Nous sommes souvent consultés, soit par des chasseurs
exposés à des revendications de la part de cultivateurs qui se plaignent des
dégâts causés à leurs récoltes par les lapins, soit par des cultivateurs
victimes de ces dégâts. Suis-je responsable ? demandent les premiers.
Contre qui dois-je me retourner ? demandent les seconds. Nous avons
plusieurs fois traité ces questions dans les colonnes du Chasseur Français,
et bien souvent il suffirait de se reporter à des articles anciens pour trouver
la solution de la difficulté. Mais nous comprenons que c’est là une recherche
assez difficile, surtout pour ceux qui ne conservent pas la collection de cette
revue. Aussi, ne craignons-nous pas de revenir une fois de plus sur ce sujet,
répondant en même temps à deux correspondants.
Le premier cultive, en qualité de fermier, des terres se
trouvant à proximité d’un bois, dont le propriétaire a loué la chasse à un
syndicat de chasseurs, bois où foisonne le lapin, qui ravage les cultures de
notre correspondant. Nous n’allons pas chercher pour le moment à déterminer si
le fermier en question a droit à des dommages-intérêts pour le préjudice qu’il
subit : c’est là une question dont nous n’avons pas les éléments
d’information nécessaires pour la résoudre ; nous supposons que les dégâts
causés dépassent ce qu’on peut considérer comme devant nécessairement se
produire, en raison du voisinage des bois, et que cet état de choses est la
conséquence d’une faute imputable aux locataires de la chasse ; qu’ainsi,
le cultivateur est fondé à demander la réparation du préjudice qu’il subit. Ce
qu’on nous demande, c’est de déterminer la personne à laquelle le cultivateur
doit demander cette réparation.
Dans le cas qui nous était ainsi soumis, nous avons engagé
le cultivateur à diriger le procès à intenter contre le propriétaire du bois,
et non contre la société locataire de la chasse. En effet, il n’est pas certain
a priori que le locataire de la chasse soit responsable ; tandis qu’il est
certain que le propriétaire peut être assigné à bon droit, sauf à lui à se
retourner, le cas échéant, contre le locataire de la chasse.
Il est admis, en effet, que le propriétaire du bois d’où
sortent les lapins, auteurs des dégâts, est toujours responsable de ces dégâts,
même s’il a loué la chasse et si l’excessive multiplicité des lapins tient à la
manière dont procède le locataire de la chasse, même si, dans le bail de
chasse, il a été stipulé que le locataire devra faire son affaire personnelle
des réclamations pour dégâts causés par le gibier, ou que le locataire sera
tenu de garantir le propriétaire en cas de poursuites pour dégâts de gibier
exercées contre lui. Ces clauses, en effet, ne s’appliquent que dans les
rapports entre le propriétaire du bois et le locataire de la chasse ;
elles ne sont pas opposables aux tiers qui ont à se plaindre des dégâts de
gibier.
Sans doute, dans bien des cas, le cultivateur qui souffre
les dommages est recevable à en poursuivre directement la réparation contre le
locataire de la chasse. C’est notamment le cas, lorsque la multiplication
excessive des lapins tient à ce qu’on ne chasse pas assez souvent, que les
battues sont insuffisantes. Au contraire, il est des cas où le locataire de la
chasse échappe à toute responsabilité et où, en exerçant contre lui l’action
pour dégâts de gibier, on s’expose à voir repousser la demande comme mal
introduite. Tel est le cas, lorsque l’excessive quantité de lapins provient
surtout de l’existence sur la propriété de ronciers, de broussailles ou de
buissons, ou de l’abondance des terriers, et que c’est le propriétaire qui
aurait dû en faire opérer la destruction. Il arrive aussi, que, tout en louant
la chasse, le propriétaire se réserve le droit de chasser, soit seul, soit avec
un certain nombre d’amis, et, dans ce cas aussi, le propriétaire devrait
supporter une certaine responsabilité. Enfin, il est à noter que les tribunaux
ont parfois décidé qu’en l’absence même de toute faute qui lui serait imputable
et par l’effet de laquelle les dégâts se seraient produits, le propriétaire
peut être condamné à supporter une part des dommages-intérêts, d’une part,
parce qu’il n’est pas toujours possible au locataire de la chasse, aussi
diligent soit-il, d’empêcher que des dégâts soient causés aux propriétés
voisines lorsque, à l’origine de la location de chasse, les lapins existaient
déjà en grande quantité, et, d’autre part, parce que, cette abondance de gibier
ayant permis au propriétaire de louer sa chasse plus avantageusement, il est
juste qu’il supporte dans une certaine mesure les inconvénients résultant de ce
fait.
Pour toutes ces raisons, nous conseillons d’exercer l’action
pour dégâts de gibier, soit contre le propriétaire seul, soit à la fois contre
le propriétaire et le locataire de la chasse.
* * *
L’autre question qui nous était posée se rattache au même
ordre d’idées : la société de chasse, responsable en principe des dégâts
causés aux cultures, doit-elle indemniser complètement le cultivateur pour tous
les dégâts qu’il subit ? Ce cultivateur ne doit-il pas conserver à sa
charge une certaine proportion de ces dégâts, celle qui eût été normale, étant
donné le voisinage d’un bois ?
C’est la vieille question de la prétendue servitude, tenant
au voisinage d’un bois. Certains tribunaux ont admis son existence et chiffré à
un dixième la proportion du dommage dont la réparation n’est pas due, tandis
que d’autres décisions repoussent toute idée de servitude et accordent
l’entière réparation des dommages causés.
Nous avons déjà eu à nous expliquer sur cette question, et
nous allons nous borner à rappeler la conclusion de l’étude que nous en avons
faite : il n’y a pas de servitude au sens propre du mot, car aucun texte
légal n’en a reconnu l’existence; mais l’idée, au fond, est exacte ;
seulement, il faut la présenter sous son jour véritable. S’il est établi que le
propriétaire du bois s’est montré négligent en laissant les lapins s’y
multiplier d’une manière excessive, et en n’en assurant pas la destruction
d’une manière assez efficace, il doit être condamné à réparer le préjudice
causé dans la mesure où il est la conséquence de la faute commise. Or, on doit
remarquer que l’entier dommage, souffert par les récoltes, n’est pas la
conséquence de l’insuffisance des moyens de destruction employés ; quelle
qu’ait pu être, en effet, le soin apporté par le propriétaire du bois à
empêcher le pullulement des lapins, il serait resté cependant assez d’animaux
pour que les cultures voisines en aient eu quelque peu à souffrir ; en
conséquence, le préjudice constaté n’est que pour partie la conséquence du
manque de vigilance du propriétaire, lequel, par voie de conséquence, ne doit
être condamné à réparer ce préjudice que dans la même proportion. C’est donc
une question de proportion à déterminer ; mais cette proportion ne saurait
être invariable ; elle dépend des lieux et, des circonstances; c’est au
juge saisi du litige qu’il échet d’apprécier quelle proportion du dommage subi
doit être laissée à la charge du cultivateur. En somme, à part l’emploi du mot
servitude, qui nous paraît défectueux, nous approuvons entièrement les décisions
qui laissent une partie du dommage à la charge du cultivateur et, si elles sont
exactement motivées comme nous venons de l’indiquer, ces décisions échapperont
à la cassation.
Paul COLIN,
Avocat à la cour d’Appel de Paris.
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