Liliane, assise à droite de son mari, avait déplié sur ses
genoux la carte de la région. Elle pointait son petit index coiffé de rouge
vers le pare-brise :
— Après le calvaire, là-bas, tu vas prendre le premier
chemin à droite, puis un autre à gauche. Après je t’indiquerai.
Robert, attentif aux cahots du chemin, ses mains élégantes,
gantées de porc à grosses piqûres, posées sur le volant, fronçait les sourcils
et bougonnait :
— Tu parles de chemins ! Il faut avoir tué père et
mère pour habiter dans un patelin pareil ! Une gentille petite moue
couvrit le visage de Liliane :
— Tu sais bien, mon petit Bob, que j’aime beaucoup ces
bonnes gens-là. Depuis le temps qu’ils nous demandent de venir passer une
journée à leur ferme ! Et puis cela me rappelle ma jeunesse, quand j’étais
en nourrice ici ... Et puis, je suis si contente de revoir ma grosse
Totoche, ma sœur de lait.
Bob sourit sans quitter des yeux les fondrières.
— Je le sais bien, ma Lili. Mais je remarque seulement
que nous sommes loin de l’asphalte de la rue des Pyramides ... Attention
au cassis ! ... Baoum ! ... Y’a pas de mal ! ...
Quand l’auto, sautant comme un canot sur les lames par un
jour de tempête, pénétra, majestueuse, dans la cour de la ferme, la famille Quillebois,
au grand complet, avertie par les éructations du klaxon, vint à la rencontre
des arrivants.
Après les présentations rituelles, fort simplifiées par la
franchise et la naïveté des paysans, Liliane entra aussitôt dans la ferme avec
la grosse Totoche, toute fière de recevoir son amie de Paris.
Quant à Robert, assez gêné dans ce milieu inaccoutumé, ne
sachant pas où commencer une conversation avec ses hôtes, il prit le parti de
vérifier les organes de sa machine. Le père Quillebois, flanqué de son vieux
père, un rude paysan presque centenaire, courbé en deux par plus d’un
demi-siècle de travaux agricoles, suivait, en silence, les gestes du jeune
homme.
— Vous avez là une belle machine, monsieur Robert, fit
le fermier avec une admiration non feinte.
Robert, en manches de chemise, avait relevé le capot des
deux côtés et, la figure crispée par l’attention, essayait de dévisser un écrou
sans trop se salir la manche.
— Oui, répondit-il vaguement, c’est une bonne bagnole.
Elle roule bien.
Les deux paysans s’approchèrent et examinèrent de près le moteur.
— Et comment qu’c’est t’y qu’ça marche ? demanda
le plus jeune en hochant curieusement la tête. Y’a l’pé et moi, on n’a jamais
vu une auto de si près. Si vous avez l’temps et que ce s’rait un effet de votre
bonté, monsieur Robert, que vous nous feriez voir comment qu’ça marche,
c’machin-là ? ...
Faute de mieux, Robert se résigna. Il étouffa un
bâillement :
— Perdue pour perdue, se dit-il, autant que la journée
se passe à démontrer à ces deux bonshommes le mécanisme d’une automobile.
Il ajouta tout haut :
— Mais avec plaisir, messieurs. À première vue, cela
semble compliqué ; mais vous allez voir qu’au fond, quand on fait une
démonstration progressive et raisonnée, c’est tout ce qu’il y a de plus simple !
— Voyons voir, dirent les deux paysans en s’approchant
du moteur comme des écoliers studieux.
— Alors, voici, commença Robert ...
Pendant trois heures d’horloge, avec une patience digne d’un
dentiste pour enfants, il disséqua l’automobile devant ses deux auditeurs
ébahis. Il démonta et remonta toutes les pièces principales du moteur, de la
direction, du pont arrière. Il expliqua la marche de l’essence, l’allumage, les
quatre temps des pistons, la carburation, l’utilité des bielles, du
vilebrequin. Il fit tourner le moteur à vide, indiqua la marche de la graisse
dans les tubes ad hoc, les transmissions des freins ..., bref, il
fit un cours complet et admirablement gradué de mécanique pratique.
De temps en temps, il se tournait vers les deux
fermiers :
— Vous comprenez bien ? leur demandait-il,
intéressé lui-même par le processus de la leçon.
— Très bien, très bien, répondaient les deux hommes
sans quitter le mécanisme des yeux.
Vers midi, le déjeuner réunit tout le monde autour de la
table bien garnie et sentant bon le vrai pain de ménage.
Liliane était enchantée de sa matinée.
— Et à quoi avez-vous passé votre temps, les
hommes ? demanda-t-elle à son mari.
— J’ai fait voir à ces messieurs, répondit Bob, comment
marchait une automobile.
Puis, se tournant vers les deux fermiers, il ajouta en
riant :
— Et mes élèves ont bien compris, n’est-ce pas ?
— Le pé et moi on a tout très bien saisi, fit Quillebois
en mâchouillant une bouchée de pain sec, mais y’a’core un point qu’on n’a pas
compris et qu’on voudrait vous demander.
— Un détail, sans doute, dit Robert aimablement ;
et quel est-il ?
Quillebois se pencha vers le jeune homme :
— Ben voilà ! On voudrait vous d’mander de nous
expliquer comment qu’ça s’fait qu’un’voiture comme ça peut avancer, puisqu’y
n’y a pas de bête qu’est attelée après ...
Charles BLEUNARD.
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