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La guerre économique et l’Allemagne

Parmi les multiples questions qui intéressent vivement le public, celle relative aux possibilités de résistance économique de la part de l’Allemagne est certainement l’une des plus souvent traitées. De nombreux articles ont déjà paru sur ce sujet, mais, à notre connaissance, aucun ne fournissant de données précises et objectives. C’est cette lacune que nous voudrions sommairement combler, en donnant des chiffres ou des estimations de grandeurs.

Dire l’importance primordiale dans cette guerre des données économiques est, nous le croyons, inutile. Tous les journaux ont suffisamment parlé; et de ce que représente pour nous l’aide économique fournie par les Dominions britanniques, sans parler de celle de notre empire colonial ; et des répercussions de la levée de l’embargo américain. Ils ont aussi donné une place de choix à tout ce qui concerne le blocus maritime, et chacun sait qu’on compte peut-être davantage sur les conséquences de l’asphyxie progressive de l’économie de nos ennemis que sur des décisions rapides strictement militaires. Quelles sont les ressources de l’Allemagne ? Que peuvent, pour elle, ses voisins du Nord et de l’Est européen, pour autant qu’ils le veuillent ? Questions de toute première importance, et dont en définitive dépendra la durée de la guerre actuelle presque certainement.

Tout d’abord, comparons les positions stratégiques — si l’on peut dire — de l’économie, allemande de 1914-1918 et celles de 1939. Une première remarque, l’aire géographique et les ressources de la Grande Allemagne d’Hitler correspondent à peu près à celles des Empires Centraux de 1914, la Hongrie, l’Alsace et surtout la Lorraine métallurgique en moins, l’ancienne partie russe de la Pologne en plus. Les alliés d’autrefois, Bulgarie et Turquie, sont ou diminués ou tout au moins neutres. Les gages économiques de première grandeur, amenés alors par l’occupation de la Belgique et du Nord de la France, ont disparu, ainsi que les possibilités qui découlaient de l’envahissement de la Serbie, et plus tard de la Roumanie. Par contre, le front hostile a fortement diminué, la Russie, la Belgique, l’Italie, l’Est européen étant aujourd’hui ou neutres et même bienveillants ; ce qui rend le contrôle du blocus certainement moins strict qu’autrefois.

À côté de ces données statiques, ou en raison d’elles, quels sont les principaux changements avec 1914 ?

    1° Le blocus maritime fonctionne presque au maximum depuis l’ouverture des hostilités, tandis qu’à la guerre mondiale près de deux ans furent inutilement perdus. Ceci malgré les possibilités actuelles de passage de la vaste zone du Nord, de l’Est et des Balkans, beaucoup plus théoriques que réelles, ainsi que nous le verrons plus loin ;

    2° La pénurie presque absolue de l’Allemagne en moyens de paiement à l’étranger : change, or, etc., contrairement à 1914, ce qui double au moins l’efficacité du blocus maritime ;

    3° L’absence actuelle des ressources de la Lorraine, alors allemande, sans parler de l’Alsace, et de celles de la Belgique et du Nord de la France envahis. Or, la production de la Lorraine couvrait à elle seule plus de la moitié des besoins métallurgiques allemands. Et l’occupation de la Belgique fit tomber dans les mains germaniques un stock excessivement important de cuivre, de zinc, d’étain et de plomb, métaux indispensables manquant tout particulièrement outre Rhin ; sans parler des ressources énormes tant charbonnières qu’industrielles et agricoles de toutes sortes de ces pays alors envahis ;

    4° L’avance de notre ligne frontière nous donne comme avantages, non seulement de voir toute la Lorraine, métallurgique ou non, derrière la ligne Maginot, mais aussi de tenir sous le feu de nos canons la plus grande partie de la Sarre, que les Allemands ont dû évacuer, et de rendre l’occupation des centres industriels de la Ruhr excessivement précaire. Ces deux régions, à elles seules produisent presque 40 p. 100 de tout le charbon extrait en Allemagne, et renferment, d’autre part, quelques-uns des centres métallurgiques parmi les plus importants d’Europe ;

    5° Enfin le fait que l’Allemagne connaît la mobilisation industrielle maximum depuis plus de deux ans déjà. Dans certains cas, le matériel commence à montrer des signes de fléchissement indéniable (commandes balkaniques et asiatiques refusées par exemple). Quant au « matériel humain » pour parler comme ces Messieurs de l’État-major prussien, tout le monde sait que ses privations alimentaires ou autres ont commencé depuis pas mal de temps. Alors qu’en 1914 l’outillage industriel magnifique était intact, et que, d’autre part, le peuple allemand ne sortit d’une prospérité matérielle indéniable que vers la fin de 1915 ; ce qui fait quatre ou cinq ans de décalage avec la situation actuelle.

Ce qui revient à dire qu’économiquement parlant l’Allemagne est beaucoup plus mal placée qu’en 1914, tout au moins pour les ressources qu’elle contrôle directement. Comment peut-elle en sortir ? Que peut-elle espérer des fournitures plus ou moins volontaires de ses voisins ? C’est ce que nous allons voir.

Main-d’œuvre.

— On peut estimer que la mobilisation allemande a retiré du circuit de la production de quatre à cinq millions d’hommes plus ou moins qualifiés. L’emploi des disponibilités humaines étant depuis longtemps poussé au maximum, une récupération strictement allemande peut être considérée comme exclue. Restent les peuples « protégés », Polonais, Tchèques, Slovaques, environ 25 millions, dont la moitié à peine est employable dans l’industrie. Les autorités nazies estiment que, malgré la mauvaise volonté certaine de ces travailleurs, leur nombre suffira amplement à remplir les vides allemands. Peut-être, mais en tout cas certainement pas à augmenter le potentiel de production industrielle, ce qui serait indispensable pour tenir tête aux Alliés.

Force motrice.

— Le charbon est le pain de l’industrie, chacun le sait. Avant la guerre, les Allemands produisaient environ 190 millions de tonnes, ce qui suffisait à leurs besoins, mais guère davantage. Or, dans ce total, les régions « exposées » entraient pour : Sarre 13 millions, Ruhr 45 environ. Que réserve à ces mines le développement des opérations militaires ? Et, en cas de catastrophe, quelles sont les possibilités de secours ? Les Allemands comptent sur la Pologne dont la production de 1938 fut d’environ 38 millions de tonnes, non compris les huit millions provenant de la région de Teschen, prise par les Polonais aux Tchèques. Ils estiment pouvoir porter la production minimum de ces régions à plus de soixante millions de tonnes ; ce qui semble excessif, tout au moins d’ici longtemps, vu l’état actuel des mines que les Polonais ont noyées ou détruites. Le chiffre de trente à quarante millions serait déjà très beau. Si l’on tient compte de ce fait que le charbon était pour l’Allemagne et pour la Pologne un produit de troc ou d’exportation permettant d’acquérir des matières faisant défaut par ailleurs, on voit qu’en réalité la marge de manœuvre de nos ennemis est relativement étroite. Et le besoin qu’ils ont de protéger le plus possible les productions de la Sarre et de la Ruhr éclaire l’absence contre nous d’opérations militaires de destruction pouvant amener des représailles faciles de notre part.

En envahissant l’Autriche, les nazis ont mis la main sur un réseau extrêmement dense d’énergie hydro-électrique, dont les possibilités ne sont certainement pas exploitées au maximum. Il y a là une réserve latente, mais dont le développement ne peut guère se prévoir actuellement.

Minerai de fer.

— L’acier reste toujours le principal métal de la guerre. L’Allemagne possède la main-d’œuvre, le matériel et le charbon, mais elle couvre à peine le quart de ses besoins en minerai de fer, le solde lui étant fourni par l’étranger : Lorraine, Afrique du Nord, Suède, etc. De ces fournisseurs reste seule la Suède. Or, les besoins normaux du groupe Allemagne-Autriche-Bohême atteignent un peu plus de 33 millions de tonnes contre une production totale de douze. La Pologne, de son côté, avait un déficit annuel d’environ 600.000 tonnes. La situation est donc moins que brillante, et l’on comprend pourquoi les autorités allemandes font une telle chasse à la ferraille.

La Suède pourrait certainement augmenter sa production, et, par là, ses exportations. Mais rien n’empêche les Alliés de rafler le plus possible de minerai pour eux-mêmes ; et, d’autre part, les moyens de paiement ou d’échange des Allemands ne sont certainement pas illimités. Aussi peut-on être à peu près certain que, pour la Suède, la possession du précieux minerai lui amènera des avatars politiques, avant qu’il ne soit longtemps.

Les Balkans n’offrent que peu de secours pour le fer ; production totale d’un peu plus de deux millions de tonnes, consommation de moitié, les seuls excédentaires étant la Yougoslavie et la Grèce, disposant chacune d’environ 500.000 tonnes pour l’exportation. Quant à la Russie, sa production annuelle de 28 millions de tonnes de minerai répond à peine à ses besoins, et la faillite de certains plans trop prétentieux n’a pas d’autre cause que la pénurie de fer. Ce qui fait prévoir une aide bien limitée.

Donc, pour résumer, production d’acier à la merci de l’étranger, la seule source importante possible étant la Suède, qu’elle soit volontaire ou non. Mais, même dans le cas d’accaparement absolu de toute la production de ce pays, les besoins du Reich seraient en grande partie encore insatisfaits. Alors ? L’avenir, même très proche, nous dira de quelle façon les nazis espèrent résoudre ce problème, insoluble pour eux sur les bases actuelles.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 58