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Chronique humoristique

Le billet de faveur

La mère Lefèvre se leva lourdement en s’aidant de ses mains dures accrochées à ses genoux pointus, fourgonna le petit poêle et donna quelques coups de sabot à des épluchures restées dans les cassures du carreau. De son pas alerte et court de petite vieille bien propre, elle traversa le couloir glacial, blanchi à la chaux, et entra dans sa chambre.

Tout en s’enveloppant dans la vieille mante aux plis épais, raidis par un demi-siècle d’usage, ses yeux perçants, très clairs et toujours soupçonneux, elle regardait autour d’elle.

« Si j’allais leur réclamer mon billet de faveur, murmurait-elle, il faudra ben qu’ils me l’rendent. L’s’en ont point servi. »

Quand elle fut bien ficelée, elle ouvrit la porte extérieure, empêcha du pied le chat de sortir et se glissa dehors, saisie par la brise froide qui balayait la chaussée.

Sur la route, une auto frileuse roulait vers Paris proche.

La mère Lefèvre traversa la route en courant et prit pied sur le large trottoir d’en face. À droite et à gauche, le petit village semblait mort de froid.

Elle enfila la venelle au père Bouchu. Dans un jardin entouré d’une haie dépouillée et drue, un vieux était courbé sur un tas de fumier qu’il égalisait à petits coups de bêche. Il se redressa péniblement au bruit des sabots frappant le sol gelé

— Salut ! mère Lefèvre ... Fait point chaud, à c’t’heure !

— Point chaud, point chaud. J’vas chez les Griffon chercher mon billet de faveur.

— Quoi ? ... fit le père Bouchu qui était un peu sourd. Mais Mme Lefèvre était déjà loin. Les sabots résonnèrent plus fort en longeant l’église. À la porte du presbytère, le curé, son bréviaire à la main, regardait le ciel terne.

— Bonjour, monsieur le Curé.

— Bonjour, madame Lefèvre.

Le curé ne semblait pas être disposé à bavarder. Mme Lefèvre, qui s’était arrêtée, se trouva toute bête ... Elle dit :

— J’vas chez les Griffon chercher mon billet de faveur.

— Bien, madame, c’est bien, ça ..., répondit le curé qui n’écoutait pas et ne cherchait même pas à comprendre.

Passé le presbytère, le chemin débouche sur les champs. La mère Lefèvre reçut le vent de plein fouet et présenta d’instinct la croupe à la bise tranchante qui sentait la poussière.

Elle se mit à courir.

La maison des Griffon se dressait, basse, crevassée, rugueuse, en plein chaume, entourée de poules et de fils de fer rouillés.

La vieille annonça son arrivée en choquant des sabots sur le seuil. Elle appuya du pouce sur la patte du loquet. La porte haute et le hec s’ouvrirent. Une bouffée de chaleur grasse invita à entrer. Les portes se refermèrent avec le bruit clair du loquet tressautant.

La mère Griffon, la tête enveloppée d’une marmotte, lessivait dans la cuisine. Elle se précipita en s’essuyant les mains au verso de son tablier bleu, avec un grand bruit de galoches.

— C’est-y Dieu possible ! ... Madame Lefèvre ! ... par un chien de temps pareil ! Assoyez-vous donc là, dans le coin, près de la cuisinière ... C’est’y gentil à vous, tout d’même ! ... Vous voyez, j’fais ma lessive ...

La mère Lefèvre restait debout, immobile, ses petits yeux vrillant tous les coins, les lèvres pincées.

Elle dit enfin :

— J’suis v’nue pour vous réclamer mon billet de faveur. Toujours s’essuyant ses mains humides, Mme Griffon pencha la tête de côté, les yeux vagues, demi-fermés, le front plissé. Elle cherchait dans le passé.

— Quel billet de faveur ? ... La mère Lefèvre s’impatienta.

— Vous vous rappelez t’y pus ? V’là ben trois ans, la fois qu’j’étais allée à Paris, au mariage de mon fils, y’avait l’bureau de tabac de la rue de Rivoli, où j’étais allée acheter un timbre, qui m’avait donné un billet de faveur pour un théâtre, avec le nom du théâtre et l’nom d’la pièce imprimés dessus. On payait 3 fr. 50 au lieu de 10 francs, j’me rappelle ben ... J’avais pas pu y aller. Alors, j’vous l’avais donné en rev’nant d’Paris ; j’croyais qu’vous deviez y aller dans queque jours, mais vous y avez pas été ... Vous vous rappelez-t’y maint’nant ? ...

— Oui ... oui ... Attendez donc ...

— Ce s’rait ben dommage si vous l’auriez perdu. Ce s’rait ben bête de perdre l’occasion d’aller au théâtre pour quasi rien. Vous d’vez l’avoir ’core ; cherchez ben ...

La mère Griffon avait ouvert l’armoire à linge, bien rangée et fleurant bon. Avant de commencer les recherches, elle explorait du regard les piles de draps et les grosses chemises de toile empilées, le front soucieux, les ongles aux dents.

— Attendez donc ... attendez donc ...

Enfin ses mains écartèrent les masses grises et blanches et se faufilèrent dans des profondeurs sombres et mystérieuses.

Après quatre ou cinq plongées, la main droite réapparut, ornée entre deux doigts d’un petit morceau de papier vert plié en quatre.

Le visage de Mme Griffon s’épanouit.

— Le v’là, vot’billet d’faveur ! J’savais ben qu’i’ n’était pas perdu !

La mère Lefèvre avait déplié le billet et en inspectait rapidement le contenu. Elle le replia et le tassa au fond de son vaste porte-monnaie.

— C’est ben ça. Vous comprenez ... J’vas passer deux jours chez ma bru, à Paris. Je trouv’rai ben le temps, un soir, d’en profiter ...

Mme Griffon tisonnait la cuisinière.

— Vous allez ben vous asseoir un brin. On va boire une goutte de café.

— Un petit bout, oui. J’veux ben ... Et les lapins ? Comment qu’i’ s’portent ? ... La conversation continua.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après, Mme Lefèvre revint furieuse de Paris. Sa maigre silhouette noire dansait, encadrée de deux paniers lourds, sur la route, entre la gare et le village. Le père Bouchu, qui brouettait du bois au château, la rencontra à deux cents mètres des premières maisons. Il s’arrêta, posa sa brouette. Les hurlements aigres de la roue cessèrent.

— Alors, madame Lefèvre ? ... Ça va-t’y à Paris ? La vieille s’arrêta pile, sans poser ses paniers ; elle regarda le vieux droit dans les yeux, branlant la tête, les prunelles mauvaises, les lèvres minces. On devinait qu’elle en avait gros sur le cœur.

— Vous savez, les Griffon ? ... commença-t-elle ; eh ben ! ... j’vous conseille de ne ren leur confier ! J’leur avais t’y pas prêté un billet de faveur ... J’leur avais repris, puis-qu’i’ n’s’en avaient point servi. Quant j’suis arrivée à Paris, j‘m’ai présentée, le soir, au théâtre qu’était imprimé su’ l’billet et j’ai montré le billet à un monsieur très bien, habillé en grande cérémonie, qu’était assis à une tribune, à l’entrée. Il a regardé le billet, il l’a retourné sur toutes les coutures, il s’est penché en rigolant vers un autr’ monsieur, en habit aussi, qu’était à côté d’lui, et puis i’ rigolaient ... i’ rigolaient ... que tout le monde rigolait ren que d’les voir ... Enfin, y’a le premier monsieur qui m’dit : « Madame, qu’y dit, il ne vaut plus ren, vot’ billet. Il est périmé ... » Croyez-vous ! ... Ces Griffon ! ... Ils ont laissé mon billet se périmer ! ...

Le père Bouchu riait doucement, d’un rire immobile et silencieux. Il ne comprenait que très vaguement ce que lui disait la vieille.

La mère Lefèvre avait fait quelques pas vers le village. Elle s’arrêta brusquement et se retourna vers la brouette. Elle hurla :

— Dites donc, père Bouchu ! Vot’ femme a-t-elle pas prêté aux Griffon son parapluie, dimanche qui pleuvait tant ? ... Eh bien ! elle ferait pas mal d’aller leur z’y réclamer, tout de suite ! Des fois qu’ils le laiss’raient aussi se périmer ... On ne sait jamais, avec des sans-soin pareils !

Et, de plus en plus furieuse, elle reprit sa course vers le village.

Charles BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 63