Puisque nous parlons volontiers ces temps-ci du sport aux
armées, nous nous devons de signaler que la bicyclette a une longue histoire
militaire.
Cette histoire fut rappelée notamment par le général
Mordacq, au moment où l’Union des anciens chasseurs des groupes cyclistes prit
l’initiative d’élever un monument à la gloire des chasseurs cyclistes de la
dernière guerre. Et, à cette époque-là (1936, je crois), deux articles
documentés furent publiés, l’un par le général Mordacq lui-même, l’autre par
Maurice Martin, dans le journal officiel de l’Union vélocipédique de France,
qui, on le sait, fit toujours une large place au cyclisme utilitaire.
La bicyclette venait à peine d’être inventée (1884-1885)
quand parut le Véloce-Sport, à Bordeaux. Ce journal fit immédiatement de
la propagande pour la vélocipédie militaire et, dès septembre 1886, en accord
avec le Véloce-Club bordelais et l’U. V. F., proposa au Ministère de
la Guerre, pour le 18e corps d’armée, l’essai d’un groupe de
vélocipédistes à l’occasion des grandes manœuvres.
La direction du groupe, composé presque exclusivement de
tricycles et de bicycles, fut confiée à Pierre Rousset qui, bien qu’âgé de
cinquante ans, accomplissait sur bicycles de brillantes performances. Entre
autres, faisaient partie du groupe avec Rousset : Médinger, célèbre
coureur de Paris, Giraud également de Paris, Payet de Lyon, entourés
d’« as » locaux.
Le général en chef Cornat, qui était pourtant sceptique, ne
tarda pas à se convaincre de l’utilité des vélocipédistes et leur confia plusieurs
reconnaissances. La fin des manœuvres fut marquée par une revue presque aussi
imposante que celle de Longchamps, au cours de laquelle les cyclistes furent à
l’honneur. Le général Cornat leur déclara qu’ils avaient été « supérieurs
au télégraphe jusqu’à 12 kilomètres et aux chevaux en toute
circonstance ».
En d’autres régions de France, on travaillait aussi. Dans le
Cycliste qui naquit à Saint-Etienne peu après le Véloce-Sport, P. de Vivie
écrivait des articles intéressants sur la vélocipédie militaire qui fut,
pendant une période, à l’ordre du jour.
En 1887, les frères Gauthier, inventeurs et constructeurs
stéphanois, ajoutèrent à leur catalogue deux modèles : la
« Favorite » et la « Militaire ».
Pour les grandes manœuvres du Centre, le Ministère de la
Guerre demanda des vélocipédistes pour faire des essais d’estafettes. Pierre Gauthier
s’aligna. Montant sa première bicyclette, il arriva bon premier dans une
épreuve de 4 kilomètres devant quatre bicycles et un tricycle, et fut
désigné pour servir d’estafette au général Boulanger. Le général, fort
satisfait des services de Pierre Gauthier, le félicita chaleureusement devant
tous les vélocipédistes rassemblés.
Cependant, dans l’ensemble, les officiers d’état-major
préféraient les cavaliers comme éclaireurs, car, dès qu’il fallait quitter la
route pour aborder les terrains variés et les obstacles, les vélocipédistes ne
pouvaient pas suivre. Impossible de faire du cross cyclo-pédestre avec les
lourds engins d’alors ! Pour parer à cet inconvénient, le capitaine Gérard
inventa la bicyclette pliante.
Si la bicyclette au régiment s’avérait accessoire
appréciable en raison des services qu’elle rendait, elle constituait aussi pour
les soldats, qui faisaient alors trois ans sous les drapeaux, une fidèle amie,
une compagne discrète et sûre pour rendre les heures moins longues et moins
tristes. Il faut croire que les militaires avaient des loisirs, car je retrouve
dans un numéro du Vélo de 1892 la curieuse lettre d’un Parisien à son
retour à la vie civile.
Ce Parisien écrit en parlant de sa bicyclette :
« Que de belles promenades nous avons fait ensemble
durant les soirs d’été, heureux tous les deux de respirer au bord de la Meuse
un air moins étouffant que celui des casernes et de nous donner pour quelques
heures, dans une course furibonde, l’illusion de la liberté.
La bicyclette qui a envahi toutes les classes de la société,
qui a prodigué ses bienfaits à tant de professions diverses, ne pouvait manquer
d’avoir au régiment une place honorable et un accueil bienveillant. Le temps
n’est pas éloigné où elle sera dans l’armée un agent indispensable. Si les
chevaux pouvaient être jaloux, ils auraient grande raison de l’être, pauvres
bêtes ! car voici déjà leurs plus chauds partisans qui partagent leurs
faveurs entre eux et la bicyclette ! »
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La bicyclette a déjà nivelé grades, classes et armes :
« Parmi les simples soldats, quelques-uns, des types à
la hauteur (sic) possèdent une machine ; les sous-officiers, les
rengagés surtout, en ont une pour la plupart qu’ils ont achetée avec l’intérêt
de leur prime ; et, même dans la cavalerie, quelques esprits énergiques
ont fait l’immense sacrifice de quitter parfois leurs éperons pour enfourcher
le cheval d’acier.
Les officiers, ceux d’infanterie surtout, ne
dédaignent pas ce sport à tous égards si intéressant, mais au contraire
l’adoptent volontiers pour leurs excursions.
Et l’utilité de la bicyclette est tellement reconnue
qu’une récente circulaire ministérielle prescrit son emploi dans toutes les
unités de corps d’armée ; désormais, un service de bicyclistes est attaché
à chaque régiment pour la transmission des ordres et des dépêches ; on a
constaté aux grandes manœuvres les résultats heureux de cette innovation, et
l’on peut espérer que ce service sera prochainement considérablement augmenté ».
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Dans tous les pays du monde, on travaillait à l’adaptation
de la vélocipédie militaire.
En France, on se préoccupait surtout de la transmission des
ordres entre corps militaires situés dans un certain rayon et susceptibles
d’être appelés à se soutenir rapidement l’un l’autre.
En Amérique où l’on a toujours vu grand, le programme de
l’essai était tout différent. C’est ainsi qu’en cette même année 1892, on
supposait une armée privée soudainement de toute communication télégraphique,
isolée de sa base d’opérations et de renforts, ayant besoin de faire part de sa
situation à un quartier général dont elle était séparée par une longue
distance. Pouvait-on, dans ces conditions, recourir aux vélocipédistes pour
porter un message urgent et quelle vitesse de marche pouvait-on leur
demander ? Dans l’hypothèse donnée, le général Mills, résidant à Chicago,
voulut voir combien de temps il lui faudrait pour se mettre en rapport avec le
général Hossard, commandant à New-York. La distance entre ces deux villes
correspond à peu près à 1.700 kilomètres français ! Et l’on organisa cette
curieuse épreuve par relais. Elle fut terrible en raison du mauvais temps.
Finalement, le message parvint à destination en 108 heures ; la moyenne
fut assez difficile à établir car, sur certains parcours, on atteignit 18 kilomètres
à l’heure, alors qu’ailleurs, un vélocipédiste mit 15 bonnes minutes pour
couvrir un kilomètre dans la nuit, obligé qu’il était de s’arrêter à chaque
instant pour rallumer sa lanterne éteinte par les rafales. Quoi qu’il en fût,
les Américains conclurent à une supériorité de la machine sur le cheval et
décidèrent l’alternance des deux moyens dans les communications par courriers.
Pour nous, qui sommes habitués à la T. S. F., au
téléphone, à l’avion et aux bolides terrestres, ces histoires là paraissent
presque antédiluviennes. Elles ne datent pourtant pas de cinquante ans !
Durant son premier âge, la bicyclette, comme toute
nouveauté, connut incontestablement une vogue énorme. Et ceux qui la lancèrent
savaient en définir, presque mieux que nous, le rôle social. Lisez cet extrait
d’une chronique de Louis Minard dans La Bicyclette du 7 septembre
1894 :
« Dans les grands centres où l’enfant trouve facilement
l’instruction, où l’école et le foyer sont proches, il semble que la bicyclette
ne doive être qu’un jouet pour l’écolier ; mais, dans les campagnes où
parfois les hameaux épars autour de la commune laissent des kilomètres entre la
mère et l’instituteur, la bicyclette peut et doit rendre des services.
Et, à l’école même, ne devrait-on pas apprendre aux bambins
à manier la bécane comme on leur apprend à manier le flingot, leur apprendre à
se défendre eux-mêmes comme on leur apprend à défendre la patrie ?
Dire à l’enfant : avec ta bicyclette, tu feras, en
t’instruisant, ton tour de France, tu apprendras à connaître ton pays, tu iras
étudier ton métier là où les maîtres en la partie ont acquis une réputation
méritée ; tu pourras, grâce à elle, secourir les tiens, tes voisins,
quérir le médecin pour ceux qui souffrent, sauver ta ferme des flammes. Tu
conserveras à tes muscles leur souplesse, à tes membres leur force, tu resteras
longtemps sain et vigoureux pour lutter et pour soutenir ceux que tu aimes et à
qui tu te dois. Tu sauras, en temps de guerre, unité misérable perdue dans les
rangs, devancer l’estafette au cheval fourbu ; tu seras, en un mot,
l’auxiliaire précieux et indispensable dans une époque où le temps est compté
et où les minutes sont tarifées ».
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Je ne connais guère, pour ma part, de plaidoyer, même moderne,
plus complet, ni plus éloquent …
(À suivre.)
Ennemonde DIARD.
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