Comme nous le disions la dernière fois, la meilleure
définition du timbre moyen serait « celui qu’un commerçant peut vendre
sans crainte, même s’il ne l’a pas dans son stock, certain qu’il est de pouvoir
l’obtenir par le négoce international ». Cette catégorie de timbres offre
cette particularité, d’être suffisamment rares et d’un prix élevé pour être
traités à la pièce ou au besoin à la série, mais aussi d’être suffisamment
communs pour que l’on puisse se les procurer rapidement, et ce dans un état
standard de perfection absolue ou presque. Ces vignettes forment le corps des
bonnes collections générales ou limitées, et, pour la grande majorité des
collectionneurs, marquent les limites de valeur marchande qu’il leur est
possible d’affronter.
Pour revenir à notre question des prix, ici seulement
pourrait-on considérer le marché philatélique comme une variante de la Bourse
des valeurs : marchandise standard identique sur tous les marchés,
approvisionnement plus ou moins abondant, et « cours » internationaux
tant bien que mal aux mêmes niveaux. Sous réserve de perfection dans la qualité
des timbres, une collection de cette catégorie peut se chiffrer avec assez de
facilités. Et qu’en penser au point de vue placement ? Toujours sous cette
réserve, de la perfection, les résultats peuvent n’être pas mauvais ...,
avec le temps, les bonnes séries payant pour les mauvaises et couvrant les
frais du négoce tant à l’achat qu’à la vente, avec quelquefois un petit
bénéfice par-dessus le marché. Nous nous souvenons très bien du temps, pas
tellement éloigné, où par exemple la série complète de Columbus des États-Unis
était vraiment offerte en parfait état avec une très légère prime sur le pair ;
et aujourd’hui, ces timbres types font figures de raretés inaccessibles pour la
grande majorité des philatélistes. Dire que nous-même, dans notre jeunesse,
nous avions par des parents coloniaux tout un stock de timbres neufs et
oblitérés des séries de l’Afrique occidentale, « palmiers » et
précédentes ! Qui sait ? Peut-être que, dans une vingtaine d’années
les séries du « Couronnement » ou de « l’Exposition Coloniale »
sur entières vaudront une fortune. On a vu des choses bien plus extraordinaires
encore.
* * *
Abordons maintenant notre troisième catégorie, le timbre
rare. Ici, les transactions ne se font qu’à la pièce ; les amateurs
reconstituent les séries eux-mêmes ... s’ils le peuvent. D’autre part, les
marchands ne s’aventurent pas à vendre « à découvert » ce qu’ils n’ont
pas dans leurs classeurs ; il est de ces vignettes, même d’un prix
relativement peu élevé, qu’on ne voit qu’une fois en plusieurs années. Et
surtout, on ne peut fixer de prix que sur le vu du spécimen. On peut commander
à l’avance une série du « Jubilée » et fixer un prix ; agir de
même pour le un franc vermillon de 1849-1850 est impossible, car la valeur
dépend d’un tas de facteurs : fraîcheur, intensité de la couleur,
importance des marges, légèreté et netteté de l’oblitération et son
emplacement, etc. Il n’y a peut-être pas deux timbres au monde de ce type, qui
aient exactement la même valeur marchande. Et alors que dire, lorsque la
difficulté d’appréciation se trouve augmentée par le nombre : paires,
bandes, etc., ou parce que sur entiers, seul ou avec d’autres timbres ? Il
est facile de comprendre que, dans ce cas, les catalogues ne peuvent donner des
évaluations que très approximatives.
Et au point de vue investissement ? Question très
délicate, que chacun a un peu trop tendance à traiter selon ses préférences
personnelles, reflet bien souvent de ses possibilités pécuniaires. Pour les
uns, financièrement parlant, rien ne vaut le vieux classique. Par rapport aux
prix de 1860 ou même de 1880, c’est certain, mais, par rapport à ceux d’il y a
quarante ans, c’est moins sûr; et quarante ans dans la vie d’un philatéliste
(comme autrefois dans celle d’un joueur), c’est tout de même quelque chose. D’autant
plus que, sans qu’on y prenne garde, les standards d’appréciation varient peu à
peu, ce qui pour des pièces chères amène de grandes différences de prix. Les
philatélistes sont aujourd’hui beaucoup plus sévères quant à la qualité qu’autrefois,
et si, dans les ventes publiques, les pièces magnifiques atteignent des prix
record, il n’est pas rare que des spécimens, même excessivement rares, mais
avec un léger défaut, ne trouvent preneur qu’avec un rabais catastrophique,
même s’ils ne restent pas pour compte, invendables. Une collection de vieux
timbres classiques, constituée dans ses grandes lignes il y a quarante ans, et
ce dans le goût actuel de l’état parfait, doit certainement laisser aujourd’hui
un très beau bénéfice, même pour un prix de revient calculé en or. Mais quel
est le résultat pour une collection montée dans les conceptions d’alors, où la
rareté primait la largeur des marges ou la lourdeur de l’oblitération ?
Des exemples récents, où nous avions tous les éléments de jugement en mains,
nous permettent de dire que ce ne fut pas brillant, mais pas du tout. D’autant
plus qu’à l’évolution du goût dans la qualité, viennent s’ajouter d’autres
évolutions d’appréciation ; le délaissement relatif des variétés provenant
de la fabrication au bénéfice de tout ce qui se rapporte à l’usage postal ;
et l’engouement qui caractérise actuellement certains pays, ou certaines de
leurs émissions, alors que d’autres contrées, autrefois grandes favorites, sont
aujourd’hui pour ainsi dire abandonnées.
Pouvait-on prévoir ces diverses évolutions ? Et sur les
données actuelles, peut-on en prévoir d’autres ? On pouvait jusqu’à un
certain point se douter que la qualité aurait un jour beaucoup plus d’importance
qu’autrefois ; ce fut d’ailleurs de tout temps l’opinion des spécialistes,
qui pour leurs reconstitution de planches ont toujours eu besoin, et de marges
suffisantes pour déceler les retouches, et de dessins non bouchés par les
oblitérations pour y retrouver les minimes différences de planchage. Mais de
là, comme aujourd’hui, à exiger que des timbres bientôt centenaires se
présentent dans un état de fraîcheur et de centrage comme n’importe quelle
émission en cours, il y a un monde. Quant à la vogue de certains pays, et l’oubli
progressif de certains autres, cette évolution continuelle n’est pas, comme
beaucoup le croient, le fait de modes irraisonnées, ou, pis encore, de
publicité occulte de puissants groupes de négociants ayant constitué des stocks.
Deux éléments entrent en jeu : l’état de prospérité plus ou moins grand de
certaines nations, et l’importance de leurs groupes de collectionneurs, et, d’autre
part, l’état actuel des études philatéliques sur certains pays ou certaines de
leurs émissions.
C’est un lieu commun de dire que les vignettes postales sont
d’abord et surtout collectionnées par leurs nationaux ; il n’est qu’à voir
autour de nous en ce qui concerne la France et ses colonies. Or le groupe
humain le plus riche et possédant la masse la plus grande de collections hors
classe est l’Empire britannique ; c’est pourquoi les vieilles colonies
anglaises ont toujours dans leur ensemble et constituent encore la marchandise
la plus recherchée qui soit au monde. Viennent loin derrière les nations
riches, ou anciennes riches : France, Suisse, Hollande, Belgique, États
Allemands et Italiens, etc. Les émissions des pays pauvres ou effondrés, non
soutenues par leurs nationaux, sont pour ainsi dire délaissées, malgré souvent
le grand intérêt philatélique présenté, et malgré aussi que presque tous les
Européens du Continent qui le peuvent ont tendance à doubler leur collection
nationale par une autre plus ou moins spécialisée de l’Europe. Comme exemples
de cet état de fait, citons : la Russie, les divers Balkaniques, le
Portugal, etc. Hors l’Europe, c’est exactement la même chose. En Amérique, les
États-Unis, qui ont les bataillons philatélistes les plus importants du monde,
raflent leurs vignettes sur tous les marchés. Mais comme, dans ce pays, la
philatélie est très démocratisée, et que les très grandes collections sont très
peu nombreuses par rapport à la masse, les timbres vraiment rares (Maîtres de
Poste, non dentelés, etc.) sont en fait bien meilleur marché que les séries
appartenant à la catégorie moyenne. Et comme pour les philatélistes américains
plus avancés, à notre collection Europe répond la collection Amérique
britannique, nous avons là un second courant d’achats excessivement puissant
qui vient s’ajouter à celui provenant de l’Empire britannique, et qui explique
la hausse continuelle et irrésistible des timbres du Canada, de Terre-Neuve et
des Antilles anglaises. Quant aux divers États de l’Amérique du Sud, leur
situation économique et financière se traduit en pratique par des périodes de
prospérité énorme suivies de brusques dépressions ; la tendance des
timbres d’Argentine, du Brésil, du Chili, etc. est exactement la même.
Se basant sur cette règle de correspondance presque absolue
entre l’état de prospérité d’un pays et son marché philatélique, on peut en
déduire que l’avenir n’est pas des plus brillant pour les émissions d’Europe ;
que l’Empire britannique, sauf peut-être le Canada, a atteint son zénith
philatéliste ; que les États-Unis, surtout les timbres moyens, constituent
la grande marchandise actuelle ; que les Sud-américains sont à surveiller
de très près ; et que, pour un plus lointain avenir, les pays orientaux « qui
montent » sont à ramasser, qu’il s’agisse du Japon, de la Chine, de l’Iran,
de l’Égypte, et d’autres encore.
* * *
Quant à l’influence des études philatéliques sur la tenue
financière de certains groupes, rien de plus certain. Nous nous réservons d’en
parler plus tard, en analysant les possibilités de certains pays, ou de
certaines de leurs émissions.
M.-L. WATERMARK.
(1) Voir numéro d’octobre 1939.
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