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Quatre jours à bicyclette

en Mâconnais, Beaujolais, Charolais (1).

Hommage à la Roche.

— Quittant Fuissé par un chemin en lacets entre les nappes somptueuses des vignes, puis dans un joli bois d’acacias, nous montions, poussant nos bicyclettes impatientes, vers les premiers petits collets de la chaîne qui borde le Maconnais, puis le Beaujolais, ainsi qu’un rempart au-dessus de la plaine, et où les roches de Solutré et de Vergisson incrustent de fières échauguettes.

Nous laissions Chasselas, au nom tentateur, sur notre gauche ; on ne peut pas tout faire ... D’ailleurs, il ne nous fallait pas barguigner, si nous voulions arriver quelque part en temps utile pour le repas méridien. Le voyageur qui n’est pas attendu a toujours tort, s’il se présente après les heures usuelles au relais de bouche.

Or, si notre plan situait le prochain dans la vallée de la Grosne où nous devions parvenir après avoir franchi les hauteurs de la Grange-du-Bois et être redescendus sur Serrières, nous ne savions pas où, de là, les informations prises allaient nous renvoyer, en cas d’insuffisance des ressources locales. Ne nous faudrait-il pas descendre ou remonter la rivière ?

La compétence de notre hôte de Fuissé ne s’étendait pas en effet jusqu’à ces parages, que l’absence de vignes lui faisait un peu considérer avec les sentiments de méfiance et d’appréhension ressentis par les géographes du XVe siècle devant les vastes blancs de leurs cartes rudimentaires. « Ce qu’il y avait là, de l’autre côté des monts, nous avait-il confié, les sourcils levés, le pouce retourné par-dessus son épaule, on ne savait trop ... Beaucoup de bois ... des grands bois, jusqu’en Charollais, jusqu’à la Loire ... »

Avec des loups peut-être, et les cérémonies sanguinaires des druides. À l’expression effrayée du brave vigneron, on pouvait s’attendre à tout.

De fait, atteint le premier palier du haut plateau, nous sentîmes la transition : plus de ceps, mais des pâtures courtes entourées de murgers et de haies, des buissons, des bosquets, des fourrés, entourant des îlots de cultures assez chétives, — j’en demande pardon à ceux qui s’y évertuent courageusement et, certes, n’en ont que plus de mérite. Quoique leur sort, pour rude qu’il paraisse, soit infiniment plus enviable que celui d’un gagne-petit dans les grandes villes. Malgré l’attrait du cinéma ... Tous les documentaires ne sauraient remplacer la perpétuelle splendeur du panorama qui s’offre de là-haut, l’ivresse de la solitude, ni l’air stimulant qui n’a encore été respiré par personne : haleine même de la vigne quand les vents ont escaladé les pentes, souffle frais et balsamique de la forêt quand ils ont chevauché les monts et les plateaux.

Ces inestimables avantages naturels, et gratuits, dédommagent de mille francs par mois le laboureur ou le bûcheron de ce fin fond de Saône-et-Loire qui n’est pas condamné au remugle fétide et pestiféré du Métropolitain, où le cousin Philibert, que l’on envie peut-être secrètement, mais combien à tort ! poinçonne des tickets à longueur de journée.

Comment peut-on quitter son village, surtout quand ce village est planté dans semblable décor, pour aller, à Paris ou à Lyon, chercher médiocre et malsaine fortune ! Pour moi, si l’on veut m’offrir la « place » de pâtre et de tambour municipaux réunis, je finirais volontiers ma carrière à La Grange-du-Bois, frontière entre le royaume des vignes et celui des futaies, également chéries, à ce balcon de la Bourgogne d’où le regard se perd dans tous les lointains, jusqu’au Morvan, jusqu’au Jura, jusqu’aux Alpes et à la vallée de l’Isère, par dessus la Saône proche et paresseuse.

On est saisi, à cet endroit, par une rare impression d’infini, que les horizons marins n’évoquent pas avec autant d’intensité, soit du rivage, soit d’un bateau loin des côtes. Ainsi d’ailleurs que de toutes les rampes montagneuses, d’où l’on domine la vaste étendue. Mais la vieille roche de Solutré, qui s’érige au-dessus de l’immensité, dans des voiles légers de brume, telle une proue gigantesque et fantomatique sur l’océan des espaces et du temps, la pastoure des vignes, qui, depuis tant d’âges, paît avec vigilance et sérénité tous les plants de son vaste apanage vineux, semblant bénir le labeur de son peuple, confère à ce dernier bastion du massif cévenol un accent de particulière grandeur et de poésie naturelle auquel les romantiques, il y a un siècle, n’auraient pu ne pas accrocher l’épithète de sublime.

Et quelles commodités pour l’ermite éventuel de la Roche ... guidant son mulet, fidèle mais ombrageux, et bâté de deux quartauts, une demi-journée seulement jusqu’à Fuissé, pour le blanc, trente-six heures au plus jusqu’à Juliénas pour le rouge, sans qu’un seul instant le paysage traversé le puisse distraire de ses pieuses méditations ! En vérité, c’est bien là un de ces lieux, dont il fut naguère question, où l’esprit souffle avec le plus de vigueur et de suavité.

Après avoir, faisant effort sur nous-mêmes, tourné le dos à ce gouffre d’inspiration, nous mîmes nos montures au triple galop de la roue libre pour dégringoler la grande lieue de descente qui nous déposait à Serrières, sans rencontrer, ô merveille ! d’autres touristes qu’une charmante vieille en capuche flanquée d’une théorie de biquets, tout comme dans les contes des frères Grimm.

Midi. Serrières, puis le déjeuner à Pierreclos. Ensuite, une rude montée vers le col des Enceints d’où nous devinons le petit village de Milly, à droite en contre-bas, puis la plongée vers la vallée de la Valouze, aussi plaisante que celle de la Grosne, quittée ce matin. Nous la joignons à Bourgvilain. Mensonge des appellations. Bourgvilain, s’il le fut, n’est plus un bourg, mais un village sans morgue, et ce village n’est pas vilain du tout, comme tous ceux que nous avons traversés ou traverserons. Cette conjonction montagneuse des trois régions mâconnaise, beaujolaise et charollaise, en dehors des grands itinéraires touristiques, n’a pas encore sacrifié au modernisme. Elle garde son doux visage d’hier, sans affreux maquillage. Les maisons, les châteaux y sont restés tels que jadis. Bien peu de fausses notes, de villas simili-basques ou normandes aux teintes écœurantes de crème à la vanille ou de marron glacé. À un seul endroit, et pourtant dans quel pays de rêve et de repos, harmonisé à la noblesse du cadre naturel, où nous passions le lendemain. Soyons généreux ... Par exemple, et pendant que nous y songeons, il faut décerner la palme, du point de vue de l’homogénéité du style, de la netteté de caractère, de la distinction rustique, à la paroisse de Donzy-le-Pertuis, entre Cluny et Ajé, où la fantaisie de notre route nous menait deux jours plus tard. Accotée à la forêt, sur une pente raide, groupée autour de son église, tous les toits de mêmes tuiles, tous les murs de même patine, Donzy semble avoir été dessinée là par Gustave Doré dans une heure d’humeur bucolique. L’Administration classe les monuments dignes de sauvegarde. Qu’elle se hâte d’envoyer là-bas un inspecteur avant que l’érection d’un groupe scolaire ou d’un abattoir municipal ait irrémédiablement abîmé la pureté de l’ensemble.

Jean LURKIN.

(1) Voir numéros de février et de mars 1940.

N. D. L. R. — Nous bornerons là, suivant le désir de l’auteur, la publication des extraits de ces impressions de voyage, afin qu’en reste inédite la plus grande partie, lorsqu’ils paraîtront prochainement en volume.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 278