Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°597 Mars 1940  > Page 186 Tous droits réservés

La guerre économique et l’Allemagne

 (1)

Terminons notre revue des besoins germaniques en métaux usuels par l’aluminium et l’étain. Pour l’aluminium, la situation normale se présente ainsi : production de minerai de bauxite ; néant. Production de métal très variable d’une année sur l’autre, 19.000 tonnes en 1932 et 1933 ; 37.000 en 1934 ; 71.000 en 1935 ; 97.000 en 1936 ; 128.000 1937, derniers chiffres certains connus. En 1928, la production allemande représentait le huitième de la production mondiale, et le tiers de la production des États-Unis, la plus forte du monde. Ces dernières années, le formidable écart d’avec les États-Unis est rattrapé, et le pourcentage allemand par rapport à la production mondiale représente alors un peu plus du quart. Cette montée en flèche est très intéressante à observer, car une grande partie de l’augmentation de la production a été absorbée par les industries mécaniques, automobile et aviation, industries de guerre au premier chef. Par ces chiffres, nous avons d’abord une idée indirecte de l’effort de préparation de nos ennemis ; et, d’autre part, nous pouvons nous rendre compte de ce que la fabrication du matériel de guerre exige d’aluminium. À titre de comparaison, notons que la production française se tenait dernièrement aux environs de 35.000 tonnes contre 26.000 en 1928.

De la production allemande accrue de ces dernières années, une certaine quantité doit certainement figurer comme réserves. Mais, les pertes de la guerre jouant peu à peu, ces réserves ne sont pas inépuisables. Quelle sera alors la situation de l’Allemagne, et quelles seront ses possibilités de se procurer le précieux bauxite ? La Hongrie est assez grosse productrice, et elle est sans doute capable de couvrir environ la moitié des besoins germaniques. La Yougoslavie peut fournir une bonne partie du reste : mats il reste un solde, qui devenait d’années en années plus important, et qui était couvert par la France et par les Indes Néerlandaises. Ces deux sources sont taries. Comme autre producteur de bauxites, il ne reste donc que la Russie qui soit encore géographiquement possible ; mais la production de l’U. R. S. S. subvenait tout juste à ses besoins.

L’étain n’a qu’un usage militaire des plus réduit, le principal consommateur étant l’industrie des conserves, et ensuite l’automobile. Notons, en passant, que l‘Allemagne ne produit pas une parcelle de ce métal, que les producteurs sont tous d’outre-mer (Malaisie anglaise, Indes Néerlandaises, Bolivie, Siam, Nigeria, etc. ), et que le seul remplaçant sérieux paraît être l’aluminium, métal que nos ennemis sont déjà obligés d’économiser. Si la pénurie d’étain n’a aucune chance de devenir un facteur décisif dans le résultat final de la guerre économique, elle contribue néanmoins à affaiblir nos ennemis par la voie indirecte des industries alimentaires de conserve.

Nous en avons terminé avec les matières premières plus ou moins utiles à la conduite de la guerre, et pour lesquelles la science n’a pas encore trouvé de remplaçants ou ersatz, comme pour la laine, la soie, le pétrole, comme nous verrons plus loin. D’après ce bref exposé, la situation allemande n’est réellement brillante en rien, et si, dans certains cas, il serait enfantin d’attendre une fissure dans le bloc économique germanique, pour d’autres matières premières, au contraire, on peut se demander ce qui se passera lorsque les réserves, forcément limitées, seront épuisées ; ceci particulièrement pour les aciers spéciaux et pour le cuivre. Fixer une date à l’avance est impossible ; il faudrait d’abord connaître l’importance réelle des réserves allemandes, ce que personne ne sait. Et surtout, il faudrait savoir quelle sera l’importance de la consommation purement militaire. Si les possibilités de production ou d’approvisionnement de nos ennemis peuvent être à peu près chiffrées, le volume de leurs besoins économiques futurs d’ordre militaire est impossible à établir avec sûreté. Tout dépend de la façon dont sera conduite la guerre, et si les hostilités continuent sur le front Ouest de la même manière passive, de nombreux problèmes angoissants pour l’Allemagne se trouveront à moitié résolus ou retardés d’autant. D’autre part, il est très difficile, pour les années écoulées, de faire la discrimination entre la consommation civile et celle qui fut militaire, directement ou non. En temps de guerre, de nombreux besoins urgents peuvent être sacrifiés au profit de besoins stratégiques, et chacun sait qu’en Allemagne, la compression des besoins civils a toujours été poussée très loin. Pour la consommation du fer, par exemple, les chiffres allemands pendant la guerre mondiale furent inférieurs à ceux du temps de paix ; ce paradoxe apparent s’explique facilement quand on sait que toutes les activités civiles ayant besoin de ce métal étaient ou en sommeil, comme le bâtiment, ou très rationnées. Pour résumer, ne jamais oublier qu’il est toujours possible de comprimer des besoins non militaires à l’extrême, et que, d’autre part, la guerre actuelle, tout au moins pendant les premiers mois que nous connaissons, n’a amené une consommation de matières premières qu’insignifiante par rapport aux chiffres de la dernière guerre.

*
* *

Le mois prochain, nous étudierons l’important chapitre des « ersatz », important non seulement pour les possibilités de résistance que cette nouvelle technique donne à l’Allemagne, mais aussi pour ses répercussions, économiques plus ou moins lointaines, que bien peu de gens entrevoient actuellement ; nous rejoindrons ainsi notre rubrique habituelle de finance pratique. Mais, avant d’aller plus loin, nous voulons faire un petit exposé d’ordre géographico-économique, faisant ressortir ce que l’Allemagne pourrait obtenir par la crainte, la persuasion ou la violence, de ses voisins plus ou moins immédiats qui se trouvent en dehors de la sphère d’influence du blocus maritime franco-anglais. Nos lecteurs y trouveront l’explication d’événements futurs, qui autrement leur paraîtraient politiquement inexplicables.

Lorsqu’en mai dernier nous écrivions notre article sur les risques de guerre (paru en juillet suivant), nous émettions l’opinion que les pays habituellement considérés comme très exposés l’étaient beaucoup moins qu’on ne le supposait, et ceci surtout pour des raisons économiques de guerre ; et, malgré des alarmes très vives, la Suisse, la Hollande et la Belgique sont toujours en dehors du conflit, et y resteront certainement tant que le gouvernement nazi ne jouera pas la carte du désespoir. Par contre, nous attirions la vigilante attention de ceux de nos lecteurs qui auraient eu la malencontreuse idée de considérer les pays Scandinaves comme des havres de grâce pour capitaux en quête de tranquillité. Nous parlions déjà des endroits désolés du Grand Nord destinés à devenir le champ clos de rivalités armées … et depuis les événements ont marché.

Aujourd’hui, tout le monde a entendu parler du minerai de fer suédois. C’est le meilleur du monde, sa teneur étant de 65 à 70 p. 100, alors que la minette de Lorraine ne contient que 25 à 30 p. 100 seulement. Les expéditions vers l’Allemagne atteignirent en 1938 environ 7 millions de tonnes, soit le tiers des besoins d’importation de nos ennemis. La production pourrait sans doute être augmentée, mais il y aurait lieu de tenir compte, soit de la concurrence d’achat, soit de la pression diplomatique de l’Angleterre ; et encore plus des possibilités de transport. En temps de paix, les minerais suédois étaient embarqués au port norvégien de Marvik, en direction des ports allemands de la mer du Nord ; or, cette voie est bloquée par la flotte anglaise. Reste le port de Lulea sur le golfe de Botnie ; mais il est bloqué par les glaces quatre à cinq mois par an. La bataille diplomatique n’est donc pas prête d’être close de ce côté !

La Hongrie peut fournir la moitié des besoins germaniques en aluminium, ainsi qu’une très grande quantité de produits alimentaires. Mais elle doit conserver des possibilités d’achat pour se procurer ce qui lui manque et que l’Allemagne ne peut lui fournir par voie d’échange : minerai de fer et presque tous les autres métaux usuels, caoutchouc, pétrole, laine, coton, bois.

La Roumanie ne peut guère fournir que du pétrole ; mais son importance pour l’Allemagne semble avoir été bien exagérée. Sa production déclinante est d’environ 50 millions de barils, dont 15 millions usés dans le pays. Sur le surplus exportable, les autres pays balkaniques et surtout l’Italie retiennent une bonne part ; et, d’autre part, la voie naturelle d’exportation passe par Constanza sur la mer Noire. Comme nous le verrons le mois prochain, la production roumaine totale (qui, bien entendu, n’est pas acquise), jointe aux disponibilités russes (qui ne sont pas faciles à transporter), laisse encore un déficit à couvrir pour nos ennemis de plus de 60 millions de barils.

La Bulgarie ne présente aucun intérêt économique de guerre, sauf au point de vue production agricole ; de même pour la Grèce, qui, en outre, possède seulement quelques ressources en chrome et en bauxites (137.000 tonnes en 1936).

La Yougoslavie serait plus intéressante pour le Reich. Ce pays peut couvrir entre le tiers et le quart des besoins allemands en aluminium, 10 p. 100 de ceux en cuivre, 20 p. 100 de ceux en zinc et 25 p. 100 de ceux en plomb. Comme autres disponibilités pour l’exportation : produits alimentaires, bois et peaux ; par contre, besoins d’importation ne pouvant être couverts par l’Allemagne : aciers finis, pétrole, textiles, caoutchouc.

Quant à la Russie, son aide sur les données récentes est dans le fond des plus limitée, même sans tenir compte des difficultés de transport qui, dans bien des cas, annulent les possibilités disponibles. Pour le pétrole dont on parte tant, le surplus exportable représente à peine 15 p. 100 des besoins de guerre du Reich ; et la production est concentrée entre la mer Noire et la mer Caspienne, endroit des plus vulnérable, comme l’avenir le montrera sans doute. Par ailleurs, possibilités de fournitures importantes en manganèse, phosphates et amiante, ce dont l’Allemagne a fortement besoin ; mais la question des transports se pose avec beaucoup d’acuité. Grosses disponibilités en bois (dont une notable partie sert de moyen d’échange avec l’Empire britannique pour se procurer les matières absentes de Russie : caoutchouc, étain) ; petites disponibilités en produits textiles à base de coton, peaux et fourrures, et quantités variables de blé. Mais, par ailleurs, l’U. R. S. S. doit importer la totalité de son cuivre, plomb, nickel, zinc, métaux rares, et une bonne partie de sa laine, ce qui limite d’autant ses possibilités d’aide envers son « amie » l’Allemagne, qui ne peut rien lui fournir de toute cette liste de besoins extérieurs.

Marcel LAMBERT.

(1) Voir numéros de janvier et février 1940.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 186