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Sur les routes de France

à la veille de la guerre.

« Une patrie avec un beau climat
Un beau sol, cela se paie. »

J. GIRAUDOUX.

Il est possible, disait-on, que, cette année, la période des congés payés coïncide avec celle de la mobilisation générale.

Tout en redoutant la précision de ce pronostic, nombreux sont ceux qui ont désiré vivre jusqu’à l’heure ultime dans la paix harmonieuse et bienfaisante de notre terroir. Mieux encore, certains ont voulu le revoir pour se sentir tout près de lui jusqu’à la dernière minute. Et c’est ainsi qu’il nous fut donné, dans un long périple à travers nos provinces, d’en retrouver le vrai visage, le visage immortel, celui qui ne se découvre avec pudeur qu’aux périodes héroïques.

Nous sommes le 23 août. À travers le Périgord, la petite Suisse Corrézienne, les avancées des Dores et des Dômes, par Périgueux endormie, Brive agitée, Tulle insouciante, Clermont industrielle et active, la N. 89, dont nous avons épousé les sinuosités, nous amène du vignoble girondin jusqu’à Thiers. Une situation et un panorama qui valent mieux qu’une halte. Nous avons là, tout à coup, l’impression qu’au cadran du destin, une nouvelle ère va s’inscrire.

Beaucoup de gens dans la rue ; ils n’y sont point pour admirer les caprices de la Durolle, ni jouir d’un coup d’œil unique ; non, ils regardent, muets, une floraison de plaques rouges ornées (!) de torpilles blanches qui surgit sur des abris. Première alerte, qui ne semble cependant point troubler la sérénité d’un beau soir.

Mais, après Noirétable et Boën, sur cette route où des forteresses couronnent les pitons tourmentés d’un sol volcanique, voici Montbrison et, déjà, des attroupements dans les localités devant les affiches aux petits drapeaux entrecroisés qui vont se multiplier. Puis Saint-Etienne dont les habitants, avides de nouvelles, assiègent les salles des quotidiens. Il ne s’agit encore que d’échelons de mobilisation et pourtant le courant de la circulation commence à changer de cap : on ne va plus vers les vacances, mais vers le devoir ...

Ce courant s’inversera complètement dès que nous avancerons entre Lyon et Genève. Sans discontinuer, une caravane sans fin emportant d’invraisemblables bagages s’allonge et roule, roule vers Paris, épuisant sur son passage tous les postes d’essence, laissant dans les virages et dans les fossés les premières épaves de la tourmente.

À l’étape, l’hôtel qui hier s’était vidé brusquement de tous ceux qui se levaient en disant, calmes, mais un peu pâles :

« Je pars rejoindre demain », se remplit tout à coup d’un autre flot ; ce sont les estivants qui, en hâte, regagnent leur « home ». Il faut déjà s’arranger pour le logement.

Les heures et les jours s’écoulent dans cette ambiance qui nous permet à peine d’apprécier les coteaux de Fourvière et de saluer au passage les splendides quais de Lyon, ainsi que tout l’admirable parcours à travers l’Ain trop peu connu. Nous sommes maintenant à Annemasse : la poste est embouteillée, il devient impossible de téléphoner ; pouvoir télégraphier est un prodige ! Un flot humain déferle sur les places et dans les rues : c’est une troupe en marche vers les défilés où guette l’embuscade du destin.

Encore et partout des affiches officielles ; après les hommes on réquisitionne les bêtes et les voitures. Combien de regards tristes entre l’homme et le fidèle compagnon de travail qu’il conduit à la réquisition.

On sent qu’il gronde des forces mauvaises. La fièvre et l’angoisse montent dans le monde ; mais la raison se révolte toujours contre la guerre hideuse qui rôde autour des peuples libres.

La frontière franco-suisse, de ce côté là tout au moins, reste ouverte, Genève, calme et sans passion, au carrefour des civilisations (!), nous garde cette précieuse amitié des jours de malheur. Des masques dans les vitrines disent éloquemment la confiance accordée à certains voisins. Depuis longtemps sous la pluie des garanties et des traités, les peuples ont peur, et cela dans la ville même où nous avions cru placer la plus sublime des sentinelles, celle de la paix ...

Voici le soir, sur le Léman, on ne sait si sa féerie aura demain le même charme et si nous continuerons d’en goûter la douceur ... Une petite plage nous accueille, hôtels presque vides, villas fermées ; mais il reste encore des estivants, et on oublie que, déjà, le destin est entre les mains de Dieu. Toutes les odeurs des champs nous rejoignent, toutes les couleurs jouent dans les prés lumineux de lune et dans les vallées assoupies. Tout chante encore la joie de vivre ...

Le lendemain, là où le père et les frères sont partis, les femmes et les enfants sont de bonne heure au travail. Pour quelques-uns, c’est la troisième alerte en moins d’un an. Pour de bon cette fois ? Qui oserait le croire ?

À Thonon, où la réquisition bat son plein, malgré l’animation, l’atmosphère nous parait, par contraste avec celle de la veille à Annemasse, conserver une note de détente confiante.

Pourtant nous sommes au cœur de l’épreuve morale. De hautes et nobles interventions viennent de se produire, afin de sauver la grande espérance humaine.

Dans les églises, les femmes prient. Mais les Germains ont-ils brisé la croix ? Le plébéien aux desseins sataniques va-t-il armer ses dieux de pierre du marteau géant de Thor ? Français, croyants et incroyants, mais baignés de la même civilisation, nous nous refusons à voir le chemin des douleurs.

Et c’est presque soulagés que nous prenons la route tourmentée des gorges de la Dranse où des balcons de rochers sont couverts de verdure et d’arbustes enragés à vivre.

Qui donc a dit si justement de cette Savoie qu’elle est la grâce Alpestre ? Morzine, coquet village, en est une expression, et la descente du col des Gets, après toutes les « forclaz », va précéder la halte reposante sous les grands pins parfumés d’effluves sylvestres.

À Taninges, à Cluses où les nouveaux touristes, sous des uniformes d’alpins, voire de tirailleurs, apportent une note inaccoutumée, les voitures cèdent la place aux tanks et les mulets font faire des ascensions aux mitrailleuses. On veut penser qu’il est bon de prendre des précautions en un monde enclin à la folie, et on souhaite que tout cela ne se solde que par un chiffre de plus à l’addition effarante des taxes, sans qu’aucune inscription ne vienne s’ajouter à l’humble monument de nos villages. Dans le grand jeu des ombres, quand les contours s’accusent, se dessinent, que d’harmonieuses taches blanches apparaissent sur l’horizon bleu, on garde longtemps, après Sallanches et Mégève, la vision splendide du Mont-Blanc, silhouette inoubliable qui vous poursuit très loin. Aspect riant et ensoleillé de nos Alpes, votre apothéose des coloris flamboyants sous le soleil d’août dément les cliquetis d’armes qui ne sont point faits pour vos paysages de paix et de repos, ce repos que nous allons goûter une dernière fois dans la fraîcheur et le pittoresque des Gorges de l’Arly où la route en corniche tordue, étranglée, frôle des précipices.

Albertville, des barrages, des G. V. C., partout des soldats au milieu d’une population résolue, mais confiante en la parenté italienne. Dès Chambéry où les centres mobilisateurs se remplissent, où les cars roulent sans voyageurs, le dispositif mis en place incite cette fois à une profonde méditation ; il semble en être de même dans les yeux des passants, aucune panique, un peu plus de gravité.

Encore une lueur d’espoir, quand même, puisque le Président du Conseil vient de dire tout à l’heure : « Je ferai tout ce qui est humainement possible pour éviter la guerre ».

Malgré ce dernier appel à la conscience humaine, il paraît plus sage de ne pas poursuivre le voyage sur la Provence captivante et vers le Verdon passionnant. Il faut se hâter de faire demi-tour, car l’extinction des lumières et l’occultation des phares rend dorénavant la circulation redoutable au milieu des pèlerinages d’autocars et de camionnettes vides.

C’est le retour vers l’Ouest, la route de nuit déjà traîtresse par : la Tour du Pin, Givors, Rive-de-Gier, crachant l’incendie de leurs hauts fourneaux, puis Saint-Etienne où la soif de nouvelles fait écraser les foules autour des marchands de feuilles à gros titres : « l’intervention du président Roosevelt, le plan de paix soumis par Henderson, l’ultime conversation téléphonique de Mussolini à Hitler, l’énigme (?) russe, etc. ». Tant de travail pour les historiens !

Or, les dés sont jetés. Le bien est une fois de plus aux prises avec les vieilles forces du mal. Jusqu’au bout, nous ne voudrons pas le croire, espérant toujours quelque miraculeuse intervention pendant que les hommes des villes et des campagnes, silencieusement, presque farouchement, résignés à prendre le cauchemar à la gorge quittent un à un leurs maisons, sans clameurs, sans gestes.

Puisque le malheur des temps veut que le tocsin retentisse à nouveau dans nos belles campagnes, on devine que le Français, sentimental, amoureux de la douceur de vivre, s’il est douloureusement déchiré, est prêt à tout pour sauver, avec son coin de terre, une conception de l’existence qui est la sienne et celle des hommes libres.

À l’heure des épreuves décisives, l’homme de France a tout de suite retrouvé le sens de la gravité, la noblesse des veillées d’armes ; il recommence à s’aimer en ce coude à coude fraternel qu’il faudra prolonger sous un même drapeau, après les alarmes et au-delà des larmes.

Voilà ce que l’on sent et qui ne s’exprime pas dans tous ces villages pareils aux autres, où tout est comme hier à notre passage, et où, pourtant, tout est maintenant suspendu, immobile, lourd, si lourd même que les rares paroles ne traduisent plus ce dont l’âme est remplie. Les enfants aussi participent à l’intense émotion du moment, un voile a troublé l’innocente candeur de leurs grands yeux.

Rien de 1914, c’est 1939, vingt-cinq ans plus tard ...

Mais voici Bordeaux. À la tombée de la nuit, un dernier virage, une fumée dense s’élève toute droite comme celle d’un foyer symbole de vie, de famille, d’avenir. Notre voyage, en nous faisant mieux connaître ce visage de la France, nous la fait aimer davantage, et les poètes, qui nous ont révélé le don, la grâce et le charme de notre patrie, auront une fois de plus à célébrer l’émouvante grandeur de ses fils.

G. D.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 95