M. de Massas, célèbre pêcheur du siècle dernier et auteur d’un
ouvrage apprécié sur la « Pêche à la mouche artificielle », nous dit :
« Dans les endroits peu fréquentés, le poisson trouve un ennemi plus
adroit, plus dangereux que l’homme lui-même ; la loutre arrive et, mieux
que le meilleur pêcheur, s’entend à appauvrir une rivière. »
Un auteur plus moderne l’a répété en des termes encore plus
convaincants. Voici ce qu’écrit M. L. Mérat, pêcheur et piégeur
chevronné, au sujet de cet animal de proie : « La loutre est un
braconnier redoutable par ses qualités mises au service d’une voracité jamais
assouvie. Les déprédations qu’elle commet sont très graves ; elles se
chiffrent, au bout de l’année, par plusieurs millions. »
Après les affirmations de ces praticiens renommés, que je
pourrais compléter par d’autres, me sera-t-il permis, à mon tour, de faire
entendre mon modeste son de cloche ?
Si oui, fort de l’expérience de plus d’un demi-siècle de
chasse et de pêche, je dis sans hésiter : « Dans nos eaux douces, la
loutre est le plus dangereux de tous les animaux qui s’attaquent au poisson ;
ses méfaits laissent loin derrière eux ceux du brochet, de la perche, de la
truite, du héron, du balbuzard, des palmipèdes, des mustélidés, des rats d’eau,
des serpents et des batraciens. Ses ravages sont sournois, fort difficiles à
constater, mais n’en sont pas pour cela moins considérables, ainsi que nous
allons le voir. »
Pour en établir le bilan avec quelque chance de précision,
il m’était impossible de me fier à ma seule expérience, car, s’il est vrai que,
pendant mes quarante années de pêche vraiment active, j’ai parcouru de très
nombreuses rivières et rencontré les traces des méfaits de la loutre, aussi
bien dans les grands fleuves, tels le Rhône et la Loire, que le long des petits
cours d’eau de cinq de nos départements du centre de la France, je suis à peu
près totalement ignorant de ce qui peut se passer en d’autres régions du
territoire. J’ai eu, fort heureusement, la chance de retrouver, dans mes
archives, une notice datant de l’année 1897, que m’avait communiquée un ami
dont le parent, appartenant alors à l’Administration des Eaux et Forêts, était
plus à même qu’un simple pêcheur de se faire une idée exacte de la question. C’est
pourquoi je me permets d’en citer quelques passages, vu l’intérêt que ces
renseignements peuvent présenter pour nous tous, fervents chevaliers de la
gaule.
Voici ce que dit, notamment, ladite notice :
« Il n’est pas très aisé de calculer avec quelque
semblant d’exactitude le total des dommages causés par les déprédations des
loutres au détriment des pêcheurs français qui opèrent dans nos eaux douces.
« Il nous faudrait, pour cela, pouvoir tout d’abord
estimer leur nombre et ensuite supputer la quantité de poisson qu’elles sont
susceptibles de dévorer. Il ne semble pas, cependant, tout à fait impossible d’arriver
à une approximation qui ne s’écarte pas trop de la vérité ; essayons-le.
« D’après les statistiques de l’Administration des
Ponts et Chaussées, l’ensemble des cours d’eau français, tant ceux du domaine
de l’État que ceux appartenant aux riverains, parait accuser une longueur
totale qui dépasse quelque peu 220.000 kilomètres. Pour la commodité du calcul,
nous ne retiendrons que ce chiffre global.
« Or, suivant de précieux renseignements obtenus de
gardes, de fermiers de pêche et de pêcheurs professionnels compétents, il
semblerait que l’on puisse compter, en moyenne, sur la présence d’un couple de
loutres par 10 kilomètres de cours d’eau.
« Il est entendu que ces couples ne sont pas distribués
uniformément et que, plus rares sur nos grands fleuves et nos rivières
importantes, dont une grande longueur de rive est très fréquentée, ils sont
plus nombreux et plus rapprochés dans les endroits sauvages et peu habités des
rivières de moindre importance.
« Un calcul facile nous donne donc, au total et en
chiffres ronds, 44.000 de ces dévoreurs de poissons sur l’ensemble du
territoire. Certains trouveront sans doute ce chiffre bien élevé ; quant à
nous, nous ne l’estimons nullement exagéré et même plutôt inférieur de quelque
peu à la réalité ; nous l’admettrons cependant.
« Or, si une grosse loutre peut consommer en
vingt-quatre heures plus d’un kilogramme de poisson, les petites, les plus
nombreuses, n’arrivent guère qu’au quart ou au cinquième de ce poids. En
estimant à 500 grammes par tête, en moyenne, la consommation journalière, il
est peu probable que l’erreur soit bien grande.
« Tablant sur cette quantité de nourriture qui semble
bien ne rien avoir d’exagéré, nos 44.000 déprédateurs nocturnes consommeraient,
par vingt-quatre heures, 22 tonnes de poisson. Au bout de l’année, nous
arrivons au total formidable de plus de 7 millions de kilos de cette nourriture
si appréciée, représentant, aux prix actuels, une valeur d’environ quinze
millions de francs.
« Encore, ne comptons-nous, là, que la consommation
pure, et non les destructions inutiles auxquelles se livrent parfois ces
féroces carnassiers.
« Et ce n’est pas tout encore. Il faudrait y ajouter
les dégâts commis dans les lacs, marais, étangs et tourbières, où le poisson
peut aussi abonder dans de nombreux endroits. En les estimant au cinquième
environ des premiers, nous estimons être même en dessous de la vérité.
« Ce serait donc, en définitive, à bien près de vingt
millions de francs qu’il faudrait estimer le total des dommages subis par
les pêcheurs, les adjudicataires de lots, les propriétaires d’étangs et les
riverains des petits cours d’eau. »
Et votre serviteur, arrêtant la citation, dira, en sa
qualité de commentateur : « Ces constatations datent de la fin du
siècle dernier ; en notre an 1940, les prix du poisson ont évolué comme
ceux de toutes autres marchandises et il ne paraît pas exagéré de leur
appliquer le coefficient 10. »
Si la destruction est restée égale et cela est probable, car
le nombre des loutres ne paraît guère avoir diminué, c’est donc à près de deux
cents millions par an qu’il faudrait évaluer actuellement le dommage.
Eh bien, là, vraiment, chers confrères, pouviez-vous
supposer les loutres capables de faire autant de mal ? Non, sans nul
doute.
Pas davantage que votre serviteur qui, cependant, a pu les
voir parfois à l’œuvre, vous ne pouviez vous douter que ces animaux de proie,
que nombre d’entre vous n’ont jamais aperçus, malgré de longues heures passées
ligne en main le long des rivières, pussent occasionner des pertes aussi
considérables à notre cheptel aquatique.
Quand vous connaîtrez mieux la loutre et que vous serez
instruits de ses mœurs prédatrices, vous serez sans doute un peu moins étonnés,
et vous n’hésiterez plus à donner votre appui sans réserve à toutes mesures
capables de diminuer le nombre de ces terribles ennemis du pêcheur.
C’est ce qui nous engage, après avoir tracé de notre
redoutable concurrente un portrait succinct, à décrire ensuite de notre mieux
sa vie mystérieuse et peu connue, mais fort intéressante, avant d’en venir aux
moyens de destruction qui, vous le verrez, ne sont ni nombreux, ni toujours
efficaces.
Attelons-nous, sans tarder, à la tâche que nous venons de
nous fixer.
Description.
— La loutre commune (Lutra vulgaris), la seule
qui vive dans nos parages, est un mammifère de l’ordre des Carnassiers, de la
famille des Carnivores, de la sous-famille des Digitigrades et de la tribu des Mustéliens
ou Mustélidés.
Elle est donc la proche parente de la martre, de la fouine,
du putois, de la belette et de l’hermine ; mais, au rebours de ces animaux
de rapine, qui semblent plutôt craindre la grande humidité et se rencontrent un
peu partout dans nos forêts et nos campagnes, la loutre ne se voit guère qu’au
bord des rivières, au sein de marécages impénétrables, ou dans les étangs à la
luxuriante végétation aquatique.
Elle a été, assez justement, qualifiée d’animal amphibie,
car près de la moitié de sa vie se passe dans l’eau et le reste à proximité de
cet élément indispensable pour elle ; on ne la trouve loin des rivières qu’assez
rarement.
Quand on aperçoit une loutre à une certaine distance, elle
présente à la vue l’apparence générale d’un chat ; mais sa taille, à l’âge
adulte, égale au moins celle du renard et son poids est, en général, supérieur
à celui de ce dernier.
Quel maximum peut-il atteindre ? Je ne saurais le
préciser avec certitude, car, si j’ai entendu certains chasseurs se vanter d’avoir
tué des loutres de 30 livres et plus, ces affirmations m’ont toujours paru un
tantinet exagérées.
Quant à moi, qui ai eu la chance d’en tuer quelques-unes à l’affût
de nuit et quelques autres en plein jour, par temps de glace, je n’ai jamais
constaté chez mes victimes de poids supérieur à celui de 11 kilos, et
encore est-ce là du plus beau de mes trophées dont j’entends parler ; son
corps mesurait 78 centimètres de longueur et la dimension de la queue déployée
atteignait 33 centimètres.
Celles pesant entre 14 et 18 livres ont été moins rares, et
je puis vous assurer que c’étaient déjà, là, de fort belles bêtes.
(À suivre.)
R. PORTIER.
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