L’article paru dans le dernier numéro sur « La pêche en
Indochine » resterait incomplet, si je ne parlais de l’extraordinaire
réservoir de poissons qu’est le Grand Lac du Cambodge qu’alimente un des bras
du Mékong, le Tonlé-Sap.
C’est un immense réservoir naturel de 2.700 kilomètres
carrés que ce Grand Lac qui, aux plus basses eaux, c’est-à-dire aux mois
d’avril et de mai, les derniers de la saison sèche, n’est qu’un marais de vase
et de fange, à peine navigable au Nord, sur un étroit chenal, pour des barques
à fond plat. Mais, quand vient la saison pluvieuse, en juin, et que les neiges
accumulées sur les cimes du Thibet se fondent et descendent, le volume du
Mékong enfle et son niveau monte au point de rendre insuffisants ses exutoires
vers la mer. Les eaux du grand fleuve entrent alors dans le Tonlé-Sap et
refluent vers le Grand Lac. Celui-ci atteint alors une superficie de plus de
10.000 kilomètres carrés, constituant une véritable mer intérieure, près de
cinq fois plus étendue que le lac lui-même. En s’étendant, l’inondation a
recouvert près de 7.500 kilomètres carrés de forêts, ce qui représente un
nombre respectable de millions d’arbres dont, seules, les hautes branches
sortent de l’eau et respirent à l’air libre.
Cette zone forestière est naturellement composée uniquement
d’essences adaptées à ce curieux régime d’inondation annuelle et qui supportent
très bien de vivre plusieurs mois sous quelques mètres d’eau.
C’est dans ce domaine élargi que le poisson se précipite. Il
s’y repaît de larves, de vermisseaux, de proies diverses qu’il rencontre dans
la verdure et le sol inondés. Il s’y multiplie à l’infini. C’est le moment,
d’ailleurs, de la ponte et de la fécondation, celui où les poissons fraient et nichent
dans les arbres. Le mois suivant, en juillet, les jeunes alevins se
disperseront dans les branches où ils trouveront une alimentation de premier
choix.
À la fin de la mousson, en octobre, les eaux du Grand Lac
commencent à baisser et vont découvrir les barrages. C’est à ce moment que les
grandes pêches vont avoir lieu et auxquelles vont se livrer pêcheurs
cambodgiens, malais, chinois et annamites. Pêches merveilleuses, pêches
peut-être les plus merveilleuses du globe. D’après M. Paul Collard, ancien
résident supérieur au Cambodge, « les eaux regorgent de poissons, au point
que, maintes fois surpris dans leurs ébats, par l’étrave, la rame ou l’hélice,
ils bondissent, affolés, hors de leur élément et retombent dans la barque ou la
chaloupe à vapeur qui passe ... ; il arrive même qu’ils circulent en bandes
si compactes qu’ils sont, par moments, une gêne pour la navigation ».
Cette abondance quasi fabuleuse s’explique, non seulement
par la variété et la qualité de la nourriture que les poissons trouvent dans la
forêt inondée, mais aussi par le fait que le nombre des espèces carnivores est
très faible parmi celles qui vivent dans le Tonlé-Sap, et que presque toutes
celles qui le peuplent sont végétariennes ou mangeuses de boue. Pour donner une
idée de la richesse piscicole du Grand Lac, quelques chiffres suffiront. Dans
le domaine océanique Nord Atlantique, on estime le rendement en poisson capturé
aux environs immédiats de 1 tonne par kilomètre carré ; or, le Grand
Lac fournit actuellement quelque 100.000 tonnes de poisson, ce qui donne 10
tonnes par kilomètre carré de la superficie « hautes eaux », chiffre
inférieur à la réalité, puisque la pêche n’est pratiquée — et ne peut être
pratiquée — qu’en période de basses eaux, en saison sèche, alors que la
superficie du Grand Lac est réduite à moins de 3.000 kilomètres carrés.
Le Gouvernement cambodgien afferme par lots le droit de
pèche du Tonlé-Sap, et cette source de revenus est capitale pour l’économie du
pays. Néanmoins, les pêcheries ne rapportent pas autant qu’elles le devraient
Affermées pour le plus grand nombre à des Chinois aux dépens des autochtones
trop pauvres, en général, pour prendre part aux adjudications et en assumer les
charges, elles donnent lieu à un certain mécontentement de la part de ces
derniers.
L’Administration s’est d’ailleurs inquiétée de cet état de
choses et étudie les moyens, non seulement de maintenir la richesse
ichtyologique du Grand Lac, mais encore de fixer des conditions de pêche qui
permettent aux indigènes d’être bénéficiaires, aussi largement que possible,
des adjudications. Elle se propose, après avoir examiné les modalités de pêche,
d’évaluer le loyer des lots, de fixer équitablement les taxes de pêches et,
enfin, de différencier les lots les uns des autres, chacun possédant ses
conditions économiques particulières.
Au Cambodge, la pêche n’est pas, bien entendu, limitée au
Grand Lac. Il existe aussi des pêcheries fluviales qui produisent près de
80.000 tonnes de poissons frais, dont 50.000 tonnes sont acheminées, au moyen
de jonques-viviers, vers les grands marchés locaux de Pnom-Penh ou de Saïgon.
La région du Grand Lac est surtout spécialisée dans la fabrication du poisson
sec (ca Kho et Mâm) dont quelque 25.000 tonnes sont exportées
vers Singapour et Java. Le Cambodge fournit ainsi près de la moitié des
importations en poissons secs des Indes Néerlandaises. Au mouvement d’affaires
considérables créé par la vente des poissons frais et l’exportation de poissons
secs, il convient d’ajouter les centaines de tonnes d’engrais tirées des
déchets de poisson et pouvant servir aussi bien à l’agriculture qu’à l’élevage
du bétail, ainsi que quelque 1.500 tonnes d’huile de poisson dont la valeur
actuelle, sur place, est de 10 à 12 piastres le quintal.
Pour terminer, disons que l’ichtyologie cambodgienne
comprend une très grande variété de poissons ; on y trouve même des
spécimens de la faune océanienne et, aussi, une variété très connue sur les
côtes de France et qui n’existe pas sur le littoral de la Cochinchine. Le
nombre des espèces et celui représenté par chacune d’elles, dépassent tout ce
qu’on peut imaginer en Europe. Les mares, les étangs, le fleuve, les moindres
cours d’eau en sont peuplés. Aussi ne doit-on rien négliger pour faire rendre
le maximum aux industries de la pêche au Cambodge et accroître chaque jour,
davantage, la prospérité de cette partie de l’Union Indochinoise.
A. DIESNIS.
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