Après Allègre, la route continue à s’élever. Elle court,
maintenant, à plus de 1.000 mètres d’altitude, à travers des bois superbes.
Derrière un rideau de sapins, nous entrevoyons le poétique lac de Malaguet. À
Sembadel, station estivale, nombreux et confortables hôtels, coquettes villas,
nous rejoignons la route nationale. Celle-ci s’élève encore. Soudain, à un
carrefour, l’écran du bois s’entr’ouvre et la Chaise-Dieu apparaît.
Évocation grandiose : au milieu d’un paysage désolé,
l’énorme vaisseau de l’antique abbaye jaillit, avec ses lignes droites et
régulières, d’une sobriété normale et voulue ; elle écrase de sa masse les
maisons qui se pressent autour d’elle et semblent chercher un refuge à l’ombre
de ses trois tours.
Quand on s’approche, c’est une émotion mêlée de tristesse
que l’on éprouve devant la basilique que l’ancien moine bénédictin, Pierre
Rogier, devenu pape sous le nom de Clément VI, voulut si puissante et si
belle, et qui n’est, maintenant, qu’un asile de mort et de désolation. Les proportions
mêmes de l’édifice contribuent à cette sensation d’écrasement. À l’inverse des
cathédrales gothiques où l’œil se perd vers les hautes voûtes, celle-ci est
surbaissée. Elle ne mesure que 18 mètres de hauteur, tandis qu’Amiens dépasse
42 mètres pour une largeur sensiblement égale. Tout y évoque la mort : les
tombeaux, dont le plus important, celui du fondateur, a été mutilé et privé des
44 statues de parents et de familiers qui l’entouraient ; la fameuse
« Danse macabre », jusqu’à l’orgue imposant que supportent des
cariatides dues, probablement, à Coysevox et dont les tuyaux brisés ont perdu
leur voix. Et c’est, plus triste encore, l’agonie qui continue des œuvres
d’art, des fresques que la lèpre ronge, du cloître souillé de lambeaux
d’affiches, et des bâtiments conventuels, convertis en logements ouvriers.
La « Danse macabre » de la Chaise-Dieu est une des
cinq compositions funèbres subsistant en France et inspirées par l’état
d’esprit persistant après les fléaux qui avaient ravagé l’Europe au moyen âge.
C’est la mieux conservée et la plus artistique. Les autres sont celles de
Kermaria-en-Isquit, dans les Côtes-du-Nord ; de Kernascleden
(Morbihan) ; de Meslay-le-Grenet (Eure-et-Loir) et de la Ferté-Loupière
(Yonne). On ignore l’auteur de la fresque de la Chaise-Dieu, aussi bien que
l’époque à laquelle elle fut réalisée ; mais la forme des costumes et,
surtout, celle des chaussures à la poulaine, interdites par un édit de Louis XI,
en 1480, indique que l’œuvre remonte à la première moitié du XVe siècle. On y voit
la mort gambadante et sautillante, entraînant les vifs dans sa ronde, sans
respect du rang et de l’âge, depuis le pape et le roi, jusqu’au serf et
l’enfant au maillot.
La vision du chœur luxueux que précède le jubé est, par contre, une protestation
de la vie. Il forme un heureux contraste, avec ses 156 stalles du XIVe
siècle, délicatement sculptées, et ses quatorze merveilleuses tapisseries,
représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, toutes d’une
fraîcheur remarquable, où les couleurs les plus tendres s’harmonisent sans
s’effacer. Toutes ces merveilles sont, maintenant, sous la garde du Service des
Monuments historiques. Mais sait-on que le classement en est relativement,
récent, et qu’il fut, au siècle dernier, refusé, sur le rapport défavorable de
Prosper Mérimée. Dans ses Notes d’un voyage en Auvergne, celui-ci avait
d’ailleurs réservé toutes ses faveurs pour l’église Saint-Julien-de-Brioude,
manifestant presque du dédain pour la Chaise-Dieu.
À la sortie de l’église, on nous montre la modeste maison où
s’installa, pour un exil qui ne dura que six mois, le beau et naïf cardinal de
Rohan.
La route descend maintenant, sinueuse, dominant, à une
grande hauteur, les gorges de la Dore impétueuse. Nous avons quitté le Velay.
Devant nous, s’étale la plaine du Livradois où Arlanc nous attend, quatre cents
mètres plus loin. Nous continuons à descendre en pente douce, traversons
Marsac-en-Livradois, passons entre ses deux églises : l’une du XVe siècle, de style
méridional ; l’autre romane, délabrée. Puis c’est Ambert. L’ancienne
capitale du Livradois vaut une visite, avec son église Saint-Jean, de la
dernière période du gothique, ses vieilles maisons, sa tour des Mandrins et,
aussi, ses vieux moulins où l’on fabrique encore, d’après le procédé du XIVe siècle,
les papiers à la cuve qui firent, autrefois, la renommée d’Ambert.
La N. 106 continue à suivre la Dore. À partir de
Vertolay, elle s’enfonce, pendant 15 kilomètres, dans des gorges sinueuses et
boisées. Sur notre droite, s’élève le pittoresque bourg d’Olliergues, campé
autour de ruines de son château féodal. À Giroux, nous quittons la rivière,
pour franchir un éperon, et la retrouver à Courpières. Une halte s’impose pour
visiter l’église, du plus pur roman auvergnat et de curieuses maisons
mi-pierres, mi-bois.
Quittant la route nationale, de jolis chemins nous amènent à
Thiers, la « ville noire », assise à demi sur le bord d’un abîme,
suivant l’expression de Massillon.
Située sur les confins de l’Auvergne, du Forez et du
Bourbonnais, Thiers a emprunté à chacune des trois provinces quelques-unes de
leurs coutumes qui se sont fondues en un ensemble d’où vient son originalité.
Assise sur le flanc d’un des derniers éperons des monts du
Forez, la ville étale ses habitations et ses usines sur un plan incliné qui,
sur une distance d’un peu plus d’un kilomètre, va d’une altitude de 310 mètres
au Moutier, à 500 mètres au Faubourg de Pierre-Plate. « On dirait, a dit
Balzac, une ville peinte sur le penchant d’une colline ».
Avec ses rues étroites et tortueuses, les unes à degrés, les
autres d’une pente invraisemblable, avec ses vieilles maisons à pans de bois, à
figurines sculptées, ornées de scènes mythologiques, son château du Piroux, ses
antiques boutiques, sa vieille église Saint-Genès, Thiers donne bien
l’impression d’une cité médiévale, mais où la vie et l’animation qui y
régnaient au XVe siècle ont persisté. Le chiffre de la population s’est gardé
sensiblement le même, variant entre 12.000 et 15.000 habitants. L’industrie de la coutellerie,
qui fut à l’origine de la ville, continue, encore à la faire prospérer.
Il faut bien se garder d’oublier la visite d’une de ces
nombreuses usines qui se succèdent sur les bords de la Durolle, alimentées par
les nombreuses chutes qui s’échelonnent sur son parcours. On y peut assister à
la genèse d’un de ces divers produits de l’industrie coutelière qui vont se
répandre aux quatre coins du monde. Tous les spécialistes y sont vus en plein
travail, depuis le forgeron qui met en branle le marteau-pilon du plus récent
modèle, jusqu’à rémouleur, qui est souvent une « émouleuse »,
péniblement étendu sur sa planche, au-dessus de sa meule, par-dessus le
torrent, avec son chien étendu sur ses jambes pour les réchauffer, comme au
temps de Louis le Hutin !
De la terrasse du Rempart, où le Touring-Club a fait
installer une très intéressante table d’orientation, la vue s’étend sur la
Limagne et le Livradois, tandis qu’à l’horizon, les monts Dômes et les monts
Dore se profilent dans la poussière dorée du soleil couchant.
Et c’est par Pont-de-Dore, Lezoux, dont l’église romane
désaffectée s’élève, paraît-il, sur les ruines d’un temple d’Apollon, la
descente vers Clermont-Ferrand.
Mais, cette fois, nous sommes en Auvergne.
Marcel VIOLLETTE.
(1) Voir no 595.
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