Nous avons précédemment relaté la façon dont s’exerçait la
pêche dans les pêcheries de la baie du Mont Saint-Michel (Voir no 578
d’août 1938). Aujourd’hui, il sera question des mœurs de quelques individus de
la gent marine. On verra que leur vie n’est pas précisément à envier et que, s’ils
ignorent la crise du logement ou l’avertissement du percepteur, ils n’en sont
pas moins en constante alarme, du fait qu’ils ont à se défendre, non seulement
des pièges de l’homme, fort nombreux, mais encore de la voracité de leurs pairs
ou de leurs voisins ailés. Aussi bien, l’aphorisme « heureux comme un
poisson dans l’eau » nous paraît-il, comme dans beaucoup de cas, une
contre-vérité.
Dans le règne animal, les individus vivant à la surface du
sol, à part les carnassiers, ne se détruisent pas mutuellement (à quelques
exceptions près). Ils tirent généralement leur subsistance des produits de la
terre. Mais, en mer ou en rivière, le plus gros dévore le plus petit, le vorace
le plus faible. Nous n’évoquerons certes pas, et pour cause, les combats
sanglants que se livrent l’Espadon et la Baleine, la grande Pieuvre et le
Requin. La relation de ces faits n’est connue que des grands navigateurs ou
spécialistes des drames sous-marins. On ne peut les observer sur les côtes de
France. Mais les faits relevés ou parvenus à notre connaissance sur la
difficile et singulière existence de certaines espèces de poissons, nous
paraissent suffisants pour faire quelque peu mentir l’aphorisme en cause.
Voyons la Seiche. Vulgairement appelée « margatte »
par les pêcheurs bretons, la Seiche est un mollusque céphalopode dont le corps
épouse la forme de son os bien connu qu’on donne aux oiseaux pour l’affûtage de
leurs becs. Elle nage en agitant ses membranes latérales et possède comme
organes de préhension huit tentacules pouvant atteindre 3 à 10 centimètres de
longueur, tous garnis de ventouses. D’un coup de son bec de perroquet, la
Seiche crève la carapace du Crabe dont elle fait habituellement sa nourriture
et le vide en le suçant. Par contre, elle a ses ennemis comme les autres,
notamment le Congre dont il sera question plus loin. Mais la nature l’a dotée d’un
moyen de défense peu ordinaire qui, s’il ne comporte ni griffes ni piquants, n’en
est pas moins très efficace. Il s’agit d’une réserve de liquide noir, la
véritable sépia, sécrétée par son os. Dès qu’elle est en danger, elle projette
avec force une partie de ce liquide. Ayant ainsi aveuglé l’ennemi en faisant la
nuit autour d’elle, elle s’éclipse à l’abri de cet écran, tel un torpilleur
derrière son nuage de fumée.
Sauf dans le Midi, ce poisson a été longtemps dédaigné par
les pêcheurs du Nord-Ouest qui ne se servaient guère de sa chair translucide
que comme appât pour la pêche d’autres espèces. Depuis quelques années,
cependant, on s’est aperçu que cette chair n’était pas sans saveur et qu’elle
pouvait être consommée dans une préparation qui fait songer à celle de la
langouste. D’ailleurs, on nous la sert bien souvent comme telle dans les boîtes
de conserves. Ne quittons pas la Seiche sans parler de la façon originale dont
s’agglutinent et se développent ses œufs après le frai. Si d’aventure vous vous
promenez un jour en grève, vous pourrez apercevoir sur le sol, ballottée par
les flots, une boule noire, ayant la forme d’une grappe de raisins à gros
grains. Prenez cette grappe et, avec l’ongle, ouvrez un de ces grains
gélatineux. Vous y trouverez un alevin déjà formé et long de 5 à 8 millimètres.
Un profane se laisserait facilement tromper si on lui disait : Voici une
grappe de raisins tombée à la mer.
Les poissons plats : soles, plies, carrelets, limandes,
etc., se défendent autrement, grâce, en partie, à leur mimétisme. Cette
propriété leur donne la faculté d’échapper au danger, en adaptant leur aspect
extérieur à celui du milieu dans lequel ils vivent. Un œil non exercé ne peut
aisément relever sur la vase un de ces poissons collé au sol. Cependant, le
pêcheur de profession, qui connaît le terrain et possède par dessus tout l’esprit
d’observation, aura vite fait de le découvrir. Et l’on est stupéfait de
constater qu’il y a une plie là où on ne croirait voir qu’une aspérité de sable
ou de vase.
Passons aux crustacés dont la langouste et le homard sont
fort connus. Ces annélides, à écailles dures garnies de gibbosités pointues,
sont difficilement abordables. Malheureusement la nature leur a laissé un point
faible : la mue qui a lieu tous les ans. Ce changement de carapace leur
est souvent funeste. L’ancienne s’en va par morceaux, poussée par la nouvelle
qui se développe en dessous, tel le bourgeon printanier chassant la feuille de
chêne qui a résisté aux vents d’automne et aux frimas de l’hiver. À sa
formation, la nouvelle écaille est encore molle, si bien que le crustacé,
connaissant son point faible, se met à l’abri dans les anfractuosités des rochers.
Mais qu’il quitte cet abri pour une cause quelconque, c’est l’instant que
saisira le congre, son ennemi principal, pour se jeter sur sa proie qu’il aura
guettée des heures, sinon des jours entiers.
On dit du Congre que c’est le brochet de la mer, et cette
réputation n’est pas sans fondement. Il peut atteindre plus d’un mètre de
longueur et de 8 à 10 centimètres de diamètre. Il est dangereux bien avant son
âge adulte. Un petit congre de 40 centimètres environ a déjà la morsure dure,
et nous en avons fait l’expérience à nos dépens un jour de pêche où nous avons
été mordu au doigt. La plaie ne s’est fermée que quatre ou cinq jours après.
Nous vous laissons à penser quel danger représente la mâchoire d’un gros
congre, improprement appelé aussi anguille de mer, quand il n’a pas encore
atteint son complet développement.
Pour finir avec ces quelques exemples, voici comment se
nourrit ou plutôt pêche la Baudroie ou Baudreuil. Mais situons-la d’abord. À
cause de sa laideur, de sa forme et de sa voracité, on l’a surnommée « diable
de mer ou crapaud de mer », quoiqu’elle soit plus généralement connue sous
le nom de Lotte de mer. Sa taille, qui peut atteindre 2 mètres, est
diminuée d’un bon tiers, si on pratique l’ablation de la tête complètement
inutilisable. Elle apparaît donc déformée sur les marchés, et la plupart des
acheteurs ignorent son vrai physique, puisque, seul, l’arrière-train est
comestible. La tête, par rapport au restant de l’individu, est énorme et la
mâchoire va de pair. Celle-ci, large et garnie d’une rangée de dents dont l’aspect
fait songer à celui d’une fermeture éclair, est faite pour engloutir tout ce
qui se présente. Sur la tête, la Baudroie possède une membrane semblable à une
queue de gros rat à l’extrémité de laquelle se trouve un renflement palmé,
imitant l’œil d’une plume de paon. Quand ce poisson veut donner satisfaction à
son estomac, qui est un véritable sac à provisions comme vous allez le voir, il
se colle au sol, se mimétise et se met à agiter l’extrémité de sa plume. Le
mouvement d’oscillation de celle-ci donne l’illusion d’un être vivant ou d’un
appât alléchant qui attirent l’attention d’un poisson en chasse lui aussi. Mais
notre pêcheur à l’affût se jette aussitôt sur l’infortuné qui est venu bêtement
saisir l’appât trompeur. Tel qui croyait prendre est pris. Et le manège
continue, jusqu’à ce que le monstre soit rassasié.
En ce mois de juillet 1939, nous avons de nouveau
trouvé une Baudroie dans la pêcherie. La mer était encore sous elle, mais la
tête émergeait suffisamment pour nous montrer l’ouverture d’une mâchoire
semblable à un four d’où s’exhalaient les premières affres de son agonie. Nous
la tirâmes au sec. Sa taille approchait d’un mètre. Mon cousin B ...,
pêcheur de profession et propriétaire de la pêcherie, me dit : « Attention !
on va lui faire son affaire au camarade et vous allez voir ce qu’il a dans son
sac. » En deux temps, la tête fut tranchée et je mesurai l’ouverture de la
mâchoire : 20 centimètres en largeur et 15 en hauteur. Puis on ouvrit l’estomac
d’où l’on sortit — tenez-vous bien — 3 maquereaux et 1 mulet
de 200 grammes environ chacun, encore tout frais et parfaitement comestibles,
puisqu’ils furent vendus avec le lot de poissons correspondant au gué du jour.
Son repas était-il terminé ou seulement en cours, on ne saurait préciser. En
tout cas, la membrane stomacale nous apparut encore assez élastique pour
supposer que l’animal n’avait été interrompu dans son festin que par la
barrière de la pêcherie qui l’avait empêché de suivre le flot descendant.
Ces quelques exemples laissent deviner les sombres drames de
la mer, et l’on peut dire qu’au sein des flots, comme à leur surface, une
bataille se livre à longueur d’année, sans trêve, sans fin.
Pauvres et malheureux poissons !
J. PRAT,
Abonné.
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