Les tigres du Bengale, du Laos et d’ailleurs recherchent
occasionnellement les truffes. Je doute fort que l’homme puisse jamais utiliser
leur talent, comme ils en usent avec les chiens et les porcs du Périgord !
Même s’il était possible de domestiquer le tigre à ce point, le jeu n’en
vaudrait pas la chandelle, car les truffes tropicales d’Asie, qui appartiennent
au genre polypore, sont loin de valoir les nôtres. C’est un demi-champignon
brun-noir, affectant la forme aplatie d’une petite mandarine, que l’on trouve
au début de la saison des pluies dans les terrains pierreux et sablonneux.
Il semble que ce soit plutôt la nature des pierrailles que
celle de la terre qui donne naissance à ces truffes. Elles poussent
spontanément à fleur de sol et n’apparaissent à la surface que quand elles sont
à point, présentant alors un chapeau peu détaché du corps. Si l’on marche sur
ces truffes quand il pleut, elles produisent un bruit analogue à celui de nos
« vesses de loup » nationales, auxquelles elles sont peut-être apparentées.
Elles sont comestibles comme toutes les truffes et tous les
champignons du Laos que l’on divise, là-bas, en deux catégories
seulement : ceux qui sont bons et ceux qui ne sont pas bons au goût.
L’expression « champignon vénéneux » est inconnue des Laotiens.
Ces polypores sont peu recherchés parce que très difficiles
à trouver même par des indigènes qui ont l’expérience de la brousse ; ils ont
de plus une saveur assez banale. Par contre, les tigres, certainement doués
d’un flair particulier, en sont amateurs, et c’est ce goût bizarre pour les
truffes qui a valu à celles-ci le nom curieux de hét nom seua qui veut
dire textuellement « mamelles de tigresse ».
Selon certaines croyances, ce polypore favoriserait le
développement des glandes mammaires de la femelle et les instincts génésiques
du mâle ; ce n’est guère vraisemblable surtout pour le tigre qui paraît
bien ne pas en avoir besoin.
Mais alors, va-t-on penser, si le tigre recherche et mange
les truffes, c’est parce qu’il en fait occasionnellement sa nourriture.
J’ai discuté pendant longtemps cette question avec des
chasseurs professionnels indigènes fort expérimentés, et même avec des
confrères coloniaux natifs ou qui, tout comme moi, étaient d’origine
occidentale. De ces discussions, aucune lumière n’a jailli, le fait étant fort
difficile à contrôler, puisque le tigre ne se laisse jamais surprendre par
l’homme qu’il fuit systématiquement. On sait seulement qu’il recherche les
truffes, parce qu’il laisse sur le sol des empreintes lisibles de griffes et de
pattes et des débris de polypores.
Le hasard me permit enfin un jour, et de la plus curieuse
façon, d’élucider ce problème.
Il y avait dans un de mes campements forestiers un tigre
n’ayant pas encore atteint tout son développement et qui avait été capturé si
jeune qu’il avait fallu l’alimenter à l’aide d’un biberon. Par la suite, il fut
nourri abondamment en même temps que les hommes du produit de nos chasses
quotidiennes. Il trouvait la vie à sa convenance, puisqu’il ne tenta jamais de
s’éloigner. L’appel de la forêt l’avait laissé insensible, du moins jusqu’à ce
moment. Il était inoffensif, d’autant qu’on lui coupait régulièrement les
griffes et les moustaches avec des ciseaux, ce qui semblait lui plaire
infiniment. On sait que cette double opération a le don d’adoucir le caractère
des félins en captivité.
Il se trouva qu’un de mes bûcherons, en rentrant un soir de
son travail, rapporta au camp, à mon intention, quelques polypores non épanouis
qu’il avait déterrés dans une clairière. Il les remit à mon cuisinier qui en
employa une partie à la confection d’un plat qui m’apparut, sinon très fin, du
moins exceptionnel, au point que je questionnai mon maître-queux sur sa
préparation. Pour toute réponse, il m’apporta les polypores restants et ajouta
qu’il avait employé les autres à truffer des aubergines. J’allai remercier mon
bûcheron d’avoir pensé à moi en la circonstance.
Autour des feux du campement, une interminable discussion
s’engagea encore entre les hommes et moi sur les propriétés, en somme assez vagues,
des polypores et se prolongea fort avant dans la nuit. Je formai finalement le
projet d’en offrir dès le lendemain à mon tigre semi-prisonnier, qui, depuis
quelque temps, semblait mal en point, pour voir le cas qu’il en ferait. On
verrait bien !
Et c’est ainsi que mon pensionnaire, après avoir flairé
d’abord ces boules noires, se décida à les mâcher sans grand enthousiasme me
sembla-t-il, et enfin à les avaler. Le résultat ne fut pas long. Quelques
minutes plus tard, Seua (c’était le nom auquel mon tigre répondait), vomissait
les fragments des truffes, accompagnés d’un flot de bile plein de vers
stomacaux. Deux jours plus tard, il se portait comme un charme.
J’avais trouvé, je crois, la clef du mystère ! Les
tigres usent des polypores comme les chats domestiques usent de l’herbe pour se
purger ...
À chacun son hydragogue !
Guy CHEMINAUD.
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