclaration (1) corresponde au tableau ... C’est bien la première fois que ça arrive ... Il y en a certainement qui ont dû se tromper ... Je vois même qu’on compte plusieurs lapins de trop ... Il est vrai que les traqueurs en tuent avec leur bâton ... Au lieu de traquer, ils sont perpétuellement au guet d’un lapin au gîte ... (Horrifié.) Et ils traquent mal ... On en voit arriver cinq ou six, l’un derrière l’autre, suivant le même sentier dans les ronces ... Surtout ceux d’Auquières — village voisin réputé pour son esprit frondeur — ce sont de véritables feignants ... Et ils ont encore l’air de trouver qu’on ne leur donne pas assez à boire ...

(Le coq ne se trompait pas. Une averse fouette les vitres, déterminant un accès de jubilation.)

— Ça, c’est réussi ... Nous avons passé entre les gouttes ... Pluie hier, et certainement pluie demain. (Le thermomètre de la satisfaction monte de plusieurs degrés. Avec un franc éclat de rire.) Et quand je pense que le voisin a fixé sa battue pour demain à la Noue-du-Pendu ! ... Ça lui apprendra à agrainer pour attirer mes faisans ... D’un temps pareil, il ne fera pas le tiers de son résultat ... C’est raté d’avance ...

Ces perspectives réconfortantes ont détendu les nerfs de l’hôte qui, bientôt, apaisé, s’endort d’un sommeil d’enfant, tandis que le baromètre et le rideau baissent en même temps.

Jean LURKIN.

(1) Déclaration des pièces tuées, faite le soir par chaque chasseur.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 12