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Le cœur

On nous demande souvent pourquoi on situe couramment dans le cœur, qui, en réalité, n’est qu’un organe de propulsion du sang, une pompe aspirante et foulante, des sensations ou des sentiments, comme s’il s’agissait d’un cerveau ou d’un système nerveux. Il est fréquent, en effet, de dire : J’aime « de tout mon cœur », ou « j’ai à cœur » de bien faire telle chose, telle vexation m’a « fait mal au cœur », etc., ce qui, évidemment, est matériellement inexact.

Et cependant, il est également incontestable que ces expressions ne sont pas purement subjectives, et que nous avons, à l’occasion de certaines émotions ou sentiments, l’impression très nette d’une sensation située dans notre région cardiaque, se traduisant même parfois par des palpitations, ou, au contraire, par une sensation d’angoisse ou d’arrêt momentané du moteur cardiaque. Et le sportif, comme l’acteur, dans la sensation du « trac » comme dans celle de la joie ou des émotions diverses créées par les péripéties d’un match ou d’une course, éprouve souvent de semblables phénomènes.

À quoi tiennent ces sensations supérieures au sein d’un organe qui, à première vue, n’est qu’un vulgaire muscle ? À ce que le cœur est un organe tout à fait spécial, un muscle en quelque sorte supérieur, et doué de connexions tellement intimes avec le système nerveux central qu’il jouit d’une sensibilité particulière.

La nature est un grand artiste qui, d’un muscle, peut faire un simple élastique ou une machine délicate et sensible, qui, de la disposition de rochers peut réaliser une vulgaire grotte ou un somptueux palais. Du cœur, elle a fait l’organe aristocratique par excellence. Rien n’est beau comme d’assister à la naissance d’un cœur, chez un poulet par exemple. Dès la vingt-sixième heure, on le voit déjà battre, puis passer progressivement par les formes qui sont restées définitives pour des animaux de classes ou d’espèces inférieures. Il diffère des autres muscles en ce qu’il agit dès qu’il apparaît, avant même d’être complètement développé. Alors que les autres muscles ont de longues périodes de repos, il travaille, lui, sans arrêt, de la première seconde de la vie jusqu’à celle de la mort, même pendant le sommeil, au rythme d’un moteur bien réglé et qui tourne rond. Il a organisé ses périodes de contraction (systole) et de relâchement (diastole) sur la loi des trois-huit (huit heures de travail sur vingt-quatre), bien avant que M. Albert Thomas n’ait appliqué ce système aux travailleurs de l’industrie ! Il vit le premier, il veille le dernier ; tant qu’il n’a cessé de battre, la vie peut se rétablir, même chez un noyé dont la respiration est déjà suspendue.

Et cette prodigieuse activité si bien réglée, s’explique du fait que le cœur, en outre des innervations qu’il reçoit, comme tous les muscles, du système central, a son innervation propre. C’est ce qui explique aussi qu’il puisse éprouver des sensations particulières. Car, lorsqu’on coupe les nerfs arrivant à un muscle ordinaire, celui-ci est de suite paralysé. Si, au contraire, on coupe ceux qui arrivent au cœur, il n’en bat que plus vite.

Ce n’est pas le lieu, dans ces colonnes, de décrire comment, par une disposition spéciale, l’action des nerfs sensitifs sur les muscles moteurs, et en particulier sur le nerf pneumogastrique, le cœur réagit par des modifications de son rythme et par des accélérations ou des « ratés », a des sensations telles que l’émotion ou la douleur. J’ai seulement donné ces notions générales pour expliquer que ces relations entre le matériel et le subjectif, entre la cause et l’effet, existent et sont physiologiquement expliquées.

Ce n’est donc pas seulement dans la littérature, mais dans la réalité, que le mot « cœur » est passé de la langue du physiologiste dans celle du poète, du romancier ou de l’homme du monde, et qu’on a pu l’indiquer comme le siège des sentiments les plus nobles et les plus tendres de notre intimité, « La vérité du savant ne saurait contredire celle de l’artiste », a dit Claude Bernard. Et la nature est un grand artiste.

Et, loin de se concurrencer ou de se mépriser, le savant et l’artiste doivent, au contraire, dans l’intérêt des progrès de nos connaissances et de leurs applications, se donner la main en se complétant l’un et l’autre, en cherchant à se rencontrer et à se comprendre.

Effectivement, on constate que le cœur est d’autant plus prompt à recevoir et à traduire ainsi l’impression nerveuse que l’animal est plus sensible, c’est-à-dire qu’il appartient à une espèce plus élevée. Il faut une action plus forte sur le pneumogastrique de la grenouille, pour obtenir la même réaction, que sur celui d’un chien de chasse, qui est le type de l’animal intelligent.

Chez l’homme et chez les animaux supérieurs, le cœur n’est plus seulement l’organe central de la circulation ; il est aussi le centre où viennent retentir toutes les actions nerveuses sensitives.

En tant qu’ancien combattant, je me permettrai, comme exemple, d’en conclure que celui qui déclare — ou qui prétend — n’avoir pas eu peur à son premier contact avec le feu, n’est qu’une brute sans mérite. Que le vrai courage, au contraire, est celui de l’homme normal ou sensible, qui a peur, dont le cœur « se serre », et qui marche quand même !

Mais revenons à l’athlète et au sport, et résumons le rôle du cœur, en matière d’effort, en tant qu’organe sensible. Ce rôle est celui d’un régulateur et d’un avertisseur à la fois. C’est lui qui, par les sensations ressenties, par les réactions plus ou moins violentes qu’il leur oppose, sert à l’athlète de trait d’union entre les possibilités qu’il sent en soi et l’effort qui reste à fournir, qui lui permet de doser son effort, de combattre l’émotion, de se concentrer ou non, selon que l’équilibre physiologique général dont il est le contrôleur et le témoin le plus fidèle est au point ou déréglé, selon que le sujet est en forme ou surentraîné, selon qu’il est moralement bien préparé ou, au contraire, inquiet ou anxieux.

Et c’est par un entraînement progressif et bien conduit que, aux qualités intrinsèques et anatomiques du cœur, comme du cerveau, on peut ajouter, pour arriver à son meilleur rendement, l’éducation des réflexes, de l’émotivité, de la confiance et du contrôle de soi-même, qui, souvent, permettent à un sujet en apparence moyen, des performances supérieures à celles d’un athlète merveilleusement bâti, mais dont la sensibilité est mal au point ou les réflexes mal éduqués.

J. ROBERT.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 89