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Chasses au Laos

Le merle d’eau.

Il est puéril de discuter le côté comestible du gibier, puisque tous les goûts sont dans la nature. Je dois dire cependant que je suis de l’avis de certains chasseurs coloniaux qui admettent que la chair du merle d’eau de l’Asie tropicale n’est pas à dédaigner et qu’à ce point de vue il vaut la peine d’être abattu quand on en trouve l’occasion. C’est pourtant un assez mince oiseau, puisque sa taille est sensiblement la même que celle du merle commun d’Occident.

N’ayant qu’une idée fort vague du merle d’eau de la zone tempérée de l’Europe, je ne peux établir de comparaison avec son confrère d’Asie. La couleur de ce dernier est chocolat au lait sur le dos et chocolat nature sur le ventre. En d’autres termes, et contrairement au signalement habituel des oiseaux des tropiques, il est plus clair en dessus qu’en dessous. Cela vient peut-être des douches perpétuelles qu’il reçoit quand il court dans les cascades après les insectes dont il se nourrit exclusivement, bien que ses plumes épaisses semblent imperméables et fort graisseuses.

Ce cincle est sédentaire, sauf pendant la saison des amours, et ne se rencontre que dans les régions laotiennes du Nord où coulent des rivières à eaux claires. On ne le trouve jamais dans les eaux troubles, ou plus ou moins stagnantes. C’est d’ailleurs un habitant des régions quelque peu montagneuses.

Je ne peux prétendre l’avoir chassé intentionnellement, mais seulement quand je l’ai trouvé d’aventure. Le fait s’est présenté un jour que je pêchais sur la rivière torrentueuse du Nam-Ta, affluent de gauche du Mékong, au nord-ouest de Luang-Prabang. À certains endroits, les eaux limpides de cette rivière forment des petits biefs successifs fort poissonneux, séparés les uns des autres par de nombreuses cascades. Mon attention fut attirée par des couples de cincles qui se glissaient dans l’eau à la recherche des insectes aquatiques, particulièrement de dytiques et d’hydrons dont ces oiseaux sont friands. L’occasion était trop favorable pour ne pas la mettre à profit, et je décidai, la pêche terminée, de les étudier de mon mieux avant de les chasser. Il y avait là un passe-temps agréable pour un homme des bois comme je l’étais alors, privé de toutes distractions.

De plus, je remarquai avec un vif étonnement que ces merles traversaient horizontalement les cascades et restaient de nombreuses minutes avant de reparaître en aval dans l’eau bouillonnante. Ce séjour prolongé dans la rivière me surprit, et je résolus d’en connaître les raisons, la chasse terminée.

Celle-ci fut sans histoire. Une dizaine de ces oiseaux semi-aquatiques furent abattus en plusieurs endroits assez éloignés les uns des autres, car, après chaque coup de fusil, ceux qui n’avaient pas été touchés s’enfuyaient en rasant le sol et en poussant des cris stridents à la manière des martins-pêcheurs.

L’une des cascades, à travers laquelle j’avais vu plonger horizontalement un cincle, tombait dans une sorte de vasque propice à la baignade. La température, précisément élevée ce jour-là, m’incita à prendre un bain agréable dans cette eau claire et propre. La vasque était peu profonde, j’avais de l’eau jusque sous les bras ; la cascade tombait d’un mètre de haut environ sur une épaisseur de huit à dix centimètres. En tâtant de la main, je trouvai derrière la nappe d’eau un vide qui résultait d’une usure de la roche et du gonflement de l’eau tombante.

Je traversai cette douche et je pus constater avec un étonnement satisfait que le vide était suffisant pour qu’un homme puisse y rester un certain temps. L’air y était d’ailleurs respirable, mais le bruit assourdissant de l’eau bouillonnante et les piqûres, légères à la vérité, d’une foule d’insectes du genre cloporte, rendaient ce séjour assez désagréable. Mais j’avais trouvé l’explication que je cherchais touchant les mœurs des cincles qui m’étaient apparues extraordinaires.

L’examen des autres cascades me prouva que leur disposition générale était à peu près partout la même et qu’il se trouvait toujours dans la roche, devant laquelle l’eau tombait à distance, des anfractuosités contenant des touffes de mousses aquatiques garnies d’insectes. Nul doute, les cincles connaissaient ces endroits privilégiés et en usaient autant que l’étiage de la rivière leur en permettait l’accès.

Il est certain que, pour ressortir, ces oiseaux ne peuvent, comme pour entrer, prendre l’élan nécessaire à la traversée, d’un trait plus ou moins direct, de la nappe d’eau tombante trop lourde pour eux. C’est pourquoi on les voit toujours réapparaître en aval, le corps enveloppé de bulles d’air, entraînés qu’ils sont par le courant, pour rejoindre ensuite les berges, toutes bulles crevées, et recommencer ce manège jusqu’à rassasiement.

Je dois enfin mentionner que cette espèce de merle d’eau ne mange jamais de petits poissons, mais ne semble pas dédaigner les baies de certains arbustes. Je les ai vus piquer de leur bec pointu des sortes de cerises noires très mûres, sans queue et sans noyau (si je ne me trompe, ce sont les fruits du volkamier), sans que je puisse préciser si c’est pour en manger la chair ou les vers dont ils sont garnis à ce moment.

Guy CHEMINAUD.

Le Chasseur Français N°600 Juin 1940 Page 328