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La bécassine et sa chasse à Java

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Il n’y a guère de différence, s’il en existe, entre le cri d’alarme des deux espèces, que M. De La Fuye rend par « Kièêk », nous autres, Hollandais, le traduisons par « ver-rek » (le premier e muet, le second comme è en français). Il n’est pas question dans ce pays de la « musique » produite par les mâles en rut, si controversée.

J’en arrive maintenant à la partie principale à la pièce, de résistance, dont ce qui précède ne forme qu’un aperçu. Je veux parler de la chasse à la bécassine à Java. La différence principale est que jamais ici nous ne faisons usage de chiens.

J’ai connu un chasseur qui a voulu en utiliser, mais il fut obligé d’y renoncer, les conditions climatologiques et rurales s’y opposant. Le terrain, si difficilement praticable, joint à la chaleur excessive dès neuf heures du matin, étaient insupportables pour les pauvres toutous. Un vigoureux pointer, un jour, s’affaissa, frappé d’un coup de soleil, et la bête se rétablit seulement après des soins extraordinaires de son maître. Une chienne setter, beaucoup plus placide, au moment où le temps devenait un peu trop lourd, ne faisait plus qu’un semblant de quête, ou parfois, ouvertement, se couchait à l’ombre de quelque buisson ou au bord de l’eau d’un fossé, d’un ruisseau.

Aussi, si le chasseur ne veut pas s’embarrasser lui-même du ramassage de son gibier tiré, ce qui serait très fatigant pour lui, doit-il s’adjoindre un rapporteur « bipède », qui rarement fait défaut aux villages indigènes, entourant les champs où les bécassines s’arrêtent. Au moment où le gibier est rare encore, cet office peut être rempli par le porte-cartouchière, auxiliaire toujours nécessaire, le chasseur ne devant pas être encombré d’accessoires et avoir seulement en mains son fusil, le tir étant presque toujours fait à l’improviste. Il ne doit avoir en plus, qu’une ceinture-cartouchière, ou doit porter dans ses poches les quelques cartouches immédiatement nécessaires, ce qui n’est pas recommandable. Derrière, lui emboîtant le pas, marche le servant qui porte les cartouches supplémentaires dont il est bon d’avoir une grande provision.

Avec intention, j’ai fait mention d’un porte-cartouchière et non d’un porte-carnier, comme c’est la désignation habituelle de cet aide principal, indispensable dans ces contrées, au chasseur de bécassines. Car les carniers ne sont guère en usage ici, à cause de leurs inconvénients. En dehors des cartouches, qu’on peut mettre, soit dans un sac spacieux, soit en deux plus petits, le chasseur n’a besoin d’amener avec lui qu’un sac, dit « de voyage », pour y enfermer ses documents (permis de chasse, de port d’arme, etc.) et quelques autres petits objets plus ou moins nécessaires, comme couteau, tire-cartouches, boîte à cigarettes et allumettes ou briquet. Pour porter le gibier, deux ou trois porte-gibier à lanières.

Nous voici donc en campagne : le chasseur portant son fusil, une ceinture pleine de cartouches, rien de plus. Des « accessoires » est chargé le porte-cartouchière, qu’au besoin on autorise à s’adjoindre un autre « bipède » à la fois ramasseur du gibier tombé. Ce dernier peut être un garçon de treize à quatorze ans. La rétribution est d’abord plus faible et à cet âge il est plus obéissant aux ordres du chef. Car c’est celui-ci, pas le chasseur, qui dirige la recherche des oiseaux tombés dans des endroits où ils ne sont pas directement visibles, et c’est le cas le plus commun. Inutile de dire que pour tout ceci le « chef », c’est-à-dire le porte-cartouchière, doit connaître à la perfection l’art difficile de repérer. Il s’en faut que tous ces gens de confiance possèdent véritablement ce talent, et alors le chasseur doit s’en mêler.

Si, en Europe, la bécassine fait des crochets, par contre, à Java, c’est le chasseur qui en fait. Celui-ci, comme dit, n’a pas à sa disposition un « quêteur » intelligent à quatre jambes. Il faut donc que le Nemrod supplée à cette absence par des observations très minutieuses, et explorer en tous sens les lopins de terre et partout où il soupçonne des oiseaux, en louvoyant comme un navire à voiles. Aussi, pour avancer d’un kilomètre, il en fait deux, sinon plus, visitant partout de long en large, de large en long ensuite. Quand les bécassines ne sont pas trop farouches, il peut exécuter une autre manœuvre, empruntée aussi à la tactique navale : elle consiste en un déployement de l’escadrille en ligne de combat ; le chasseur prend en amiral sa position au centre et fait naviguer à quinze ou vingt pas à droite et à gauche, et un peu en arrière, le porte-cartouchière et le ramasseur. Si les longirostres collent à la glèbe avec trop de ténacité, cette ligne peut être rendue plus efficace, en intercalant encore quelques garçons toujours présents sous le prétexte de surveiller les buffles pâturant à un demi-kilomètre de distance. Tout ceci, comme il va sans dire, n’est applicable qu’aux champs sans culture ou non ensemencés, afin d’éviter tous dommages. Les bécassines refusent de s’envoler, dans la période où ces terres, dépourvues de culture, se sont couvertes d’herbes mauvaises d’une certaine hauteur, le plus souvent une espèce de jonc qui pousse là où les endroits destinés à la culture de riz sont à l’exception submergés toute l’année.

La saison s’avançant, la chose devient moins facile ; les oiseaux se sentant plus en sûreté sous le couvert des plantations déjà assez hautes et devenant épaisses, ils sont beaucoup plus fermes au gîte, parfois même très « collants ». Il n’est plus question, alors, de marcher à travers des champs et on doit se tenir en équilibre sur les petites digues qui partagent en parcelles la rizière, digues composées de boue plus ou moins durcie, tenue par une « armature » de plantes aquatiques arrachées et déposées là pendant le labeur préparatoire ; c’est toujours glissant et parfois pas large ; l’illustre Tartarin les aurait appelées des « dos de rasoirs ». Ce qui est vrai, c’est qu’à ces endroits on est obligé de mettre les pieds de travers pour avancer ou se tenir debout. On se représente facilement la situation du tireur sur une telle « base » branlante ! C’est à la fois de la danse sur la corde et de l’art balistique. Souvent, après le coup lâché ou, plus encore, les deux coups, une chute à droite ou à gauche s’ensuit. Ce n’est pas dangereux, mais cela n’a rien de divertissant que de se trouver empêtré avec fusil et cartouches dans un tel bourbier. Si la chute a lieu après un beau doublé bien réussi, ça va ; mais au diable cet incident, si c’est un double raté !

Les oiseaux frappés n’ont pas toujours la délicatesse de tomber précisément sur ou près d’une des digues, et il faut aller les ramasser au milieu des plantations. Le ramasseur aux pieds nus s’en charge sans difficultés, glissant entre les tiges sans y faire du dommage, presque sans y toucher, s’avançant très prudemment. Le propriétaire du champ n’interdit jamais le ramassage des bécassines d’entre les plants de riz, tant il est persuadé qu’un homme honnête les ménagera et tant la nature affable de nos indigènes répugne de contrarier les plaisirs d’un hôte, comme ils regardent tout étranger.

Tant que le riz n’est pas très haut, il suffit, pour faire surgir les longs becs, de faire du bruit, le long des digues. Pour cela, porte-cartouchière et un ou deux ramasseurs marchent à la queuleuleu derrière le chasseur. Pour la partie vocale de cette musique, c’est une imitation plus ou moins réussie du cri d’alarme de l’oiseau même. Le chef de bande, dont les deux mains sont occupées à tenir son arme, ne peut participer à la partie instrumentale qui se fait en battant des mains, ou, ce qui est plus efficace, en se tapant avec entrain cette partie du corps que je désignerai élégamment par l’euphémisme « prolongement du dos ». Il y a, parmi les bons villageois, des artistes, doués de talent pour exécuter un largo de ce genre avec beaucoup de sonorité et de mélodie. Les bécassines ne résistent jamais à leur invitation à la danse.

(À suivre.)

J. OLIVIER.

(1) Voir nos 588 et suivants.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 136