Je vais peut-être proférer une hérésie cynégétique en
parlant de la chasse aux rats de bambous, autrement dit des nésokias ;
mais je tiens à défendre mon point de vue.
La chasse aux rats ! va s’exclamer le lecteur-chasseur,
voilà qui rappelle celle que l’on faisait en 1870 pendant le siège de Paris où
les restaurateurs affichaient en permanence le plat du jour alors de
circonstance : « Rat goût de mouton ! » Les coloniaux qui
vivent en forêt sont-ils donc parfois à court de gibier pour en arriver
là ?
Je dois rassurer tout de suite ceux qui auraient une telle
pensée. C’est pour des raisons exactement contraires que je me suis décidé un
jour à ce genre de chasse et que, mis en goût, j’ai récidivé quand les
occasions se sont présentées.
La lassitude survient dans la forêt tropicale à manger
toujours le même gibier, même quand il s’agit de gibier de choix. C’est ce qui
m’arriva alors que, pour assurer le flottage de mes tecks, je résidais depuis
près d’un mois dans un petit village laotien du Mékong. Il n’y avait autre
chose à chasser dans cette région que de petits cerfs aboyeurs (munt-jacs) qui
abondaient. C’était chaque jour : cuissot de cerf, jarrets de cerf, tripes
de cerf, soupe de cerf ! Pour trouver de la plume et de l’écaille, il me
fallait aller très loin et je n’avais pas la possibilité de me consacrer à une
chasse si coûteuse en temps précieux. Ça ne pouvait continuer ainsi ; le
dégoût m’empoignant, je rejetai un matin un certain ragoût de cerf que mon
maître-queux avait cependant soigné plus que de coutume pour essayer de me
mettre en appétit. Devant le résultat imprévu de son zèle, il me confia alors
que je pourrais essayer de varier mon ordinaire avec du rat ! Croyant à
une plaisanterie déplacée et de mauvais goût, je réagis vivement. Mon cuisinier
protesta de ses bonnes intentions et me confia alors que la chair du rat de
bambous est, non seulement comestible, mais encore savoureuse, et que ces
animaux étaient assez nombreux dans les environs.
C’est pourquoi je me trouvai quelques heures plus tard, l’arme
à la main et à plat ventre dans des herbes, à une quinzaine de mètres d’une
énorme touffe isolée de bambous. J’attendais là que les rats sortissent de leur
terrier. Un de mes chasseurs professionnels, armé d’un coupe-coupe, s’était
accroupi sur le côté opposé de la touffe et frappait lentement en cadence du dos
de son arme blanche le pied d’une des plus grosses tiges. Cela devait avoir
pour résultat de faire sortir les rats, m’avait expliqué mon homme. On allait
bien voir !
Un bruit quelconque n’a d’autre effet que de faire peur à
ces rats nésokias qui rentrent plus profondément dans leur terrier dont la
longueur est grande et les contours fort compliqués ; un bruit régulier,
monotone, agit en sens opposé et les fait sortir. C’est sans doute là une conséquence
de ces accès de curiosité, péché mignon, si répandu chez les animaux sauvages
de la sylve, rats y compris.
Toujours est-il que je ne tardai pas à voir surgir, d’un des
trous qui avaient été repérés à l’avance, a tête d’un nésokia. Je ne le tirai pas,
craignant qu’il ne rebroussât chemin si je le blessais, même à mort. Bien m’en
prit. L’animal ne tarda pas à sortir tout entier en grognant bruyamment et en
montrant les dents ; puis, calmé sans doute, il s’assit sur son derrière
et se frotta le museau de ses pattes antérieures. Peut-être commençait-il sa
toilette ! Il n’eut pas le temps de l’achever, car je lui administrai une
volée de plomb no 6 dont mon calibre 12 était chargé à son
intention. Le rat resta sur place. Il pesait presque 4 livres, l’équivalent
d’un lièvre-ruficaud ! La prise était bonne !
Ce n’est pas là du « sport » pour employer un mot
dont trop de chasseurs abusent. C’est tout au plus une petite chasse que
j’aurais sans doute reléguée, comme tant d’autres du même genre, dans le domaine
de l’oubli, si je ne m’étais, dès le lendemain, copieusement régalé d’un ragoût
qui, pour n’avoir rien du mouton, n’en était pas moins fameux !
Reconnaissance de mon palais fatigué, j’ai gardé au rat de bambous un souvenir
attendrissant et durable ...
J’en ai fait manger plus tard avec succès à certains de mes
amis sans leur avoir confié que c’était du rat nésokia. S’il en est aujourd’hui
qui me lisent et réagissent, je leur demande pardon de mon silence de l’époque.
Ils ont eu le temps de digérer le rat que je leur ai servi et ne pourront en
être incommodés. Nous pensions tous d’ailleurs qu’en matière de chasse,
l’ignorance est la mère de la prévention ...
Décrivons un peu le nésokia : c’est un rongeur à
oreilles rondes qui peut dépasser 30 centimètres de long sans la queue. C’est
cette queue qui jette un froid au consommateur éventuel, parce qu’elle rappelle
celle du rat d’égout ou d’ailleurs. Mais tout cela n’est que préjugés et
slogans. Le nésokia est une bête sauvage comme les autres et, qui plus est, fort
propre et inodore. Il semble se nourrir exclusivement de racines de bambous,
surtout des pousses tendres qui se forment sous terre et montent en asperges au
début de la saison des pluies. Pourquoi serait-il plus méprisable que cet autre
rongeur tropical : l’écureuil, qui vit lui aussi dans les bambous et en
mange les bourgeons du haut ...
Si cet énorme rat est facile à tuer quand on emploie la
technique dont je viens de parler, il en est autrement quand on le chasse le
matin au petit jour, lorsqu’il sort de lui-même de son terrier pour faire à
l’extérieur ses petites nécessités personnelles. Blessé, il mord et griffe
rageusement, tient tête aux chiens qu’il peut blesser dangereusement, ainsi que
j’ai pu le constater une fois.
J’ai entendu parler dans le monde des chasseurs coloniaux
d’un autre rat également comestible et de taille analogue, que l’on chasse dans
le Nord-américain et qui porterait le nom de Ondatra ou Ondotra. Il
serait intéressant de savoir si ces deux animaux sont ou non de la même famille
et si le dernier est digne d’être chassé. Peut-être se trouvera-t-il un lecteur
du Chasseur Français qui, par expérience, pourra répondre à cette
question.
Guy CHEMINAUD.
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