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Quatre jours à bicyclette

en Mâconnais, Beaujolais, Charolais (1).

Nouvelle classification géographique.

— Les atlas établissent des classifications régionales basées sur différentes notions scientifiques : la France hydrographique, météorologique, agricole, forestière. C’est le point de vue du savant. Celui du poète, voire de l’individu moyen, mais normalement constitué, fondé sur les réalités sentimentales, est plus simpliste, mais s’inspire d’un idéal plus élevé. Avant de songer à des discriminations administratives ou géologiques, il faut voir la France divisée en deux espèces de régions : d’une part, les lieux et territoires fortunés, nobles, « où souffle l’esprit » ; de l’autre, ceux où il ne souffle pas, les parages malsains, déshérités, inhabitables, par exemple les plages à la mode, les salons et les bistros littéraires, les grandes banlieues ... Parmi les premiers, nous citerons, avec délices, les bons cantonnements à bécassines ou à coqs de bruyère, les gorges de montagnes, assez loin des casernes-palaces pour que l’on y trouve encore des truites, et enfin, et surtout, saints, révérés entre tous, les fiefs des grands vins blancs secs. Au fond, c’est cela, il y a en France deux qualités de sol : numéro un, celui qui produit du vin ; numéro six ou sept, celui où il n’y a pas de vin. Ne me dites pas que, grâce au progrès et aux moyens de communication, on peut faire venir du vin là où il n’en pousse pas. C’est exact ; mais, pour l’homme sensible, il y a une différence capitale entre boire un vin déterminé à cent lieues de son berceau ou sur la glèbe même qui l’a enfanté.

Et quand je dis grands vins blancs secs, ne croyez pas qu’il y ait là une restriction. Tout au plus l’expression timide d’une préférence qui se garde de comporter une exclusive. Les grands vins rouges aussi méritent notre exaltation. Et les petits blancs doux ! Et les rosés, et les gris, les dorés, les pelures d’oignon, les pourprés, les ambrés, de n’importe quelle saveur et de n’importe quel degré, du moment que l’industrie honnête du vigneron n’a ajouté ni à l’un ni à l’autre :

Ah ne sucrez jamais ! Le sucrage est impie ...

a dit Victor Hugo. Mais je m’égare. Ce sujet passionnant sera traité plus tard à loisir et à fond ; nous en fîmes une fois de plus le serment par la latitude de Solutré et la longitude de Saint-Amour-Bellevue. Bref, dans une hiérarchie morale bien comprise du territoire français, il est incontestable que la cote d’amour situerait en toute première place ces étendues bénies où se font régulièrement à l’automne les plus augustes des travaux agricoles, les vendanges.

Approchant de Fuissé, à lente allure, nous avions donc sous les yeux, par un chaud soleil que tempérait une brume taquine, ondulant sur les pampres, une des plus émouvantes entre ces terres à vignes. Il est vrai que toutes, de l’Iroulé-guy au Riquewihr et du Bellet au Beaugency, le sont également, quoique avec des teintes, des forces et des bouquets nuancés. La qualité de l’émotion qui transporte l’honnête homme est la même lorsqu’il se trouve en pèlerinage, soit aux abords de Chablis, ou à la Haie Fouacière, ou entre Indre et Cher, par exemple au Vignaud proche Cormery, ou sur les coteaux du Loir, entre Montoire et Troo, encore au sommet des vieux murs de Château-Chalon et à Saint-Pourçain en Bourbonnais, à Marétel en Savoie, à Cassis ...

Saint Vincent me pardonne en raison de ma dévotion, j’allais oublier dans cette nomenclature plus que rudimentaire des vins blancs secs, ceux que l’on trouve en Lorraine et dans la Montagne de Reims, lorsqu’on est amicalement traité par un propriétaire récoltant, qu’il soit gros ou de quelques arpents seulement.

Cette émotion, procurée par la Contemplation du Vignoble — quel grand peintre la pourra rendre ? — un des spectacles les plus imposants offerts par la nature, il est curieux et notable qu’elle reste aussi forte, à chaque fois qu’on la recherche, st qu’on l’éprouve, alors que toutes les autres, en avançant en âge, s’émoussent ou s’éparpillent. Et l’on croit toujours, tant elle est saisissante, profonde, la ressentir comme ineffablement neuve. En cela encore, la vigne est bien une jouvence. La contemplation admirative d’un vignoble particulièrement aimé, que l’on retrouve après des mois ou parfois, hélas ! des années d’absence, renferme bien, entre autres, la sensation la plus étroite de communion avec la nature, surtout si elle comporte, corollaire obligé, la dégustation des essences qu’il libère. Hâtons-nous d’ajouter que l’une ne saurait aller sans l’autre ; les deux se complètent nécessairement, et se renforcent. Lorsqu’elles se font simultanément, à la porte du chai, la tasse d’argent au poing, elles réalisent une béatitude que les mots resteront toujours impuissants à traduire. Le Mâconnais et le Beaujolais, tout en croupes, en ondulations, qui offrent de larges échappées où s’étalent les vignes, se prêtent particulièrement à cette combinaison de la révérence mentale, de l’hommage passif et du culte actif. Le vigneron de Juliénas ou de Viré, qui vous fait les honneurs de sa cave, tirera le summum des effets de son hospitalité, disant, tandis que vous louez son vin avec une sincérité fervente, en ayant encore, à la lettre, plein la bouche :

— Voyez cette pièce-là, au Sud-ouest, qui penche vers le ruisseau ... « Il » vient de là ... Celui de tout à l’heure est moins bien exposé de l’autre côté du mamelon ; aussi vous l’aurez trouvé un peu plus cru ... »

« Voici maintenant — et la voix s’assourdit avec une intonation pieuse tandis que la pipette tremble un peu plus que de coutume au bout des gros doigts — voici du 37 ... c’est ici tout près, derrière la maison ...

(À suivre)

Jean LURKIN.

(1) Voir numéro de Février.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 149