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Les passages à niveau

Un grave accident s’est encore produit à un passage à niveau, celui où la route nationale Bordeaux-Saumur, etc., coupe la grande voie Bordeaux-Saintes-Niort.

Grande voie, grande route, passage à niveau des plus surveillé. C’est dire le danger qui nous guette sur les petites lignes où parfois il n’y a même pas de barrières.

N’en finira-t-on jamais avec ces catastrophes ?

D’abord un souvenir personnel : La chose se passa, il y a deux ans, à un passage à niveau voisin de chez moi de 150 mètres, que ne traverse qu’un chemin de terre où ne s’aventurent que des charrettes à foin et des piétons ; mais c’est déjà trop. Ce chemin est d’ailleurs praticable aux autos allant très lentement. Je l’employais souvent pour aller me baigner dans la Dordogne. En septembre 1939, je m’y trouvais, roulant à dix à l’heure, avec sept personnes de ma famille dans la voiture.

J’approche du passage qui n’est jamais fermé, en bavardant, car je n’entends aucun train approcher, et c’est l’heure où je sais qu’il n’en passe pas. Instinctivement, toutefois, je regarde ma montre, j’en déduis que le train de dix-huit heures ne va pas tarder à passer, et, tout en parlant, je regarde la ligne à ma droite.

Or, le train était là. Il approchait à sa vitesse normale, et je serais arrivé exactement sous les roues de la locomotive, n’ayant rien vu ni entendu, si, par vague instinct et non par prudence, je n’avais tourné la tête du côté droit. Je freinai. Le train passa devant nous.

Le soir, aucun des sept occupants ne put se décider à dîner ! Une angoisse à retardement nous serrait la gorge. Je n’oublierai jamais que, ce jour-là, toute ma famille, à l’exception d’une seule personne restée à la maison, eût pu et dû logiquement être anéantie.

Cela n’est qu’un cas isolé, et l’on n’en peut déduire que cette constatation : il est stupéfiant qu’à ce passage à niveau non gardé et où passent des charrettes, des paysans, des troupeaux, jamais un accident réel ne se soit produit.

Mais les vrais passages à niveau, ceux à la barrière desquels stationnent et se morfondent parfois cinquante ou cent autos et leurs conducteurs, qui pourra prétendre que leur maintien ne soit motivé par une raison d’économie aussi sordide qu’absurde ?

Supposez que l’on ait fait à la sortie de Bordeaux, sur la route de Libourne où il passe certains jours trois autos par minute, la dépense voulue, il y a trente ans, pour la suppression des deux passages, ainsi qu’on l’a fait, malgré tout, dans les banlieues de beaucoup de villes, croyez-vous qu’on regretterait l’argent dépensé.

L’ancien système des ponts à péage était, au fond, excellent. On ne surchargeait pas un budget. Les usagers payaient. Le pont finissait par être amorti.

Faites des passages en dessus ou en dessous des voies, et faites-les à péage. Arrêtez chaque voiture pour demander au conducteur vingt sous. Cela le retardera de vingt secondes au lieu de dix ou quinze minutes. S’il ne comprend pas et s’il ne donne pas ses vingt sous avec joie, entre nous : quelle brute !

J’ignore absolument la dépense que représente de faire passer une route au-dessus d’une voie, mais j’imagine qu’elle est moins élevée que la somme nécessaire à la construction d’un stade ou d’une piscine municipale ! Ainsi, aujourd’hui où l’on voit jeter de l’argent par les fenêtres à tour de bras, édifier des monuments purement « électoraux », entreprendre des travaux de voirie effrayants, construire des écoles grandes comme des casernes et des gares immenses comme des cathédrales, on trouve que c’est trop cher de faire passer une route sur une voie ! et cela à la sortie d’une ville de 300.000 habitants !

C’est un tort de toujours chercher les « dessous ténébreux » des choses. Le plus souvent, l’incurie, l’apathie ne s’expliquent que par elles-mêmes. Une vague routine, d’une part, une résignation instinctive, de l’autre, suffisent à laisser les choses qui vont mal, aller mal. Telle rue est régulièrement repavée, alors que depuis vingt ans on connaît des procédés de goudronnage donnant pleine satisfaction. Telle voie de tramway coupe une route ou tourne à droite en empruntant la gauche, ce qui provoque des accidents, encore des accidents, toujours des accidents. On ne supprime pas le tramway, on ne déplace pas la voie.

Il s’agit, en de tels cas, d’une dépense absolument insignifiante et de trois jours de travaux. Les choses restent au même point depuis vingt ou trente ans. On se tait. On déplore. On ne réagit pas. On continue à se caramboler.

Je demande que, sur les routes à grand trafic, on établisse des passages en dessus des voies, qui seront payés en trois ans, non par les contribuables-électeurs, mais par les usagers. Si cela vous a un air ancien régime, j’en suis désolé, mais on pourrait en tenter l’essai.

La distance de Bordeaux à Saint-André-de-Cubzac est de 25 kilomètres. Dernièrement, j’ai mis pour couvrir cette distance : 25 minutes + 10 minutes au premier passage à niveau + 17 au second + 8 au troisième. Le quatrième était ouvert.

Total : 25 + 10 + 17 + 8 = 60 minutes. Est-ce que ce n’est pas plutôt cela qui vous a un air ancien Régime ?

Henry de la TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°598 Avril 1940 Page 219