Nous avons évoqué dans notre dernière chronique les toutes
premières pages historiques de la vélocipédie militaire.
En 1897, le capitaine Gérard définit l’usage de la
bicyclette dans l’armée, dans un numéro de Cycle et Revue des Sports.
Il parvint à ces conclusions :
De toutes les expériences faites jusqu’à ce jour, on peut
déduire que le cyclisme militaire trouvera particulièrement son emploi de
concert avec la cavalerie. Il semble inutile de revenir sur le rôle qu’on a
pensé lui faire jouer dans le service d’exploration ou plutôt de
reconnaissance. L’éclaireur cycliste est un mythe qui ne supporte plus
aujourd’hui la discussion.
Le rôle de l’infanterie cycliste consistera uniquement dans
sa liaison immédiate avec la cavalerie.
La nuit, elle gardera les cantonnements au moyen de petits
postes cosaques qui, circulant sans bruit et sans fatigue sur les routes,
étendront ainsi leur rayon de surveillance. Dans la marche de route, elle
formera l’avant-garde de la cavalerie ; par ses bonds successifs, elle progressera
de position en position, assurant à la cavalerie des points d’appui derrière
lesquels elle pourra se concentrer ; elle sera sa tête de pont volante,
chaque fois qu’un défilé devra être franchi.
Dans la marche d’approche, elle assurera à la division, par
sa mobilité, des points d’appui en avant ou, sur ses flancs, des pivots de
manœuvre lui permettant de progresser sûrement. Pendant les rencontres, elle
participera à la désunion des lignes opposées par la puissance de son
feu ; elle décimera les escadrons ennemis et contribuera à la victoire.
Son rôle dans la poursuite sera non moins actif ; grâce
à sa rapidité d’allure, elle pourra gagner les points de passage sur la ligne
de retraite de l’adversaire, et les occuper, livrant ainsi les escadrons battus
aux sabres des siens. Elle protégera enfin la retraite de sa cavalerie, si
celle-ci doit connaître la défaite.
Toujours en action, il n’y a pas une unité tactique qui
puisse lui être comparée. Elle sera l’activité même, et cela sans fatigue, car,
pour des cyclistes, on ne peut pas compter, pour une marche forcée, cette
promenade de 60 kilomètres en moyenne, exécutée dans une journée par bonds de 5
à 10 kilomètres au plus.
Peut-on mettre en parallèle un seul instant les bataillons
d’infanterie soutiens de la cavalerie avec une compagnie de cyclistes ?
Tandis que les premiers n’auront à agir que dans le cas de la défaite de la
cavalerie, la dernière sera de toutes les fêtes ; son action se fera
sentir à chaque instant de la journée, en station, en marche et au combat. Elle
ne demande plus maintenant, pour vivre, qu’une organisation sérieuse, car ce
serait se leurrer de vaines chimères que de s’imaginer qu’une unité de cette
valeur peut être improvisée du jour au lendemain.
... Pour commencer, le capitaine Gérard — qui ne
pouvait évidemment prévoir les tanks, les avions-bombardiers et la ligne
Maginot ! — organisa donc une première compagnie qui fut adjointe à
une division de cavalerie et prit part aux grandes manœuvres de l’Est.
Frantz Reichel, rédacteur au Vélo, fut désigné pour
suivre la compagnie cycliste de Saint-Quentin aux grandes manœuvres. J’ai par
hasard dans mes archives son compte rendu du 8 septembre :
« La compagnie cycliste a quitté son cantonnement de Chéry-les-Rozoy
aujourd’hui, pour venir camper à 2 kilomètres de Vervins, à Thenailles, village
clairsemé enfoui dans les arbres et dans les haies comme un coquet village
normand. L’étape, peu longue, mais fort pénible, car le pays est, ici,
terriblement accidenté, a été faite d’une pédale légère. Les cyclistes sont en
forme, ils sont entraînés et ne reculent maintenant devant aucune côte, si
raide, si serpentine qu’elle soit. D’ailleurs, le capitaine Gérard est ravi de
sa compagnie, qui déploie, par égard pour lui, une touchante énergie. Aussi,
plus de vestes, rien que des vareuses ; les soixante hommes ont depuis
hier la vareuse à large collet, et, dame, les « dévestés » se carrent
dans le coquet et commode vêtement.
Le général Sonnois et son état-major ont essayé la pliante
et fait sur elle une ballade. La petite fête s’est passée ce matin à Montcornet
où s’étaient rendus les valeureux lascars du capitaine Gérard, les Joinvillais
et ceux du fameux peloton de Saint-Quentin, j’ai eu la chance de rencontrer la
caravane militaire au moment où elle faisait une entrée sensationnelle à Montcornet,
le général Sonnois en tête ; derrière, ses officiers ; en queue
quelques Joinvillais rudement fiers de parader sur la pliante !
En descendant de machine, le général et les officiers ont
voulu assister au pliage et au dépliage de la bicyclette. En un tour de main,
c’est fait ; voilà nos officiers qui se chargent sur le dos la bécane
ainsi pliée. On se laisse aller à l’enthousiasme, et les derniers succès de la
troupe Gérard sont tels que la cavalerie doit à son tour faire un rapport sur
la compagnie cycliste. »
Oui, l’enthousiasme était considérable. On mit le cyclisme
militaire en chansons populaires, que je regrette de ne pouvoir reproduire ici.
Pendant ce temps, les Américains jaloux, et désireux de
battre tous les genres de records, celui-là comme les autres, formèrent tout un
régiment de vélocipédistes militaires, sous le titre de 25th United States
Bicycle Corps !
Aussitôt constitué, le nouveau régiment, qui comptait un
millier de pédaleurs, hommes de troupe ou gradés, se livra sur les grandes
routes à un entraînement sérieux. En clôture de saison, il accomplit un raid de
plus de 3.000 kilomètres, depuis le fort Missoula, dans l’Est de Montana,
jusqu’à Saint-Louis, et cela en trente-cinq jours, soit une moyenne de 86
kilomètres par jour, sur une route exceptionnellement montueuse et difficile et
sous la pluie. En arrivant à Saint-Louis, les troupes étaient fraîches !
Hurrah pour le 25th Bicycle Corps !
La guerre du Transvaal permit de voir à l’œuvre pour de bon
les cyclistes, et l’engouement devint tel qu’on réclama en France la création
d’un bataillon cycliste par corps d’armée. Sagement, le capitaine Gérard
freina. Les compagnies cyclistes provisoires, armées du mousqueton d’artillerie
avec baïonnette, étaient placées sous sa haute direction.
En 1901, on déclara que les cyclistes devaient être avant
tout des fantassins et on leur donna un fusil d’infanterie. En 1903, les unités
provisoires furent transformées en unités permanentes. Les 6e compagnies
de cinq bataillons de chasseurs à pied devenaient compagnies cyclistes à
l’effectif de 120 hommes et 4 officiers. Les expériences faites
jusque-là avec différents modèles de machines ayant montré nettement la
supériorité de la machine Gérard, on adopta définitivement cette dernière.
En 1905, 4 compagnies cyclistes furent réunies sous les
ordres du commandant Gérard, pour constituer pendant les manœuvres de l’Est un
bataillon provisoire. Il fut employé à une foule de besognes, mais une fois
seulement à sa véritable : soutien de cavalerie.
Le commandant Gérard resta jusqu’à sa mort un merveilleux
animateur du cyclisme militaire. Après lui, la cause battit sérieusement de
l’aile ... Heureusement, en 1908, le général Mordacq reprit le flambeau.
Le général Mordacq était un autre convaincu. Il commandait
alors le 25e bataillon de chasseurs qui avait une compagnie
cycliste. Aux manœuvres de 1908, il prit la tête d’un bataillon cycliste
composé de compagnies prises dans divers régiments.
Deux questions étaient à l’étude : l’une touchant
l’organisation de l’armée, puisqu’il s’agissait de savoir quelle serait
définitivement le type de l’unité cycliste (compagnie ou bataillon) : et
l’autre, purement technique, concernant le rôle de la bicyclette comme soutien
de cavalerie.
La cause cycliste triompha encore, mais il n’y eut pas moins
de nombreuses discussions. Comme le capitaine Gérard, le général Mordacq dut
lutter énergiquement pour arriver à doter l’armée de l’outillage et des hommes.
En 1913, il obtint la création de dix bataillons cyclistes à trois compagnies,
chacun de ces bataillons devant être affecté à une division de cavalerie.
Et ce fut la guerre, l’autre guerre ...
On put se rendre compte alors combien le capitaine Gérard et
le général Mordacq avaient eu raison d’insister pour le développement de la
vélocipédie militaire.
Dès le début des hostilités, pendant la période dite de
mouvement, les chasseurs cyclistes furent partout présents, à chaque coup dur,
notamment en Belgique, donnant tellement à fond que, chaque fois, il fallait les
reconstituer presque complètement.
Dans certaines compagnies, le travail imposé aux chasseurs
cyclistes fut tel qu’il ne resta plus beaucoup de ceux-ci au bout de peu de
temps et on dut faire appel aux cavaliers. Sans entraînement ni préparation,
les cavaliers changèrent de montures !
Et le travail n’était pas de tout repos. Dès qu’un point
faiblissait, c’étaient eux qui étaient chargés d’occuper l’ennemi en attendant
l’arrivée de renforts. S’agissait-il de reconnaître un endroit où l’on voulait
faire passer la cavalerie ? Le peloton cycliste allait remuer la poussière
de la route ! Si la division de cavalerie était attaquée et forcée de se
replier, on recourait encore au peloton cycliste pour ferrailler et combattre
jusqu’à ce que la retraite fût exécutée en bon ordre. C’était presque
quotidiennement des raids de 100 kilomètres pour des cyclistes alignés, aux
aguets, le fusil Lebel sur l’épaule, les cartouchières et les musettes pleines
de balles, le vélo chargé de munitions, de linge et d’effets de rechange !
À peine arrivaient-ils à l’étape, qu’il leur fallait souvent repartir en
mission !
Bref, c’était le programme de 1897, appliqué dix-sept ans
après !
Il ne faut pas oublier que les chasseurs cyclistes ont été
les précurseurs de la cavalerie motorisée, et c’est là leur grand titre de
gloire ...
(À suivre.)
Ennemonde DIARD.
(1) Voir le numéro du Chasseur Français d’Avril.
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