La logique voudrait que, nous trouvant en Guinée française,
nous gagnions ensuite la colonie la plus proche : la Côte d’Ivoire ;
mais la logique est une chose, les voyages en sont une autre. Le hasard a voulu
que se trouvât à Conakry un « cargo » desservant les ports
secondaires de la côte, magnifique occasion de les revoir et de s’y arrêter,
enfin de revivre quelques souvenirs ; de repasser encore une fois la « barre »,
cette succession de trois énormes volutes d’eau, qui déferlent avec force et fracas
sur le rivage, en rendent même souvent l’accostage impossible ; d’admirer,
sur la côte de Kroü, la hardiesse, l’habileté des passeurs kroümens, ces hommes
remarquablement musclés, véritables statues animées qui, montés sur leurs
frêles pirogues, franchissent la barre pour venir offrir leurs services comme
soutiers ou aide-chauffeurs aux navires qui vont dans le Sud, ou même partir
pour un temps comme manœuvres — et ils sont habiles et travailleurs — dans
les factoreries des colonies du Sud. Cette race admirable de formes est
malheureusement livrée à un alcoolisme invétéré, malgré les mesures
internationales prises, notamment l’élévation grandissante et considérable des
droits d’entrée ou d’accise. À première vue, peu de choses paraissent changées
depuis de longues années dans ces coins africains. Ce n’est qu’une apparence,
car, si l’on examine d’un peu plus près, on s’aperçoit bien vite que la vie — la
vie indigène — est devenue beaucoup plus active : la même remarque
générale vaut pour les colonies françaises comme pour les colonies étrangères.
Sans doute — et c’est là l’explication la plus plausible, — des
besoins nouveaux sont survenus qui ont obligé les indigènes à travailler, à
produire davantage pour pouvoir y faire face. Il faut aussi que le natif paie
ses impôts directs, car les indirects il les acquitte, comme tous les
contribuables de la terre, en achetant des marchandises auxquelles ils sont
incorporés.
Nous voici devant Lomé, la capitale du Togo, territoire sous
mandat français, véritablement complémentaire du Dahomey, avec son wharf
aménagé par nous d’une façon remarquable et, après avoir passé devant Grand
Popo, nous arrivons à Cotonou, rade foraine, équipée elle-même d’un long
appontement qui obvie, pour les colis comme pour les passagers, aux
inconvénients de la barre. Colis et passagers sont débarqués en rade, comme à
Lomé, comme présentement encore à Grand Bassam, une embarcation les conduit à
l’extrémité du wharf ; les uns placés alors sur des plateformes les autres
installés dans une benne qu’une puissante grue monte sur le tablier du wharf.
Il y a, maintenant hélas ! quarante ans, l’auteur de ces lignes débarquait
à Cotonou de cette même manière au lendemain de la conquête.
La méthode n’a pas changé, parce qu’elle ne pouvait pas
changer. Cotonou est et restera une rade foraine, car la lagune, qui se trouve
derrière la langue de terre où la ville a été construite, est très peu profonde
et ne se prêterait pas, comme la lagune Ebrié en Côte d’Ivoire, à l’aménagement
d’un port intérieur. Nous voici à terre. Cotonou s’est bien développé avec ses
constructions civiles et militaires le long de la plage, ses larges rues dont
quelques-unes sont plantées de cocotiers, maintenant superbes, et bordées de
confortables bâtiments ... C’est la ville commerciale de transit, le
principal exutoire de la colonie. La peu large bande de terre traversée, c’est
la lagune qui relie Cotonou à Porto-Novo et se continue, plus profonde, jusqu’à
Lagos, en Nigeria anglaise, où elle débouche sur la mer.
Pittoresque le voyage en pirogue ou en vedette sur la lagune
de Porto-Novo. On longeait le curieux village lacustre d’Awansouri, dont les
habitants, de caractère fort indépendant élevaient leurs volailles et leurs
cochons dans de grandes cages perchées à deux mètres au-dessus du niveau des
eaux. Aujourd’hui, depuis deux ans, un pont de 5 kilomètres rejoint les
deux villes, et un petit chemin de fer, qui s’arrêtait ou partait de
Porto-Novo, l’emprunte et apporte aussi au port d’embarquement les produits du
riche arrière-pays.
Étroit couloir entre la Nigeria anglaise et l’ex-Togo
allemand, le Dahomey, c’est-à-dire ce qui constitue la colonie française du
Dahomey, est venu sous le giron français, soit par tractations avec les
autorités indigènes, soit par les armes pour faire respecter nos protégés ou
nos droits. Inquiet des agissements de ses voisins de l’Est et du Nord, le roi
de Porto-Novo, sous le IIe Empire, réclamait notre protection
qui lui fut accordée ; un peu plus tard, les peuplades Popos (frontière du
Togo) faisaient de même. Enfin, après de longues négociations, le roi d’Abomey
nous cédait le port de Cotonou. Le royaume de Porto-Novo était un petit État
bien tranquille à la lisière de la Nigeria britannique, dont les
« natifs », comme disent les Anglais, étaient de même race : la
race yoruba, qui, à Porto-Novo, portaient plus communément le nom de
« nagots ».
Les nagots étaient surtout cultivateurs. Ils exploitaient
déjà mieux qu’ailleurs leurs palmiers à huile. Ils étaient d’ailleurs assez
nombreux : la densité de la population, comme dans tous les pays riches,
était et est encore naturellement, assez élevée pour un territoire africain. Le
roi — qui avait seul, à part quelques grands chefs, le droit de posséder
un parasol, signe de la puissance — était secondé par le roi de la nuit,
Zogünon, fonction fructueuse, par les amendes que rapportaient les infractions
et délits nocturnes et par quelques « ministres » et porte-paroles
(ou récadères). Le principal des premiers était le « migan »,
ministre de la Justice et des Hautes Œuvres en même temps et qui, après notre
installation, cumulait ses fonctions avec celles de pilote-major sur la lagune.
C’était un fort brave homme, de beaucoup de bon sens, qui mourut à un âge
avancé. Le plus important des récadères, le véritable homme de confiance du
roi, du dernier roi bien débonnaire, le roi Toffa, se prénommait Hazoumé,
superbe spécimen de la race : une tête intelligente, des yeux d’une
vivacité extrême et qui dénotaient beaucoup de finesse, un corps de forme
sculpturale. Il venait chaque jour au palais du gouverneur porter la parole du
roi et emporter celle de l’autorité française. Un de ses parents — comme
les choses vont vite — élevé dans nos écoles, a obtenu, une de ces
dernières années, un prix Goncourt, pour un ouvrage curieux et bien écrit Doguicemi.
Peut-être est-ce un descendant direct de mon vieil ami Hazoumé, le récadère
attitré. Cette fonction de récadère était une institution indispensable dans un
pays où l’écriture n’existait pas et où il fallait être sûr des nouvelles
apportées ou données, des tractations entreprises. Et, pour être certain que
l’envoyé parlait bien au nom de l’envoyeur, le premier était muni de la « récade »
personnelle du second. Cette récade était tout simplement un bâton de bois de
forme spéciale et sculpté (animal, objet stylisés, quelque chose comme les
armoiries du propriétaire). Il en est, il en était plus exactement, de
curieuses. Malheur au récadère infidèle : il payait immanquablement de sa
vie son infidélité.
Dans ce pays porto-novien et à Ouidah (ville sur la côte
entre Cotonou et Grand Popo, où, vestige des anciens temps, existe encore, avec
privilège d’exterritorialité, un fort portugais occupé), vit une population,
autrefois plus évoluée, de métis : descendants d’anciens esclaves rapatriés
du Brésil et qui portent les noms de leurs anciens maîtres. C’est ainsi qu’un
planton se nomme d’Albuquerque, un petit commis Da Costa Soarès, un
télégraphiste Da Silva, un écrivain administratif Do Sacramento, etc. ;
beaucoup de noms de l’ancienne aristocratie portugaise du Brésil sont ainsi
représentés.
Porto-Novo, la capitale dahoméenne, est maintenant une
grande ville, pour l’Afrique s’entend, avec ses larges avenues, ses nombreuses
maisons de commerce, dont quelques-unes le long de la lagune, ses quais, ses
bâtiments administratifs, son jardin d’expériences. Une grande activité règne
aussi bien au marché indigène au milieu du brouhaha et des interminables
jacasseries des femmes que dans les factoreries bien achalandées et où se
traitent des transactions importantes de « produits », ici des huiles
et des amandes de palme principalement. Le pays est riche, la population a son
aise : elle respire la santé, car elle vit bien et ce n’est pas
d’aujourd’hui.
De Porto-Novo partons en randonnées. Un petit chemin de fer
à voie étroite nous conduit à travers une immense palmeraie jusqu’à Pobé sur la
frontière anglaise. Les palmiers sont innombrables et, dans quelques coins, ils
sont sinon cultivés au sens littéral du mot, du moins entretenus. En maints
endroits, des cases bien aménagées, des cultures vivrières autour des cases.
L’indigène vit bien et il le peut, même si les cours des huiles et des
palmistes baissent quelque peu. Ces produits constituent sa richesse. Le
Bas-Dahomey (la région de Porto-Novo spécialement), c’est le pays de l’huile.
(À suivre.)
G. FRANÇOIS.
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