À l’époque, six ans avant la conquête, où je traversais
Madagascar de bout en bout avec mes braves porteurs betsileos, les caïmans
pullulaient sur la côte Ouest, dans le moindre marigot.
Ils étaient vénérés comme dans l’ancienne Égypte, au temps
des Pharaons. Le folklore sakalave, race guerrière et indisciplinée, est d’une
grande richesse ; le caïman terrible joue toujours le premier rôle.
Quand nous voguions sur le Betsibouc, dans une grande
pirogue, manœuvrée par une douzaine de robustes pagayeurs, sous les ordres du
chef-barreur, j’ai souvent pris ces gigantesques et affreux sauriens, couverts
d’algues et de lichens, immobiles comme des blocs de granit, pour de gros
troncs d’arbres de 6 à 8 mètres de longueur.
Ces monstres fantastiques, comparables à ceux qui hantent
nos cauchemars, sont de plus grands mangeurs d’hommes que les lions et les
tigres. Ils pénètrent la nuit dans les cases des indigènes, saisissent leur
proie et se perdent avec elle dans l’obscurité.
De tous les spécimens de la faune malgache, il n’en est pas
de plus impressionnants que les caïmans. Leur chasse, très attrayante, mais
périlleuse, offre toutes les péripéties que peut souhaiter le chasseur le plus
fougueux et le plus blasé. Leur peau épaisse, véritable carapace, ne saurait
les rendre invulnérables. Le facteur décisif en l’espèce est l’homme derrière
la carabine, il ne doit tirer qu’à coup sûr et dans les parties vitales.
Les pêcheurs sakalaves attaquent sans crainte la pieuvre et
même le requin ; rien ne saurait les décider à se mettre à l’eau pour
ramener sur la rive le cadavre d’un caïman.
À Morotsangana, poste que je venais de créer sur la côte de
Mozambique, ils abondaient dans le plus petit ruisselet. J’en ai pris un long
de 2 mètres, dans un trou de vase qui n’avait pas 50 centimètres de profondeur.
Un vaste étang, entouré de palétuviers très élevés (le
palétuvier est le rendez-vous préféré des moustiques), recelait toutes les
espèces de gibier d’eau, depuis la poule sultane bleue aux pattes rouges
jusqu’au royal aigle pêcheur dont la queue est d’une éclatante blancheur ;
c’était aussi l’habitat d’un monstrueux caïman. Il avait tout l’air de ce qu’il
était réellement, un survivant de la préhistoire. On peut tenir pour certain
que les caïmans vivent normalement deux cents années ; ce spécimen unique
avait, peut-être, vu s’écouler près de trois siècles.
Il était légendaire dans toute la région du Nord-Ouest. Les
indigènes, qui en tremblaient, le faisaient souvent suprême arbitre de leurs
jugements. Il vivait là, honoré et tranquille, rôdant la nuit ; pour rien
au monde, je n’aurais voulu être obligé de tuer ce monstre formidable qui à lui
seul aurait fait la gloire et la fortune d’un zoo.
Dans la journée, il quittait volontiers son séjour aquatique
et dormait des heures entières couché sur le sable, sous un soleil torride et
un ciel d’émail bleu qu’aucun nuage ne craque.
Ici, le temps n’existait pas ; si loin du reste des
hommes, sous le charme inexprimable de la nature vierge, de l’irrésistible
magie du silence, au milieu de cette forêt où couve la mort, je m’occupais — distraction
passionnante — à observer attentivement, ma carabine sur les genoux, ce
« tabou » qu’une véritable amitié liait à un couple de grands buphages.
Ces beaux oiseaux avaient le courage de s’intéresser au
monstre. Ils besognaient activement sur son dos ou ailleurs, pour le débarrasser
des sangsues, tiques, capricornes et autres parasites qui le rongeaient ;
aucune partie du corps n’était négligée. L’affreux saurien ouvrait même son
immense mâchoire, véritable herse, et les buphages pénétraient vivement dans le
gouffre pour lui nettoyer les dents. Les soins assidus de ces jolies bestioles
resteront, certes, un de mes plus pittoresques souvenirs malgaches.
Il n’est pas un chasseur vivant qui ne serait heureux de tuer
un caïman. Eh bien ! une ligne aérienne régulière met l’Ile-Rouge à six
jours de la Métropole ; les caïmans y pullulent toujours, terreur des
riverains.
Paul CAZARD.
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