Hommage à la Roche.
— Quittant Fuissé par un chemin en lacets entre les
nappes somptueuses des vignes, puis dans un joli bois d’acacias, nous montions,
poussant nos bicyclettes impatientes, vers les premiers petits collets de la
chaîne qui borde le Maconnais, puis le Beaujolais, ainsi qu’un rempart
au-dessus de la plaine, et où les roches de Solutré et de Vergisson incrustent
de fières échauguettes.
Nous laissions Chasselas, au nom tentateur, sur notre
gauche ; on ne peut pas tout faire ... D’ailleurs, il ne nous fallait
pas barguigner, si nous voulions arriver quelque part en temps utile pour le
repas méridien. Le voyageur qui n’est pas attendu a toujours tort, s’il se
présente après les heures usuelles au relais de bouche.
Or, si notre plan situait le prochain dans la vallée de la Grosne
où nous devions parvenir après avoir franchi les hauteurs de la Grange-du-Bois
et être redescendus sur Serrières, nous ne savions pas où, de là, les
informations prises allaient nous renvoyer, en cas d’insuffisance des ressources
locales. Ne nous faudrait-il pas descendre ou remonter la rivière ?
La compétence de notre hôte de Fuissé ne s’étendait pas en
effet jusqu’à ces parages, que l’absence de vignes lui faisait un peu
considérer avec les sentiments de méfiance et d’appréhension ressentis par les
géographes du XVe siècle devant les vastes blancs de leurs cartes
rudimentaires. « Ce qu’il y avait là, de l’autre côté des monts, nous
avait-il confié, les sourcils levés, le pouce retourné par-dessus son épaule,
on ne savait trop ... Beaucoup de bois ... des grands bois, jusqu’en
Charollais, jusqu’à la Loire ... »
Avec des loups peut-être, et les cérémonies sanguinaires des
druides. À l’expression effrayée du brave vigneron, on pouvait s’attendre à
tout.
De fait, atteint le premier palier du haut plateau, nous
sentîmes la transition : plus de ceps, mais des pâtures courtes entourées
de murgers et de haies, des buissons, des bosquets, des fourrés, entourant des
îlots de cultures assez chétives, — j’en demande pardon à ceux qui s’y
évertuent courageusement et, certes, n’en ont que plus de mérite. Quoique leur
sort, pour rude qu’il paraisse, soit infiniment plus enviable que celui d’un
gagne-petit dans les grandes villes. Malgré l’attrait du cinéma ... Tous
les documentaires ne sauraient remplacer la perpétuelle splendeur du panorama
qui s’offre de là-haut, l’ivresse de la solitude, ni l’air stimulant qui n’a
encore été respiré par personne : haleine même de la vigne quand les vents
ont escaladé les pentes, souffle frais et balsamique de la forêt quand ils ont
chevauché les monts et les plateaux.
Ces inestimables avantages naturels, et gratuits,
dédommagent de mille francs par mois le laboureur ou le bûcheron de ce fin fond
de Saône-et-Loire qui n’est pas condamné au remugle fétide et pestiféré du
Métropolitain, où le cousin Philibert, que l’on envie peut-être secrètement,
mais combien à tort ! poinçonne des tickets à longueur de journée.
Comment peut-on quitter son village, surtout quand ce
village est planté dans semblable décor, pour aller, à Paris ou à Lyon,
chercher médiocre et malsaine fortune ! Pour moi, si l’on veut m’offrir la
« place » de pâtre et de tambour municipaux réunis, je finirais
volontiers ma carrière à La Grange-du-Bois, frontière entre le royaume des
vignes et celui des futaies, également chéries, à ce balcon de la Bourgogne
d’où le regard se perd dans tous les lointains, jusqu’au Morvan, jusqu’au Jura,
jusqu’aux Alpes et à la vallée de l’Isère, par dessus la Saône proche et
paresseuse.
On est saisi, à cet endroit, par une rare impression
d’infini, que les horizons marins n’évoquent pas avec autant d’intensité, soit
du rivage, soit d’un bateau loin des côtes. Ainsi d’ailleurs que de toutes les
rampes montagneuses, d’où l’on domine la vaste étendue. Mais la vieille roche
de Solutré, qui s’érige au-dessus de l’immensité, dans des voiles légers de
brume, telle une proue gigantesque et fantomatique sur l’océan des espaces et
du temps, la pastoure des vignes, qui, depuis tant d’âges, paît avec vigilance
et sérénité tous les plants de son vaste apanage vineux, semblant bénir le
labeur de son peuple, confère à ce dernier bastion du massif cévenol un accent
de particulière grandeur et de poésie naturelle auquel les romantiques, il y a
un siècle, n’auraient pu ne pas accrocher l’épithète de sublime.
Et quelles commodités pour l’ermite éventuel de la
Roche ... guidant son mulet, fidèle mais ombrageux, et bâté de deux
quartauts, une demi-journée seulement jusqu’à Fuissé, pour le blanc, trente-six
heures au plus jusqu’à Juliénas pour le rouge, sans qu’un seul instant le
paysage traversé le puisse distraire de ses pieuses méditations ! En
vérité, c’est bien là un de ces lieux, dont il fut naguère question, où
l’esprit souffle avec le plus de vigueur et de suavité.
Après avoir, faisant effort sur nous-mêmes, tourné le dos à
ce gouffre d’inspiration, nous mîmes nos montures au triple galop de la roue
libre pour dégringoler la grande lieue de descente qui nous déposait à
Serrières, sans rencontrer, ô merveille ! d’autres touristes qu’une
charmante vieille en capuche flanquée d’une théorie de biquets, tout comme dans
les contes des frères Grimm.
Midi. Serrières, puis le déjeuner à Pierreclos. Ensuite, une
rude montée vers le col des Enceints d’où nous devinons le petit village de
Milly, à droite en contre-bas, puis la plongée vers la vallée de la Valouze,
aussi plaisante que celle de la Grosne, quittée ce matin. Nous la joignons à Bourgvilain.
Mensonge des appellations. Bourgvilain, s’il le fut, n’est plus un bourg, mais
un village sans morgue, et ce village n’est pas vilain du tout, comme tous ceux
que nous avons traversés ou traverserons. Cette conjonction montagneuse des
trois régions mâconnaise, beaujolaise et charollaise, en dehors des grands
itinéraires touristiques, n’a pas encore sacrifié au modernisme. Elle garde son
doux visage d’hier, sans affreux maquillage. Les maisons, les châteaux y sont
restés tels que jadis. Bien peu de fausses notes, de villas simili-basques ou
normandes aux teintes écœurantes de crème à la vanille ou de marron glacé. À un
seul endroit, et pourtant dans quel pays de rêve et de repos, harmonisé à la
noblesse du cadre naturel, où nous passions le lendemain. Soyons
généreux ... Par exemple, et pendant que nous y songeons, il faut décerner
la palme, du point de vue de l’homogénéité du style, de la netteté de
caractère, de la distinction rustique, à la paroisse de Donzy-le-Pertuis, entre
Cluny et Ajé, où la fantaisie de notre route nous menait deux jours plus tard.
Accotée à la forêt, sur une pente raide, groupée autour de son église, tous les
toits de mêmes tuiles, tous les murs de même patine, Donzy semble avoir été
dessinée là par Gustave Doré dans une heure d’humeur bucolique.
L’Administration classe les monuments dignes de sauvegarde. Qu’elle se hâte
d’envoyer là-bas un inspecteur avant que l’érection d’un groupe scolaire ou
d’un abattoir municipal ait irrémédiablement abîmé la pureté de l’ensemble.
Jean LURKIN.
(1) Voir numéros de février et de mars 1940.
N. D. L. R. — Nous bornerons là, suivant le désir de
l’auteur, la publication des extraits de ces impressions de voyage, afin qu’en
reste inédite la plus grande partie, lorsqu’ils paraîtront prochainement en volume.
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