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La chasse au chien courant

Le sanglier.

« D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. »

Si Pascal, dans ses Pensées, a choisi la chasse du sanglier pour illustrer cette phrase amère sur la fragilité de la douleur des hommes, n’est-ce pas qu’il la jugeait singulièrement prenante ? Ce n’est pas moi qui dirais le contraire !

Est-il bien utile de présenter aux chasseurs ce splendide adversaire ? Peut-être, car beaucoup le jugent sur la mine, et ce n’est pas suffisant.

Le sanglier n’est point la bête féroce, sorte de brute pesante et redoutable, grand destructeur de chiens, de chevaux et d’hommes dont les hallalis tragiques font frémir ceux qui lisent ces récits, plus littéraires qu’exacts.

Il est bien loin de moi de mésestimer les bêtes noires ; ce sont, peut-être, les animaux que j’ai le plus chassés, avec les lièvres et, bien que la chasse des uns soit pleine d’imprévu et de galopades, à l’antipode, semble-t-il, du courre des autres, rempli de finesse et de science, je me demande encore lequel j’ai aimé davantage et si je pouvais remonter, après les temps difficiles où nous vivons, une meute de lièvre ou un petit vautrait, auquel donnerai-je la préférence ?

Physiquement le sanglier est fort bien construit : sous une apparence massive, il cache une légèreté surprenante ; court et lamé, il a une impressionnante profondeur de poitrine, un rein splendide, des membres solides et secs ; il est construit pour galoper vite et longtemps ; c’est, pour tout dire, le meilleur coureur de nos bois, puisque seul le loup, maintenant disparu, aurait pu lui faire concurrence. Quelque féru d’automobile dirait qu’avec sa forme fuselée, il est fort avantagé pour passer dans les fourrés, et la rudesse de ses soies et l’épaisseur de sa paroi lui permettent, de plus, de se rire des épines et des ronces.

Au point de vue qualités mentales, si l’on peut dire, il est aussi remarquablement organisé ; doué d’une intelligence certaine, bien équilibré, brave, courageux, il sait fort bien se conduire. Ce n’est pas tant au cours de chasses émotionnantes que j’ai conçu beaucoup d’estime pour ce rude jouteur, mais surtout en faisant le bois, lorsque je pus me rendre compte combien il accumulait de précautions, de marches et de sagacité pour choisir le lieu de sa bauge, en un endroit où il s’assurait et le confort et la sûreté.

Et pourtant l’ancienne vénerie n’estimait guère le sanglier ; du Fouilloux, le vieux maître, l’excluait même du rang des animaux à forcer ; sous Louis XIV, on considérait que, pour détruire ces bêtes noires, il y avait plusieurs méthodes :

    1° tuer les sangliers enfermés dans l’enceinte des toiles (ce qui était en somme un énorme fermé) avec l’épée ou les dards ;

    2° prendre avec les lévriers les sangliers toujours dans cette enceinte des toiles ;

    3° les chasser avec le chien vautrait (qui était une sorte de dogue ou de molosse) ;

    4° le prendre à force, mais, ajoutaient les vieux auteurs, cette dernière manière est bien pénible.

Ce n’est guère que vers 1830 que les veneurs chassèrent régulièrement le sanglier à courre ; l’accroissement du train des chiens courants en fut une des causes. Si quelques sycophantes firent mine de déplorer alors la diminution de certaines qualités de nez et de gorge des vieilles races françaises, presque toutes détruites par la Révolution, il faut reconnaître impartialement que les bâtards d’alors, obtenus par le croisement de chiennes pures françaises avec des étalons anglais, étaient des chiens de chasse à courre presque parfaits. Surtout que les grands éleveurs étaient retournés tout de suite au vieux sang français, usant d’une sage consanguinité et retrouvant ainsi dans sa pureté la race à peine modifiée.

L’ancienne vénerie cependant ne négligeait pas aussi totalement qu’elle voulait bien le dire cet intéressant animal ; le vocabulaire cynégétique qui le concerne étant probablement et le plus spécial et le plus complet de tous les animaux courables : dans sa jeunesse, il se nomme marcassin de sa naissance jusqu’à l’âge de six mois, c’est-à-dire pendant qu’il porte sa livrée : puis bête rousse jusqu’à un an, époque où il devient bête de compagnie ; ce nom lui reste jusqu’à deux ans et demi ; il devient alors ragot, puis tiers-an, quartanier, et vieux sanglier, grand vieux sanglier ou solitaire. Pas une partie de son corps n’échappe à cette antique nomenclature ; la tête devient hure, le nez boutoir, les poils les soies, le pied la trace, la peau la paroi, la queue la vrille, les dents les défenses, etc. : ce qui prouve que cet animal, dont on semblait faire fi, avait pourtant une personnalité puissante. Il appartint à notre époque de le poursuivre à l’égal des autres animaux.

C’est ainsi que nos contemporains chassèrent le sanglier de plusieurs façons, eux aussi, d’abord à courre, puis à tir, à cheval le plus souvent, ne tirant leur animal qu’après plusieurs heures de bonne menée, enfin avec l’aide de mâtins.

Cette façon de procéder est la moins connue ; tout enfant, je me souviens avoir entendu raconter par un ami de mon père, maître de forges dans les Ardennes, mais que l’exposition canine et le concours hippique ramenaient à Paris tous les ans, ses chasses au sanglier avec des mâtins. Il concluait toujours, très modestement : « C’est du beau sport, mais pas de la chasse ». Voici pourtant comment il pratiquait. Il possédait un vautrait d’une vingtaine de chiens, « irréguliers de la vénerie », chiens de boucher, croisés de dogues, de mastiffs, de terriers, de bergers et même de chiens d’arrêt ; c’étaient des sujets sans aucune homogénéité, comme on le pense, de tout poil, de toute couleur, sans type défini, toisant de 0m,40 à 0m,70 ; ils avaient cependant une qualité commune : la bravoure, et étaient animés d’un même furieux désir : coiffer les bêtes noires. Tous ces individus n’ayant pas le nez des chiens courants, il fallait rembucher de très près pour attaquer. Et c’était tout de suite la bagarre ! Soutenus par la présence du maître ou de son piqueux, si le goret tenait le ferme à la bauge, ils sautaient dessus comme des fox-terriers sur un blaireau, mordant, qui aux écoutes, qui aux cuisses, qui aux suites même (les testicules du sanglier) partout enfin où ils pouvaient s’accrocher.

Si le sanglier quittait la bauge, c’était un à-vue étourdissant, les mâtins le gagnaient de vitesse au bout de quelques centaines de mètres et le combat commençait.

Servir un ragot au ferme, quelle chose émotionnante, semble-t-il, pour le profane, et pourtant, tout est relatif, car je connais un brave garçon, dompteur de son métier, qui préférerait trouver un lion dans son lit que d’y rencontrer une puce, et sa femme, charmeuse de python, pousse des cris d’orfraie à la vue d’une malheureuse souris ...

Bien maintenu par des mâtins, coiffé par ces terribles combattants, le sanglier devient facile à servir au couteau ou à la lance. Nous verrons plus loin, quand nous étudierons la chasse à courre de cet intéressant animal, qu’il n’en est pas toujours ainsi et que parfois, sans déroger et par simple humanité et raison, il faut faire parler la poudre.

Le beau temps des grands vautraits semble prendre fin avec la grande guerre ; de 1920 à 1930, quelques-uns subsistèrent encore, mais, avant la nouvelle tourmente qui vient de balayer les derniers équipages, ils disparaissaient les uns après les autres.

Certaines personnes, de nos jours, peuvent s’étonner, quand on leur parle de la splendeur des équipages d’autrefois et surtout de ceux que les princes entretenaient avant la Révolution. Elles ont peine à concevoir la magnificence et l’excellence de ces maîtres, dont c’était la principale occupation, et qui possédaient, avec une science étendue dans l’Art de la Vénerie, des moyens financiers presque illimités. Le marquis de Bouille nous rapporte dans ses mémoires que le duc d’Orléans avait 7.500.000 livres de rente en 1787 et qu’à la mort du duc de Penthièvre, son beau-père, il hérita de 4.000.000 de livres de revenu ! Amusez-vous à faire le compte avec nos francs actuels et voyez quels équipages et quels vautraits on pourrait monter — et sur quel pied — avec des sommes si fabuleuses !

Un grand vautrait est une affaire — puisque nous parlons chiffre — des plus importante. Il faut beaucoup de chiens, des hommes nombreux, beaucoup de chevaux (et des bons) ; il faut envisager aussi des déplacements fréquents et onéreux, car, trop chassées, les bêtes noires se décantonnent et le maître d’équipage doit prévoir plusieurs forêts pour occuper la saison.

Le budget s’en ressent et les dépenses s’inscrivent vite avec des sommes de six chiffres. Voilà la raison de la quasi-disparition des grands vautraits. Et c’est un grand malheur ! Qui n’a point assisté aux fins d’un bon sanglier, loyalement pris après six ou sept heures de chasse, peut dire qu’il lui manque quelque chose au point de vue émotion cynégétique : c’est souvent des instants d’une prenante et rare grandeur !

Nous verrons, en détails, prochainement la chasse du sanglier à courre.

(À suivre.)

GUY HUBLOT.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 132