Il y a cinquante ans à peine, six ans avant la conquête, nul
blanc n’avait, avant moi, traversé Madagascar de Fianarantsoa à Morotsangana,
sur la côte de Mozambique. J’ai circulé sous tous les cieux du monde, j’ai
pratiqué tous les genres de locomotion. C’est au « filanzane » que je
dois mes voyages les plus calmes, les plus délicieux.
J’ai parcouru des milliers de kilomètres : notre allure
modérée me permettait de me documenter, d’admirer la nature, de communier avec
elle, de jouir de l’incomparable paysage que je traversais. Un voile épais
s’étendait sur l’intérieur de l’Île Rouge. Un angoissant mystère planait sur
ses immenses forêts millénaires à l’ombre opaque et au demi-jour livide.
La grande île était, à cette époque, un véritable paradis
terrestre : le pays fourmillait d’animaux aux formes étranges ; les
oiseaux aquatiques pullulaient sur ses beaux lacs de saphir et d’opale, fleuris
de larges nénuphars ; les oies sauvages, les canards à bosse ne
s’envolaient même pas à notre approche. Les indigènes ne tuaient aucun gibier,
ni à poil, ni à plumes. Les caïmans étaient vénérés comme dans l’ancienne
Égypte, au temps des Pharaons.
Errant parmi les arbres ou glissant à travers les longues
herbes floconneuses, on rencontrait toutes sortes de variétés de makis, ces
jolis singes aux yeux énormes, qui ont de longs poils, une longue queue et des
têtes de chien. Tous les makis sont de Madagascar. Leur patrie est dans les
frondaisons. Leurs routes sont dans l’espace de branche en branche.
Un chef Tanala (ceux de la forêt) me fit cadeau d’un maki
rouge de toute beauté et d’une espèce très rare. Parmi les mammifères, il en
est peu qui réunissent, à des formes plus élégantes, un caractère plus original
et plus capricieux. Il s’apprivoisa très bien, il m’appelait à grands cris
perçants ; dès qu’il me voyait, sa voix devenait douce et mélodieuse. Il
prétendait éloigner de moi tous les autres animaux, il était jaloux si je
caressais mes chiens devant lui, il poussait un cri de colère et il
disparaissait d’un bond.
Il surpassait les singes les plus lestes dans l’agilité
qu’il mettait à parcourir en un clin d’œil toutes les branches d’un arbre. Il
pouvait rester pendu par une seule main pendant fort longtemps ; il lui
arrivait même de faire son repas dans cette position singulière, tandis qu’avec
l’autre main, il portait à sa bouche les fruits que je lui présentais. Il
entretenait sur lui une extrême propreté, il se nettoyait et se lissait le poil
en se léchant, et en se servant de ses incisives inférieures comme d’une sorte
de peigne.
En cours de route, perché sur les barres du
« filanzane », il ne cessait de harceler mes braves porteurs
betsileos qui l’aimaient beaucoup. Dans la forêt, d’un bond prodigieux de 4 à 5 mètres,
ce trapéziste insigne s’élançait sur un arbre, et les yeux avaient peine à le
suivre, tant était grande la rapidité avec laquelle il sautait de branche en
branche, avant de disparaître dans ces abîmes d’ombre. Il restait parfois une
journée entière sans reparaître ; le lendemain, quand je me réveillais dans
mon hamac, le maki dormait dans mes bras, sa longue et grosse queue passée
entre ses jambes de derrière et ramenée de manière à s’enrouler autour de son
cou. Il avait l’humidité en horreur.
Pendant plusieurs mois, je traînais partout cet animal
original. Une nuit, la voix des makis ayant retenti dans la forêt avec de
particulières modulations, il disparut. Je regrettai beaucoup cette excellente
créature, mais j’étais heureux de ne pas lui avoir ravi sa liberté.
Tout explorateur qui a parcouru Madagascar continue à
l’aimer et rêve d’y retourner.
Paul CAZARD.
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