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Dans les gorges de la Cèze

La fin de « Marengo ».

La Cèze, au sortir des pentes du Mont-Lozère, sinue pendant plusieurs kilomètres à travers une plaine mamelonnée, où ses eaux, produisant un contraste avec la sécheresse environnante, tracent des courbes de verdure avec les acacias et les peupliers qu’elles arrosent Puis, d’un coup, elle heurte une chaîne de collines formant plateau qu’elle longe ; à la première trouée elle s’enfonce dans un cañon, au petit village juché de Tharaux. Elle n’en sort qu’à Saint-André-de-Roquepertuis, après avoir traversé, dans un sillon profond aux flancs déchiquetés le système boisé de Méjeannes-le-Clap, Saint-Privat-de-Champclos, Montclus. Le plateau de Méjeannes a une altitude d’environ trois cents mètres. Les quelques terres à blé encore cultivées sont entourées de vastes bois de chênes verts. Les flancs du plateau tombent d’une façon abrupte dans les gorges de la Cèze où les rochers calcaires et le bois finissent sur ses bords. Perpendiculairement à la rivière, des combes profondes taillent la falaise et remontent en pente rude. Le fond de chaque combe est un chemin. Mais la végétation est dense, et l’on y circule en écartant avec les mains les branches, les buissons et les buis qui obstruent le passage. On a l’impression d’être loin du monde. De quelque côté que se portent les regards, on ne voit que des bois, un moutonnement sombre de chênes verts. Si ce n’était ces chemins sur lesquels nous nous frayons un passage, on pourrait croire que l’industrie de l’homme ne s’est jamais exercée dans ces lieux. Lorsque, posté sur un rocher dominant les gorges de la rivière, on aperçoit au loin des mas, voire un clocher, cette vue avive l’impression d’éloignement et de solitude. De rares bergeries croulantes et abandonnées, construites dans une éclaircie, témoignent encore qu’il y a une trentaine d’années des familles vivaient là de l’élevage du mouton. Dans les gorges mêmes de la Cèze, vestige des siècles passés, sur un éperon rocheux qui commande l’étroite vallée, les ruines d’un château fort surgissent sur la pierre, type parfait du nid d’aigle. Maintenant il est hanté par les freux et les oiseaux de proie.

Cette région est favorable aux sangliers, car ceux-ci, bêtes farouches par excellence, y trouvent des couverts épais, un terrain favorable à la défense. L’homme est éloigné. Ils y trouvent aussi l’eau de la rivière, la nourriture dans le bois et, au cours de leurs déplacements nocturnes, ils peuvent se rendre jusqu’aux terres ensemencées du plateau.

Les sangliers dans notre région étaient rares avant la guerre de 1914. On en signalait quelques-uns de temps en temps, notamment dans la forêt de la Valbonne. Mais on ne pouvait les considérer comme des habitants fidèles de nos bois. L’autre guerre sans doute a favorisé leur multiplication, car, depuis, les bois de Bouquet, Lussan, Méjeannes fournissent des hardes assez nombreuses.

Les sangliers, avec leur aspect massif et brutal, sont bien adaptés aux gorges de la Cèze. L’épaisseur du bois les protège au lieu de les gêner. Leur hure robuste fouille l’argile. Les éclaircies du bois, le bord des chemins sont labourés par eux. Ils laissent ainsi de nombreuses traces de leur passage.

À chaque saison de chasse, des battues sont organisées dans cette région. Battues communales, battues administratives se succèdent jusqu’au mois de juin. C’est en définitive de l’ouverture de la chasse à fin décembre que les sangliers jouissent de la tranquillité, car les chasseurs, retenus sur le plateau par le petit gibier, ne vont qu’accidentellement dans les combes.

Certains sangliers ont payé tribut durant les mois d’été à l’affût nocturne. Attirés par les blés, ils ont laissé une trace si évidente de leur passage qu’un chasseur, immobile dans son affût de branchage, les attend. Il lui faut parfois de la patience et revenir plusieurs nuits de suite. Mais un soir, vers onze heures ou minuit, il entend arriver les bêtes noires, toujours prudentes, grognant et humant l’air. Qu’il soit mal placé dans le vent, qu’un indice léger donne l’éveil au gibier, c’est encore une nuit perdue. Et même si, poussée par le besoin de manger, sa proie vient à portée de ses coups, celle-ci manifeste presque toujours une certaine inquiétude, tant les sangliers ont des sens aigus.

Affût et battues constituent pour les sangliers une guerre terrible, si bien qu’ils risquent de disparaître. Cette chasse ne saurait être classée sous la rubrique du braconnage, puisque les sangliers sont inscrits parmi les animaux nuisibles ; il n’en reste pas moins qu’on les détruit sans limite dans des régions où pourtant ils ne font guère de mal aux récoltes. Leur malfaisance est un prétexte à prolonger la chasse jusque dans une saison où elle devrait être rigoureusement fermée. Il faut regretter que les sangliers soient trop chassés au risque de les voir disparaître, comme cela s’est d’ailleurs produit dans des communes boisées des environs d’Uzès et de Pont-Saint-Esprit.

En définitive, c’est au cours des battues que l’on tue le plus grand nombre de sangliers.

Celles-ci ne bénéficient pas toujours d’une organisation parfaite. Des chasseurs de premier ordre, des chiens courageux y participent, mais au milieu d’habitudes de désordre, ce qui n’est pas sans présenter un certain danger. Parfois quarante à cinquante tireurs s’y retrouvent, la plupart ne se connaissant guère, quittant leur poste sans avis, provoquant ainsi un trou par où la bête poursuivie fuira hors de la chasse, ou, ce qui est pire, faisant courir le risque d’une erreur fatale.

Dans l’immense majorité des cas, la battue se déroule ainsi. Les tireurs vont occuper les postes. Les chiens, trop souvent mal créancés et de pieds différents, sont conduits par les rabatteurs, armés comme les tireurs ; la chasse commence au jugé et non sur un signal. Le gibier est attaqué à la billebaude. Le bois n’étant pas fait, c’est tout juste si l’on se contente de lâcher les chiens sur des traces fraîches. Dans ces conditions, au printemps, les chiens ne poursuivent guère que des laies qui se défendent mal, soit parce qu’elles sont alourdies par une maternité prochaine, soit parce qu’elles refusent de prendre un grand parti à cause de leurs marcassins desquels elles ne veulent pas s’éloigner.

J’ai assisté à une battue au cours de laquelle deux sangliers furent tués. Il s’agissait de deux laies, une de cinquante kilos, une de quatre-vingts. La première portait trois petits ; la seconde allaitait cinq marcassins de deux livres, dont un fut pris par un chien. Les quatre autres, privés de leur protectrice, ont dû mourir de faim ou devenir la proie des renards.

Les sangliers, par leurs mœurs farouches, leur taille et leur poids, leur valeur culinaire, sont bien faits pour attirer les chasseurs. Ils ont une résistance exceptionnelle aux coups. J’en ai vu un, blessé un dimanche par une charge de chevrotines qui lui avait traversé les côtes de part en part et qui avait pu s’échapper, retrouvé le dimanche suivant encore vivant et menaçant, sous un rocher couvert de buis énormes, où il fut abattu.

Malgré l’absence d’organisation commune à la plupart des battues dans nos régions, la chasse aux sangliers demeure passionnante. Dans le paysage des gorges de la Cèze, j’ai assisté à de belles phases, entendu la musique des chiens criant dans les combes. J’y ai vécu aussi mon plus triste souvenir de chasseur.

Marengo ! C’était un chien de porcelaine, à peine âgé de deux ans, souple et robuste, poussant la bête noire avec passion. De haut nez, il amenait à toute heure du jour ses compagnons disparates de la meute, vers la bauge où écoutait le ragot.

Ce matin-là, la battue s’était dispersée sur une piste incertaine. Deux ou trois chiens avaient pris change sur un renard. La chasse n’avait pas marché. Un chasseur allant à son poste avait entendu un sanglier fuir dans une des parties les plus épaisses du bois. Vers une heure de l’après-midi, Marengo fut mis sur la piste. Il ne tarda pas à la débrouiller et à empaumer la voie. Le ragot lancé se mit à fuir à travers les combes. Les abois de Marengo nous faisaient connaître ses passages. Quatre heures durant, cette voie tourna autour de nous, sortant du plus fort du bois, longeant la Cèze dans les plus mauvais passages. Puis elle s’éloigna et s’éteignit pour un long moment dans une combe lointaine.

On l’entendit soudain plus proche. Je m’avançai dans un chemin que je vis Marengo franchir. J’étais arrivé trop tard. Les empreintes du sanglier étaient visibles dans la terre. Maintenant j’entendais Marengo descendre vers le fond de la combe où je savais qu’il y avait une mare. Le sanglier, sans doute, allait s’y tremper, car quatre heures de cette poursuite avaient dû l’épuiser. Le chien remonta vers moi. J’entendis sa voix sur cent mètres de course, puis plus rien. J’avais une vue réduite dans le bois entre deux rochers distants l’un de l’autre de cinquante centimètres. Des branches craquèrent, un grognement me parvint aux oreilles. Je tins mon fusil braqué entre les deux rochers. Une forme s’y présenta. Mon doigt n’avait pas encore actionné la gâchette, je compris que c’était Marengo. Trop tard ! je ne pus retenir mon doigt. Marengo avait reçu les neuf chevrotines dans la tête.

Au dire des témoins, je devins blanc comme un linge. Je garde de cet instant un pénible souvenir.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°600 Juin 1940 Page 327