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En Indochine

Une richesse : la pêche

La pêche constitue, après la culture du riz, la principale ressource alimentaire des indigènes indochinois qui absorbent une quantité prodigieuse de poisson sur toutes les formes : frais, salé, fumé, séché, ou bien encore préparé comme condiment, dont le principal, le nuoc-mam, extraordinairement riche en azote, est le plus connu et aussi le plus apprécié.

La consommation du poisson est estimée, en Indochine, à 250.000 tonnes par an, pour une population indigène de 23 millions d’habitants. Les mers qui baignent la colonie, les fleuves et rivières qui l’arrosent, les mares mêmes qui entourent les villages et jusqu’à la rizière, sont de merveilleuses réserves de vies animales qui arrivent, non seulement à satisfaire tous les besoins de la consommation sur place, mais laissent encore disponible, pour l’exportation, une quantité appréciable de produits.

Les espèces de poissons les plus diverses se rencontrent sur les côtes indochinoises ; le savant professeur au Muséum d’Histoire naturelle, M. Gruvel, en a donné, en 1925, un inventaire très complet. À côté des raies, des aloses et des dorades, on trouve les anguilles et les murènes, les mulets dont les œufs sont très appréciés des indigènes, des scombres dont plusieurs espèces voisines du maquereau de nos côtes sont éminemment comestibles, des clupéidés qui comprennent des espèces très intéressantes se rapprochant beaucoup de l’anchois et de la sardine, utilisées surtout pour la préparation du nuoc-mam.

La faune des eaux douces n’est pas moins remarquable par sa variété et sa richesse : poissons rouges, carpes, silures surtout, dont la chair, un peu grasse, est recherchée et dont les vessies natatoires donnent lieu à un actif commerce.

Les squales sont aussi représentés dans les eaux indochinoises, golfe du Tonkin et golfe du Siam, par plus de vingt espèces différentes. En Cochinchine, en Annam, au Tonkin, on pêche les requins pour leur peau, leurs ailerons et leur chair. En Cochinchine surtout, l’importance de cette pêche a, depuis de nombreuses années, attiré l’attention ; des Français ont souvent projeté de monter, à leur compte, des pêcheries de requins. Le produit de la pêche est vendu sur place à des Chinois qui le dirigent sur les marchés de Cholon (près Saigon) et de Singapour. Ailerons et peaux font l’objet de ce commerce. On traite également un peu de chair séchée et d’huile de foie, quoique ces parties soient considérées actuellement comme déchets.

Pendant longtemps, l’outillage de pêche dont se servaient les indigènes est demeuré des plus primitif et ne leur permettait pas de tirer tout le parti possible des innombrables richesses aquatiques mises par la nature à leur disposition. L’Administration s’en est émue et, en secouant l’apathie de nos protégés, elle s’est efforcée de leur faire mieux connaître les meilleurs procédés pour réaliser les ressources sous-marines à leur portée. Il y a une quinzaine d’années, a été créé, à Cau-Da, près de Nhatrang (Sud-Annam), un Service Océanographique, chargé de toutes les études scientifiques intéressant l’avenir de la pêche et celui des industries de la mer, auquel s’est adjointe une École de pêcheries, sous l’égide de l’Université indochinoise. De remarquables résultats ont été obtenus par ces créations. Grâce aux recherches entreprises avec l’aide du De Lanessan, vapeur de 750 tonnes affecté à l’Institut, des parcs de pêche et des zones de chalutage ont été délimités, et des procédés nouveaux de préparation alimentaire et industrielle mis parfaitement au point. Si bien que les pêcheurs indochinois, avec un outillage amélioré, connaissent maintenant un bien-être qu’ils n’avaient pas, alors qu’ils laissaient entre les mains des Chinois les principaux bénéfices de leurs opérations de pêche. Les Célestes, en effet, accaparaient naguère, à vil prix, le poisson salé et toutes les diverses saumures fabriquées sur le littoral, qu’ils revendaient très cher aux habitants ou exportaient à des prix fort rémunérateurs.

Chaque année, l’Indochine exporte des milliers de tonnes de poissons secs, de crevettes sèches et pâtes de poisson ; le meilleur client est Singapour qui absorbe à peu près les cinq sixièmes de l’exportation, le reste étant, à peu près entièrement, dirigé sur Hong-Kong. Mais Singapour ne joue, en l’occurrence, que le rôle d’un marché de transit. La colonie aurait intérêt à s’affranchir de cet intermédiaire qui revend aux Indes néerlandaises les produits des pêches indochinoises qu’elle pourrait faire adresser directement aux possessions hollandaises.

J’ai parlé plus haut des poissons que l’on pêche dans les mares, ou même dans les rizières. Ceux qui ont vécu en. Indochine ont pu voir, en effet, là où l’eau s’étend largement, hommes et femmes, en ligne, dans l’eau jusqu’à la ceinture, avancer en frappant la vase du fond avec des instruments ressemblant, de loin, à des seaux renversés ; ou bien, encore, d’immenses carrelets descendre ou remonter, suspendus qu’ils sont à de gracieux, légers et cependant solides échafaudages de bambou. Et aussi, des enfants, pêcher, gravement, avec une ligne rudimentaire, dans de minuscules trous d’eau — et ils prennent du poisson, et tout le monde, du reste, prend du poisson — dans des endroits où le sol, quelques jours avant l’inondation saisonnière, était encore complètement desséché par plusieurs mois d’une insolation souvent torride.

Or, l’eau de l’inondation provient surtout des pluies ; par conséquent, les poissons que l’on pêche dans la rizière n’ont pu y venir par la voie des canaux et des fleuves. D’où viennent-ils donc ? Tout simplement de la rizière elle-même. Et par ce qu’on pourrait appeler le jeu d’un cycle merveilleux. Voici, d’après le Bulletin du Service d’Information du Ministère des Colonies, comment s’explique le phénomène :

Lorsque l’eau recouvre le sol riche et rapidement fangeux de la rizière, rempli de débris organiques de toutes sortes, les poissons y trouvent un milieu idéal d’existence, de développement, et même de pullulement. Au point qu’il est fort heureux qu’on en pêche comme on le fait ; sinon, bientôt, les cypridés, par leur nombre, deviendraient réellement encombrants.

Mais un jour l’eau commence à baisser et le sol va se trouver rapidement à sec pour plusieurs mois. D’innombrables rizières n’étant reliées à aucun canal d’irrigation, à aucune rivière, les poissons qui s’y trouvent ne peuvent donc les quitter et, d’ailleurs, ils ne cherchent pas à partir. Ils s’enfoncent tout simplement dans la vase molle, descendent assez profondément et s’installent confortablement. Au-dessus d’eux, le sol, privé d’eau, va, peu à peu, sécher, puis durcir et se craqueler. Eux, dans leur nouveau logis, vont vivre au ralenti, sur leurs réserves de graisse, en un véritable sommeil, à la manière de certains animaux terrestres hivernants, telles, par exemple, les marmottes.

Par sa respiration ralentie, le poisson envisagé a besoin tout de même d’un minimum d’oxygène. Il faut, par conséquent, qu’un peu d’eau baigne ses ouïes et, ce peu d’eau, la terre ne saurait longtemps le lui fournir.

Qu’à cela ne tienne. La nature, toujours prévoyante, a pourvu ce poisson, en quelque sorte amphibie, d’un corps spongieux placé contre ses ouïes. Ce corps spongieux, il le remplit largement d’eau avant sa descente sous terre. Et cette réserve d’humidité qu’il emporte ainsi à domicile lui suffit pour attendre que la vase séchée, au-dessous de laquelle il dort sans souci, s’amollisse après quelques mois, sous l’action des premières pluies ou des premières inondations. Dès que son habitat se trouve suffisamment mouillé et ramolli, notre poisson n’a plus qu’à s’éveiller, frétiller et se faire un chemin vers le haut. Il trouvera, pour s’ébattre, vivre, se reproduire et ... se faire prendre : rizières inondées ou simples trous d’eau.

Il y a aussi, en Indochine, au Cambodge surtout, des poissons nichant dans les arbres. Mais ceci est une autre histoire, sur laquelle je reviendrai sans doute un jour prochain.

A. DIESNIS.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 31