En 1914, les physiciens ne s’intéressaient plus à
l’acoustique. Certes ils en professaient les résultats fondamentaux avec
enthousiasme et en particulier les magnifiques travaux d’Helmholtz qui leur
paraissaient définitifs. Mais aucun d’eux n’aurait songé à y consacrer sa vie.
Comme toujours, c’est là où les recherches paraissaient
vaines, où le terrain semblait désert, que leva brusquement la plus riche des
moissons. Une moisson riche au point de vue théorique, nous apportant une
connaissance plus approfondie, une compréhension plus générale de ces
phénomènes : riche aussi au point de vue des applications et
singulièrement des applications militaires.
Le repérage par le son est une de celles-là, qui permet de
situer avec précision une batterie ennemie bien dissimulée, de déterminer la
direction de vol d’un avion invisible, de déceler l’approche sournoise d’un
sous-marin, d’être prévenus du creusement par l’adversaire de galeries de mines
près des tranchées, etc. Beaucoup de personnes, qui n’ont jamais eu l’occasion
d’aborder de près ces problèmes, se demandent comment on peut, par la simple
écoute, arriver à une telle sûreté dans l’observation. Notre but est de leur
donner quelques notions qui leur permettront d’avoir une idée générale des
principes dont s’inspirent les services de repérage par le son ;
toutefois, étant donnée l’étendue du sujet, nous limiterons cette causerie au
seul repérage appliqué aux tirs d’artillerie.
Lorsqu’une pièce tire, à la condition que l’obus éclate
après sa course dans l’air, il se produit :
Un son de bouche à feu au départ ;
Un son d’éclatement à l’arrivée ;
Et, éventuellement, si la vitesse du projectile est
supérieure à celle de la propagation du son, un troisième son formé par les
sifflements du sillage qui se composent pour donner un claquement très sec,
souvent pénible pour l’observateur. Nous laisserons, d’ailleurs, de côté ce
dernier son qui ne peut donner lieu à aucune observation pratique.
Pour repérer l’emplacement d’une pièce d’artillerie adverse,
on se base uniquement sur le son produit par la bouche à feu au départ du coup.
Le bruit de l’éclatement de l’obus à l’arrivée sert au réglage de nos propres
tirs à longue portée, lorsque l’on n’en peut suivre les résultats à la lunette.
Dans les deux cas, le principe de repérage est le même.
Voyons comment on détermine la position d’une pièce par
l’écoute du son de bouche.
Le son se propage avec une vitesse sensiblement constante,
dépendant du vent et de la température, mais qu’on peut espérer, dans une
atmosphère qui n’est pas trop turbulente, connaître à 1 p. 100 près. On
sait que cette vitesse est voisine de 340 mètres à la seconde.
On place des microphones sensibles en trois points que nous
dénommerons A, B et C, et on pointe au chronomètre l’instant exact où le son à
observer provient à chacune de ces stations d’écoute. Si, par exemple, le son a
mis 3 secondes de plus pour arriver à la station A que pour arriver à la
station B, c’est que son origine est à 340 x 3 = 1.020 mètres plus loin de A
que de B. Or, la géométrie nous indique que tous les points dont la différence
des distances à deux points fixes (en l’occurrence, nos stations d’écoute A et
B) est égale à une longueur donnée (en l’occurrence 1.020 mètres) se trouvent
sur une ligne courbe appelée hyperbole, dont la partie utile est sensiblement
une ligne droite, très facile à tracer sur la carte. Le point de départ de
l’obus se trouve obligatoirement sur cette ligne.
On procède de même avec les différences de temps constatées
entre les stations d’écoute B et C. La nouvelle ligne tracée vient couper la
première quelque part chez l’ennemi, et ce point d’intersection donne, à
quelques dizaines de mètres près, l’emplacement de la pièce qui a fait feu.
La mise en œuvre du procédé paraît donc, dans ses grandes
lignes, très simple. Il y a un poste central qui délègue 3 oreilles
électriques, 3 microphones aux stations d’écoute ; les courants,
modulés par l’arrivée du son, y sont enregistrés ainsi que les temps. Et, comme
les sons de bouche varient beaucoup avec le calibre, on a même une indication
sur la puissance de la pièce qui a tiré. Quelques secondes après, elle est
démasquée. Quelques minutes plus tard, elle sera peut-être contre-battue.
À vrai dire, le problème reste cependant assez délicat. Il
faut que les postes d’écoute soient à grande distance les uns des autres, pour
que les différences de temps ne soient pas trop faibles. Cela oblige à
développer des kilomètres d’un fil téléphonique vulnérable qu’un seul obus peut
briser. Et puis, si beaucoup de canons tirent simultanément, si le grondement
continuel d’une grande bataille retentit, trop de sons arrivent ensemble et, en
se superposant, rendent ces messages acoustiques indéchiffrables.
Aussi l’artilleur n’a-t-il plus le droit de tirer quand bon
lui semble, pour prendre la hausse du jour comme un bourgeois méticuleux note le
matin l’indication de son baromètre. Un peu avant le combat, toutes les
batteries commencent leurs tirs au même moment et, pendant les heures
d’attente, plus encore que dans les tramways des villes de l’arrière, le mot
d’ordre est formé du texte de l’affiche fameuse : « Taisez-vous,
méfiez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent ». Quand un coup isolé se
fait entendre, c’est qu’il est issu, soit d’une pièce nomade qui ne sera plus
où elle a tiré lorsqu’une réaction — attendue par le repérage — se
produira, soit d’un pétard qu’un sapeur astucieux aura fait partir pour faire
croire au départ d’un coup.
Comme on le voit, le repérage par le son, de technique
difficile, a une importance considérable. De part et d’autre du front, on
l’utilise constamment et à grande échelle. Il a modifié l’aspect de la guerre.
Maurice JACOB.
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