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Le rôle des poissons carnassiers

dans les eaux douces.

Il y a quelques années, on considérait les poissons carnassiers et surtout le brochet comme l’ennemi public numéro 1 de la population de nos eaux douces. Cette manière de voir avait même reçu la consécration officielle, la propagation du brochet étant interdite et même sanctionnée. Le résultat fut la disparition progressive du brochet, qui dans certaines rivières est devenu une rareté. Et alors qu’on croyait arriver à une augmentation du rendement en autres espèces, ce fut le contraire qui se produisit. On constata seulement la propagation d’espèces nuisibles ou inutiles, telles que hotus, vairons, perches soleils, goujons-perches, chevesnes, tous grands dévoreurs de frai ou d’alevins. Puis on s’avisa tout à coup que, dans les pays neufs (Amérique et Canada), où pullulent non seulement la même espèce de brochet qu’en Europe, mais également l’énorme brochet dit Muskélonge, qui fait souvent 30 à 40 livres, et trois autres espèces de brochets, les black-bass, sandre, etc., le peuplement des eaux douces restait satisfaisant, et on se demanda si l’on n’avait pas fait fausse route.

Certains voulurent en avoir le cœur net au sujet de la voracité du brochet et se rendre compte de sa consommation réelle de blanchaille. L’expérience fut faite en Suisse : un jeune brocheton de 10 à 15 centimètres était essuyé rapidement, pesé et mis dans un aquarium. Des brochets plus âgés furent traités de même, afin d’avoir une moyenne. À partir de ce moment on leur donna deux ou trois fois par semaine des alevins de tailles diverses, séchés rapidement et pesés. Six mois après, les brochets étaient à nouveau séchés et pesés.

Or, tous calculs faits, on s’aperçut que, pour produire un accroissement de poids d’un kilo chez le brochet, il avait fallu lui donner de 4 à 8 kilogrammes de blanchaille, différence due aux souches différentes employées, à la diversité des fretins, à l’âge et à la température, soit 6 kilogrammes de moyenne. Nous voici donc loin de la légende du brochet qui mange son poids de poisson par jour. Enfin, fait à signaler, le brochet s’accroît sans cesse en poids à mesure qu’il vieillit, surtout la femelle.

Ce rapport de 1 à 6 du poids obtenu par comparaison avec la nourriture absorbée est à peu près le même pour tous les poissons carnassiers dont le développement est ininterrompu. Par contre, chez d’autres espèces telles que le poisson-chat, le goujon-perche, la perche soleil, et dans les nombreux cas de nanisme que nous montre notre perche franche, le carnassier arrive à un poids qu’il ne dépasse plus guère tout en continuant ses déprédations. Quand elles ont atteint leur taille maximum, ce qui arrive vite, ces espèces deviennent incontestablement nuisibles, car les dégâts qu’elles causent ne servent plus à rien et ne sont pas compensées.

Voyons maintenant de quoi se composent les 6 kilogrammes de nourriture théoriquement nécessaires pour produire un brochet de 1 kilogramme. Durant ces trois premiers mois, la nourriture du brochet se compose exclusive ment de larves, petits crustacés et jeunes vairons, car il fraie avant toute autre espèce, truite mise à part. Cette tendance persiste fort longtemps, et les exemples sont fréquents de beaux brochetons pris à la petite bête ou au ver. Les jeunes grenouilles et les têtards font également souvent les frais du déjeuner.

En grossissant, notre brochet acquiert le vice de son espèce qui est la paresse. Vous êtes-vous demandé pourquoi il attaque votre vif de préférence aux nombreux poissons qui évoluent sur la place ? C’est que cette manière de faire présente pour lui l’avantage du moindre effort. En cela il se différencie de la perche qui poursuit sa proie avec une obstination remarquable, car, s’il manque son coup, ce qui arrive souvent, il ne poursuit pas et recommence son embuscade. Cette habitude le porte à attaquer de préférence les poissons à nage peu rapide tels que goujons, perches, et perches-soleils qui sont souvent des non-valeurs : hotus, vairons, bouvières, chabots, loches et les poissons malades blessés et mal formés de toutes espèces, voués de toutes façons à crever. Ce n’est donc plus de 6 kilogrammes de friture que le pêcheur est frustré par un brochet de 1 kilogramme, mais seulement de 2 ou 3 kilogrammes de bonne friture réelle et encore en apparence, comme on va le voir.

C’est en réalité un fait bien connu qu’une étendue d’eau donnée, même dépourvue de carnassiers, donne sensiblement chaque année le même poids de poissons. De même qu’en agriculture, le rendement à l’hectare détermine la valeur d’une pièce d’eau. Car, ainsi que l’a dit le docteur Roule, « la table est servie pour un certain nombre de convives » et, si ce nombre, vient à être dépassé, chacun mange moins et grossit moins. Tel étang, qui en deux ans-produit 500 carpes de 1 kilogramme, pourra à toutes autres choses égales en fournir 1.000 dans les deux années suivantes, mais chacune d’elles ne pèsera en moyenne qu’une livre. Même situation en eau courante, quoique très influencée par les hautes eaux, la sécheresse ou la pollution. Ainsi, le brochet, même lorsqu’il détruit des alevins de bonne espèce, n’est nuisible qu’en apparence. Ce faisant, il détruit un excès qui ne trouverait pas à se nourrir, et favorise ainsi la croissance des autres.

Il a été prouvé aussi que le brochet met trois à quatre jours pour digérer des proies moyennes et que son appétit subit de nombreuses éclipses à l’occasion du frai, des grands froids, des fortes chaleurs et des eaux troubles.

La pullulation exagérée du brochet n’est pas à craindre, car, outre que le cannibalisme est fréquent, les gros se faisant un plaisir de déguster les petits, quand ils le peuvent, il y a un abatage formidable entre la ponte et les alevins. L’œuf éclot en dix à douze jours et constitue un régal pour les autres poissons, car il est très visible (2 à 3 millimètres). Après l’éclosion, l’alevin se présente sous forme d’une petite larve démunie de bouche, mais pourvue d’un appendice qui sera plus tard le bec de canard par lequel il reste suspendu aux herbes aquatiques pendant encore une dizaine de jours. Cette larve peut à peine nager et les autres poissons en détruisent des quantités, puis l’alevin devient complètement formé.

Si l’on met alors une centaine de ces alevins dans un grand aquarium, bien pourvu de nourriture (pièces d’eau, larves de moustiques, etc.), on constate les faits suivants. Au bout de vingt à trente jours, de grosses différences de taille apparaissent parmi les alevins. La règle du jeu consiste alors pour les plus gros à avaler les plus petits. Souvent ils en crèvent ; autrement ils digèrent pendant deux ou trois jours, et recommencent. Les alevins restants sont donc de taille analogue. Comme on le voit, la théorie de l’espace vital n’est pas nouvelle. Finalement, il ne restera qu’un seul alevin du troupeau primitif, si l’on poursuit l’expérience. Ceci explique qu’on ne voit jamais dans la nature des rassemblements massifs d’alevins de brochets, comme on en voit de gardons, ablettes, etc., malgré qu’une grosse femelle ponde couramment 100.000 ou 200.000 œufs.

Voici une nouvelle démonstration par la méthode, dite de l’absurde. Assistez à une pêche complète par vidange d’un étang, d’un autre étang, d’un troisième, etc. Ayez chaque fois la curiosité de demander combien de kilogrammes de brochets petits et gros il y a sur 100 kilogrammes de poissons capturés. Vous verrez qu’il est fréquent que ce poids soit de 5p. 100 du total. Dans cette hypothèse, si la pêche n’avait pas eu lieu, ces 5p. 100 de brochets auraient mangé en 19 jours tous les poissons de l’étang et, pour peu que le propriétaire l’ait retardée d’un mois, les brochets seraient à leur tour morts de faim et il n’aurait plus rien trouvé.

Il reste donc bien établi à l’actif du brochet que :

1° Il transforme en chair excellente la chair de mauvaise qualité d’espèces sans intérêt ;

2° Il assure l’équilibre biologique de nos eaux en empêchant la pullulation d’espèces telles que hotus, perches-soleils, vairons, etc., qui sont nuisibles. Pas de brochets équivaut à pullulation de ces espèces ;

3° Il nettoie la rivière des poissons malades susceptibles de propager des épidémies ;

4° Il assure la sélection naturelle en détruisant les malvenus et l’excès d’alevins, et empêche la dégénérescence par nanisme des autres espèces ;

5° Son développement exagéré est par nature impossible. Ce que je viens de dire s’applique également au sandre, et à plus forte raison, aux espèces à alimentation mixte telles que les black-bass, truites et ombles, pour autant que chaque espèce se trouve dans une eau qui lui convienne.

Du strict point de vue du pêcheur, c’est une des espèces les plus intéressantes qui soit, tant du point de vue pêche, que de celui de la chair. Aujourd’hui les pêcheurs sportifs sont légion, et le brochet est, si j’ose dire, le pivot de la pêche au lancer ;

Donc 6e point à l’actif du brochet. C’est une des espèces qui intéresse le plus les pêcheurs ;

7e point : importance économique et commerciale primordiale. La pêche au lancer fait vivre en France des dizaines de milliers d’artisans et de commerçants. L’industrie française des conserves de quenelles, très importante, et les besoins énormes des Halles pour la consommation immédiate, ne trouvent plus la production nécessaire de brochets sur le marché français. C’est pourquoi nous avons été forcés chaque année d’importer entre 700.000 et 1.000.000 de francs de brochets pour ces besoins.

Le repeuplement intensif en carnassiers pratiqué en Suisse et dans tous les pays voisins, les excellents résultats obtenus et le fait que ces pays continuent dans cette voie, imposent la notion nouvelle de l’équilibre des eaux et du rôle indispensable des carnassiers. Nous devons en faire autant.

J. G. PRUDHOMME.

Conseiller technique de la Fédération de pêche du Maroc.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 274