Bruxelles-Cambrai, 120 kilomètres, 3 août (suite).
— Nous voici maintenant au cœur du « pays
noir ». Notre route se faufile entre les façades grises ; c’est
plutôt une longue rue qu’une route. De part et d’autre, les
« crassiers », ces énormes collines coniques formées de
l’accumulation des déchets, indiquent les différents puits et s’estompent dans
la brume que noircit la fumée ; les puits les plus rapprochés nous
laissent voir le détail de leurs tours métalliques, au sommet desquelles
tournent les énormes poulies qui actionnent le câble commandant la cage de
montée et de descente de la mine. Guidés par un dispositif de rails, des
wagonnets s’élèvent lentement, basculent leur charge et redescendent. On devine
partout une grande activité, sans soupçonner la présence de l’homme.
Accroupis, ou plutôt assis sur les talons, des mineurs
prennent le repos devant leur porte.
Après une dizaine de kilomètres, nous laissons les
charbonnages à notre gauche pour retrouver la vraie campagne, et bientôt c’est
Quiévrain, qui s’allonge de chaque côté de la route. Sectionnant brutalement la
rue, voici la barrière de la douane belge et, quelques mètres plus loin, sa
voisine française. Nos douaniers font leur service, palpent nos poches,
examinent et visitent nos sacs ; la contrebande du tabac est active par
ici ! Deux Hollandais passent avec nous ; ils se rendent à Paris à
pied : nous les admirons, à tort d’ailleurs, car, quelques instants après,
nous les apercevrons placidement allongés sur la plateforme d’un camion-auto.
Ici commence la R. N. 29, qui va jusqu’au Havre
et, pour ma part, je vais la suivre désormais presque jusqu’à son terminus. Le
soleil, qui boude depuis huit jours, perce enfin le brouillard et nous cuit
bras et visage. À Valenciennes, patrie de Watteau et de Carpeaux, nous
débouchons sur la grand’place où s’élève l’hôtel du XVIIe siècle à
la magnifique façade de style renaissance flamande, et dont le haut beffroi
s’est effondré vers le milieu du XIXe siècle.
La chaleur est maintenant torride et, pour comble, le
tronçon de route qui nous mène vers Cambrai n’a pas été étudié spécialement
pour le cyclisme. Les voici, les pavés tant redoutés, les vrais, au dos
rond ! Il y a bien le trottoir cyclable et obligatoire, s’il vous
plaît ; le plus souvent, c’est une étroite bande de gravier, parmi
l’herbe, sur l’accotement de la route ; parfois, c’est une piste de béton,
mais une bonne épaisseur de ciment est absente et les cailloux solidement
enrobés se hérissent menaçants. Dans les villages, caniveaux et tubes de fontes
coupent le trottoir d’une série de creux et de bosses qui se traduisent par une
décharge dans les poignets et un bond sur la selle. À Denain, après avoir
franchi l’Escaut, nous attaquons une côte au sommet de laquelle une pyramide de
pierre rappelle la victoire de Villars en 1712. Nous sommes définitivement
sortis du « pays noir », qui nous a marqué de son sceau, la fine
poussière noire adhérente avec la complicité de la sueur. Aussi nous saluons
Cambrai avec un soupir de satisfaction : notre premier soin est de
procéder à une toilette complète aussi nécessaire que délassante, puis de nous
réconforter.
Cambrai Amiens Lucy (prés Neufchâtel en Bray), 150 kilomètres,
4 août.
— Notre départ s’effectue sous un épais brouillard qui
nous masque totalement le paysage ; seule la route est visible, tantôt
goudronnée, tantôt pavée, mais toujours bonne. La contrainte de la piste
cyclable a maintenant disparu ; c’est la liberté entière sans condition,
accueillie avec joie. La brume se dissipe lentement et laisse présager une
chaude journée. Aussi, après Bapaume, ville toute neuve, nous pouvons
distinguer les riches plaines où les larges feuilles des plants de tabac
alternent avec les cultures de betteraves et de céréales. Nous traversons une
région qui a été le théâtre de combats ardents et prolongés au cours de la
grande guerre. Qui le dirait en admirant ces plaines prospères, aux immenses
ondulations et d’un aspect si paisible ? Les jeunes arbres qui bordent la
route, les villages neufs, des monuments commémoratifs, tel celui de Courcelette
élevé à la gloire des armées canadiennes, sont cependant des témoignages des
quatre années terribles qu’a connues cette région. À droite, sur un mamelon, se
dresse Thiepval, et bientôt c’est Albert, dont le nom seul évoque toute une
page de la guerre. La ville entièrement rebâtie est accueillante avec sa belle
avenue ombragée. La basilique de construction toute récente et dont le clocher
est surmonté d’une statue dorée, apparaît toute blanche sous la lumière
diffuse.
Les 28 kilomètres de ligne droite, qui nous séparent
d’Amiens, ne sont qu’une succession de montées et de descentes, longues et
généralement peu accusées. La seule dénivellation sérieuse accompagnée de
virages accentués se trouve à Pont-Noyelles, où nous franchissons la vallée
d’un petit affluent de la Somme. Bientôt se dessine l’imposante silhouette de
la magnifique cathédrale d’Amiens, à la nef si haute que les deux tours qui
ornent sa façade dépassent à peine le toit surmonté d’une fine flèche. Amiens
va marquer la dislocation de notre caravane ; mes compagnons, devant
rentrer ce soir, vont emprunter le train pour rejoindre Fécamp. Pour épuiser
les dernières pellicules, nous nous photographions mutuellement. En mettant
pied à terre devant la gare, il nous est particulièrement agréable de constater
qu’au cours de notre longue randonnée, nous n’avons eu aucune crevaison,
cependant que nous roulions, tous trois, sur boyaux de route ; et, autre
chance, depuis le départ, pas la moindre petite averse ; tout comme les
boyaux de rechange, les imperméables sont restés en position d’attente. Nous ne
pouvions mieux espérer ; aussi, enchantés de notre excursion et après un
repas pris dans une atmosphère de joie, nous nous séparons, nous disant à
bientôt.
Seul, par une température torride, je reprends la R. N. 29,
qui maintenant ne m’est plus inconnue. J’appréhende la côte de Poix, où, il y a
quelques années, je connus une sérieuse défaillance en revenant de Maubeuge ;
mais, à mon grand étonnement, je grimpe allègrement et me retrouve vite sur le
plat. N’ayant plus de compagnie, je ne muse pas dans ce paysage de moissons et
arrive bien vite au carrefour du Coq Gaulois pour aborder ensuite la longue
descente sur Aumale, coquet chef-lieu de canton sur la Bresle. Les bois
alternent avec les cultures maintenant, et, après la descente sur Mortemer, qui
conserve les ruines d’un ancien château féodal, je laisse la route nationale
pour suivre la vallée de l’Eaulne par une route poussiéreuse, bordée d’un côté
par les pentes crayeuses de la vallée dominée par la basse forêt d’Eu et de
l’autre par les vergers entourés de haies qui cachent des villages inconnus,
mais familiers pour moi.
Comme je l’avais prévu, il est cinq heures lorsque j’arrive
à Lucy où la maison natale m’accueille ...
A. BIHOREL.
(1) Voir nos 588 et suivants.
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