Terminons notre revue des besoins germaniques en métaux
usuels par l’aluminium et l’étain. Pour l’aluminium, la situation
normale se présente ainsi : production de minerai de bauxite ; néant.
Production de métal très variable d’une année sur l’autre, 19.000 tonnes en
1932 et 1933 ; 37.000 en 1934 ; 71.000 en 1935 ; 97.000 en
1936 ; 128.000 1937, derniers chiffres certains connus. En 1928, la
production allemande représentait le huitième de la production mondiale, et le
tiers de la production des États-Unis, la plus forte du monde. Ces dernières
années, le formidable écart d’avec les États-Unis est rattrapé, et le
pourcentage allemand par rapport à la production mondiale représente alors un
peu plus du quart. Cette montée en flèche est très intéressante à observer, car
une grande partie de l’augmentation de la production a été absorbée par les
industries mécaniques, automobile et aviation, industries de guerre au premier
chef. Par ces chiffres, nous avons d’abord une idée indirecte de l’effort de
préparation de nos ennemis ; et, d’autre part, nous pouvons nous rendre
compte de ce que la fabrication du matériel de guerre exige d’aluminium. À
titre de comparaison, notons que la production française se tenait dernièrement
aux environs de 35.000 tonnes contre 26.000 en 1928.
De la production allemande accrue de ces dernières années,
une certaine quantité doit certainement figurer comme réserves. Mais, les
pertes de la guerre jouant peu à peu, ces réserves ne sont pas inépuisables.
Quelle sera alors la situation de l’Allemagne, et quelles seront ses
possibilités de se procurer le précieux bauxite ? La Hongrie est assez
grosse productrice, et elle est sans doute capable de couvrir environ la moitié
des besoins germaniques. La Yougoslavie peut fournir une bonne partie du
reste : mats il reste un solde, qui devenait d’années en années plus
important, et qui était couvert par la France et par les Indes Néerlandaises.
Ces deux sources sont taries. Comme autre producteur de bauxites, il ne reste
donc que la Russie qui soit encore géographiquement possible ; mais la
production de l’U. R. S. S. subvenait tout juste à ses besoins.
L’étain n’a qu’un usage militaire des plus réduit, le
principal consommateur étant l’industrie des conserves, et ensuite
l’automobile. Notons, en passant, que l‘Allemagne ne produit pas une parcelle
de ce métal, que les producteurs sont tous d’outre-mer (Malaisie anglaise,
Indes Néerlandaises, Bolivie, Siam, Nigeria, etc. ), et que le seul remplaçant
sérieux paraît être l’aluminium, métal que nos ennemis sont déjà obligés
d’économiser. Si la pénurie d’étain n’a aucune chance de devenir un facteur
décisif dans le résultat final de la guerre économique, elle contribue
néanmoins à affaiblir nos ennemis par la voie indirecte des industries
alimentaires de conserve.
Nous en avons terminé avec les matières premières plus ou
moins utiles à la conduite de la guerre, et pour lesquelles la science n’a pas
encore trouvé de remplaçants ou ersatz, comme pour la laine, la soie, le
pétrole, comme nous verrons plus loin. D’après ce bref exposé, la situation
allemande n’est réellement brillante en rien, et si, dans certains cas, il
serait enfantin d’attendre une fissure dans le bloc économique germanique, pour
d’autres matières premières, au contraire, on peut se demander ce qui se
passera lorsque les réserves, forcément limitées, seront épuisées ; ceci
particulièrement pour les aciers spéciaux et pour le cuivre. Fixer une date à l’avance
est impossible ; il faudrait d’abord connaître l’importance réelle des
réserves allemandes, ce que personne ne sait. Et surtout, il faudrait savoir
quelle sera l’importance de la consommation purement militaire. Si les
possibilités de production ou d’approvisionnement de nos ennemis peuvent être à
peu près chiffrées, le volume de leurs besoins économiques futurs d’ordre militaire
est impossible à établir avec sûreté. Tout dépend de la façon dont sera
conduite la guerre, et si les hostilités continuent sur le front Ouest de la
même manière passive, de nombreux problèmes angoissants pour l’Allemagne se
trouveront à moitié résolus ou retardés d’autant. D’autre part, il est très
difficile, pour les années écoulées, de faire la discrimination entre la
consommation civile et celle qui fut militaire, directement ou non. En temps de
guerre, de nombreux besoins urgents peuvent être sacrifiés au profit de besoins
stratégiques, et chacun sait qu’en Allemagne, la compression des besoins civils
a toujours été poussée très loin. Pour la consommation du fer, par exemple, les
chiffres allemands pendant la guerre mondiale furent inférieurs à ceux du temps
de paix ; ce paradoxe apparent s’explique facilement quand on sait que
toutes les activités civiles ayant besoin de ce métal étaient ou en sommeil,
comme le bâtiment, ou très rationnées. Pour résumer, ne jamais oublier qu’il
est toujours possible de comprimer des besoins non militaires à l’extrême, et
que, d’autre part, la guerre actuelle, tout au moins pendant les premiers mois
que nous connaissons, n’a amené une consommation de matières premières qu’insignifiante
par rapport aux chiffres de la dernière guerre.
* * *
Le mois prochain, nous étudierons l’important chapitre des
« ersatz », important non seulement pour les possibilités de
résistance que cette nouvelle technique donne à l’Allemagne, mais aussi pour ses
répercussions, économiques plus ou moins lointaines, que bien peu de gens entrevoient
actuellement ; nous rejoindrons ainsi notre rubrique habituelle de finance
pratique. Mais, avant d’aller plus loin, nous voulons faire un petit exposé d’ordre
géographico-économique, faisant ressortir ce que l’Allemagne pourrait obtenir
par la crainte, la persuasion ou la violence, de ses voisins plus ou moins immédiats
qui se trouvent en dehors de la sphère d’influence du blocus maritime
franco-anglais. Nos lecteurs y trouveront l’explication d’événements futurs,
qui autrement leur paraîtraient politiquement inexplicables.
Lorsqu’en mai dernier nous écrivions notre article sur les
risques de guerre (paru en juillet suivant), nous émettions l’opinion que les
pays habituellement considérés comme très exposés l’étaient beaucoup moins
qu’on ne le supposait, et ceci surtout pour des raisons économiques de guerre ;
et, malgré des alarmes très vives, la Suisse, la Hollande et la Belgique sont
toujours en dehors du conflit, et y resteront certainement tant que le
gouvernement nazi ne jouera pas la carte du désespoir. Par contre, nous
attirions la vigilante attention de ceux de nos lecteurs qui auraient eu la
malencontreuse idée de considérer les pays Scandinaves comme des havres de
grâce pour capitaux en quête de tranquillité. Nous parlions déjà des endroits
désolés du Grand Nord destinés à devenir le champ clos de rivalités armées …
et depuis les événements ont marché.
Aujourd’hui, tout le monde a entendu parler du minerai de
fer suédois. C’est le meilleur du monde, sa teneur étant de 65 à 70 p. 100,
alors que la minette de Lorraine ne contient que 25 à 30 p. 100 seulement.
Les expéditions vers l’Allemagne atteignirent en 1938 environ 7 millions
de tonnes, soit le tiers des besoins d’importation de nos ennemis. La
production pourrait sans doute être augmentée, mais il y aurait lieu de tenir
compte, soit de la concurrence d’achat, soit de la pression diplomatique de
l’Angleterre ; et encore plus des possibilités de transport. En temps de
paix, les minerais suédois étaient embarqués au port norvégien de Marvik, en
direction des ports allemands de la mer du Nord ; or, cette voie est
bloquée par la flotte anglaise. Reste le port de Lulea sur le golfe de
Botnie ; mais il est bloqué par les glaces quatre à cinq mois par an. La
bataille diplomatique n’est donc pas prête d’être close de ce côté !
La Hongrie peut fournir la moitié des besoins germaniques en
aluminium, ainsi qu’une très grande quantité de produits alimentaires. Mais elle
doit conserver des possibilités d’achat pour se procurer ce qui lui manque et
que l’Allemagne ne peut lui fournir par voie d’échange : minerai de fer et
presque tous les autres métaux usuels, caoutchouc, pétrole, laine, coton, bois.
La Roumanie ne peut guère fournir que du pétrole ; mais
son importance pour l’Allemagne semble avoir été bien exagérée. Sa production
déclinante est d’environ 50 millions de barils, dont 15 millions usés
dans le pays. Sur le surplus exportable, les autres pays balkaniques et surtout
l’Italie retiennent une bonne part ; et, d’autre part, la voie naturelle
d’exportation passe par Constanza sur la mer Noire. Comme nous le verrons le mois
prochain, la production roumaine totale (qui, bien entendu, n’est pas acquise),
jointe aux disponibilités russes (qui ne sont pas faciles à transporter),
laisse encore un déficit à couvrir pour nos ennemis de plus de 60 millions
de barils.
La Bulgarie ne présente aucun intérêt économique de guerre,
sauf au point de vue production agricole ; de même pour la Grèce, qui, en
outre, possède seulement quelques ressources en chrome et en bauxites (137.000
tonnes en 1936).
La Yougoslavie serait plus intéressante pour le Reich. Ce
pays peut couvrir entre le tiers et le quart des besoins allemands en
aluminium, 10 p. 100 de ceux en cuivre, 20 p. 100 de ceux en zinc et
25 p. 100 de ceux en plomb. Comme autres disponibilités pour
l’exportation : produits alimentaires, bois et peaux ; par contre,
besoins d’importation ne pouvant être couverts par l’Allemagne : aciers
finis, pétrole, textiles, caoutchouc.
Quant à la Russie, son aide sur les données récentes est
dans le fond des plus limitée, même sans tenir compte des difficultés de
transport qui, dans bien des cas, annulent les possibilités disponibles. Pour
le pétrole dont on parte tant, le surplus exportable représente à peine 15 p. 100
des besoins de guerre du Reich ; et la production est concentrée entre la
mer Noire et la mer Caspienne, endroit des plus vulnérable, comme l’avenir le
montrera sans doute. Par ailleurs, possibilités de fournitures importantes en
manganèse, phosphates et amiante, ce dont l’Allemagne a fortement besoin ;
mais la question des transports se pose avec beaucoup d’acuité. Grosses
disponibilités en bois (dont une notable partie sert de moyen d’échange avec
l’Empire britannique pour se procurer les matières absentes de Russie :
caoutchouc, étain) ; petites disponibilités en produits textiles à base de
coton, peaux et fourrures, et quantités variables de blé. Mais, par ailleurs,
l’U. R. S. S. doit importer la totalité de son cuivre, plomb,
nickel, zinc, métaux rares, et une bonne partie de sa laine, ce qui limite
d’autant ses possibilités d’aide envers son « amie » l’Allemagne, qui
ne peut rien lui fournir de toute cette liste de besoins extérieurs.
Marcel LAMBERT.
(1) Voir numéros de janvier et février 1940.
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