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Position de puissance et position de souplesse

Nous avons signalé précédemment que le jeu articulaire du genou variait au cours du pédalage, dans d’assez grandes proportions, suivant la position en machine adoptée par le cycliste. Ces variations ont lieu même quand la distance entre la selle et le pédalier garde sa mesure normale, c’est-à-dire qu’elle permet de poser facilement le talon sur la pédale quand celle-ci est au bas de sa course. Cette distance ne change pas lorsqu’on prend soin d’élever la selle quand on l’avance, de l’abaisser quand on la recule.

Sur la silhouette d’un cycliste en position normale (fig. 1), c’est-à-dire telle que la ligne verticale passant par l’articulation de sa hanche S tombe à 30 centimètres en arrière de l’axe du pédalier, on constate que, lorsque la pédale est au bas de sa course, la cuisse SO fait avec la jambe OC un angle en O, au genou, ouvert à 140 degrés ; l’autre genou se ferme à 100 degrés, ce qui donne un angle de travail de 40 degrés.

Reportons, sur la figure 2, seulement les lignes représentant les axes de la cuisse et de la jambe. Si l’on porte la selle, et par conséquent l’articulation S de la hanche en avant et en haut, en S", l’angle du genou, en O, s’ouvrira bien plus, jusqu’à 160 degrés. Ainsi, quand la pédale arrivera au bas de sa course, la jambe sera presque complètement étendue sur la cuisse.

Reculons, au contraire, l’articulation de la hanche en arrière et en bas, en S’. L’angle du genou ne se fermera plus qu’à 125 degrés ; la jambe reste sensiblement fléchie, même quand la pédale est au bas de sa course. Dans la position S’, selle en avant, au-dessus du pédalier, position de beaucoup de coureurs actuels, on pousse à jarret tendu. Dans la position S’, selle en arrière, on pédale en demi-flexion. Dans la position intermédiaire S, on se tient à égale distance de ces deux extrêmes.

Quels sont les avantages de sa position avant ? Tous les cyclistes ont-ils intérêt à l’adopter, parce qu’elle est utile aux coureurs ?

Cette position en avant est une « position de puissance ». Les coureurs y sont venus, parce qu’on leur établit des courses qui ne peuvent se gagner que dans les longues et dures côtes de montagne. Il s’agit pour eux d’enlever ces côtes à 15 ou 20 kilomètres de moyenne en tournant, à environ 60 tours-minute, des développements de 5 mètres et parfois davantage. Dans ces conditions, les gros muscles extenseurs de la cuisse agissent plus puissamment à fin de course, quand la jambe est presque étendue à fond.

D’autre part, la position haute permet, par une légère bascule du bassin à droite et à gauche, de porter presque tout le poids du corps sur la pédale descendante, pendant qu’on en soulage totalement la pédale remontante. En somme, toute l’énergie musculaire disponible est transmise, directement ou indirectement, sur la pédale active, celle qui descend.

Mais si cette position permet de réaliser des prouesses en côte, elle n’économise pas les forces. Et pour grimper un col à ces allures de course, avec un braquet déjà sérieux, il faut être un athlète entraîné, disposé à batailler contre des adversaires de valeur. Le cas du cycliste ordinaire, et même du cyclotouriste grand randonneur, est fort différent. Il est plus qu’honorable pour ceux-là de monter ces mêmes cols entre 8 et 12 kilomètres-heure, sur développement d’environ 3 mètres. Et dans ces conditions, la position avant ne s’impose guère, car il s’agit de ménager ses forces, — en tournant sans trop d’effort, — plutôt que de les jeter toutes ensemble dans la bataille.

Or, il faut considérer que cette position haute et en avant, de bon rendement en côte, est assez désavantageuse sur le plat et en descente. Elle ne favorise pas le pédalage en souplesse, à 100 ou 120 tours-minute, tournoiement facile et élégant qui ne peut être mené qu’avec une amplitude réduite du jeu du genou, assurant le travail en demi-flexion des muscles de la cuisse.

D’autre part, la position en avant rend la direction assez dure ; on s’en rend compte en essayant de rouler sans tenir le guidon ; ce n’est pas impossible, mais c’est une petite acrobatie ; en position en arrière, tout cycliste y parvient sans peine. Autrefois, c’était comme un geste naturel de se redresser sur la selle, de lâcher le guidon et de rouler ainsi quelque cent mètres pour se délasser les reins et les poignets. Aujourd’hui, on ne lâche guère son guidon, et, même en se relevant, on le maintient encore d’une main et du bout des doigts, de peur que la direction n’échappe brusquement. Les coureurs, adroits par définition, ne sont peut-être pas très gênés par cette instabilité de la direction ; encore, reconnaissent-ils qu’on dégringole les côtes plus facilement en se portant sur l’arrière de la selle. En tous cas, le cycliste ordinaire n’a aucun intérêt à jouer cette difficulté. Il se trouvera toujours plus à l’aise, plus en sécurité, dans une position un peu basse et en arrière.

Les femmes, qui viennent si nombreuses au cyclisme, doivent particulièrement s’abstenir de la position avant. Si haut perchées, avec une direction instable, elles ne se sentent pas à l’aise et s’affolent devant tout obstacle, tout incident de route. De plus, il n’est pas dans leur nature de pousser énergiquement sur les pédales ; elles sont bien plus aptes à les tourner vivement, en souplesse, d’un mouvement de cheville assez analogue à celui qu’elle donne si facilement sur la machine à coudre. Elles se trouvent donc fort bien d’une position en arrière, plus accentuée encore, que celle qui convient à l’homme ; la selle doit être placée assez bas, et ce rapprochement du sol les mettra aussi en confiance.

Signalons enfin, que la position avant, venant à la mode, a entraîné celle des grands développements. Avec la jambe tendue, on trouve plus facile de pousser que de tourner. Le plus médiocre cycliste s’offre une « gamme de vitesses » qui comporte un 6m,50, parfois un 7 mètres, qu’il prétend employer sur le plat, même quand il ne peut soutenir un train de 25 kilomètres-heure ! Ceux qui ne tombent pas dans cette exagération ridicule pensent volontiers que, sur terrain facile, il est bon d’employer 6 mètres, tout au moins 5m,80. Ils renoncent à l’avantage de mener bien plus facilement, bien plus longtemps, le même train avec 5m,20, développement normal, on peut dire idéal, pour tout routier qui ne fait pas des courses.

Ce braquet idéal ne peut se mener à 100 tours-minute que dans une position de souplesse, entraînant une faible amplitude du jeu articulaire du genou ; et c’est donc la position en arrière et un peu basse qu’il faut adopter.

La majorité des cyclistes, on peut bien le dire, ne cherchent pas à vaincre les longues et dures côtes ; ils les évitent même avec soin, et c’est dans les régions plates que le cyclisme compte le plus de pratiquants. Raison de plus pour remettre à la mode et généraliser la position arrière. Les coureurs, les grands randonneurs, les cyclotouristes montagnards, sauront toujours trouver une position conforme aux efforts particuliers qu’ils ont à fournir.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 86