Grâce à l’amabilité d’un armateur rochelais, j’ai pu prendre
contact avec les travailleurs de la mer, et connaître ainsi une vie différente
de celle des terriens.
Le long du quai, le chalutier Pingouin, lourdement
chargé, ses coursives au ras de l’eau, laisse échapper de sa large cheminée une
légère fumée noire.
Il va partir pour une marée (quinze jours de pêche.)
Le départ est fixé à 16 h. 45. Craignant de
manquer l’embarquement, j’arrive avec une heure d’avance.
Au milieu du va-et-vient des camions transportant la glace,
le charbon, les vivres pour les chalutiers, qui, comme le Pingouin, vont
appareiller vers le large, un groupe de matelots s’avance. Tous portent à la
main le classique panier d’osier qui renferme le supplément de l’ordinaire.
Le capitaine surveille de la passerelle les arrivées, tout
en préparant le départ ; à son signal, j’embarque mes menus bagages,
appareil photo, etc. L’équipage est au complet.
Les derniers adieux et ... rendez-vous à quinze jours.
« Larguez les amarres » ; trois coups de sifflets
brefs demandent l’ouverture de l’écluse et, lentement, le chalutier franchit
les portes étroites.
Les machines impriment au bateau un tremblement léger qui
s’accentue à mesure que nous gagnons en vitesse ; le halètement à peine
perceptible du début prend maintenant de l’amplitude. Tel un film, se déroule
le spectacle du vieux port de La Rochelle, avec ses deux tours, la plage
couverte de toiles multicolores, la masse sombre des arbres des parcs et du
Casino.
Nous laissons à tribord la vieille tour Richelieu, balisant
le chenal du port. Nous faisons route entre les îles Ré et Oléron ; la Pallice
s’éloigne bientôt avec ses usines et son môle d’escale en construction ;
puis, toute dorée par le soleil, c’est la côte basse de l’Ile de Ré. Bientôt
c’est Chassiron, marquant la pointe extrême de l’île d’Oléron, qui se profile à
l’horizon ... Nous le doublons, la terre s’émince et n’est plus alors
qu’une faible bande verte que le léger brouillard absorbe.
À ce moment, le capitaine, qui a tracé sa route, indique au
timonier de quart la direction O. 1-4 S.-O., et fait filer le loch
(le compteur du bateau).
Nous voguons vers les côtes d’Espagne, mais deux jours de
route nous séparent encore des lieux de pêche.
Avec quelque mélancolie, une dernière fois, je regarde la
terre qui se confond lentement avec la mer, et je monte dans ma cabine mettre
la tenue de mer, qui se compose d’un chandail et d’une culotte.
Par bonheur, le temps est beau ; mais, malgré le calme,
un léger roulis rend mes pas hésitants sur le pont. Nous marchons à dix nœuds
(18 kilomètres environ). Les machines tournent leur ronde qui ne cessera
que dans quinze jours.
Bientôt, Mathurin, le cuisinier du poste arrière dont je
fais partie, crie à tue-tête : « Manger ». Bien que je ne sois
pas encore « amariné », je descends avec le capitaine et me trouve
dans le « carré » en compagnie du second, du chef mécanicien, du
premier chauffeur et du radio. Nous sommes réunis autour de la table
trapézoïdale qu’entourent des banquettes, et sur laquelle les assiettes d’émail
sont disposées entre les barres à roulis. Les énormes verres sont alignés à
leur râtelier.
Tout autour de cette pièce, basse de plafond, les couchettes
avec leur rideau permettent aux occupants de s’isoler pendant leur repos.
Après un bon dîner, nous restons longuement autour de la
table, et chacun pense, ce soir, à ceux qu’il a laissés à terre. Un peu de
mélancolie est peinte sur tous les visages.
Nous montons sur le pont ; le soleil baisse rapidement
et bientôt se noie dans l’immensité des flots. C’est alors le crépuscule sur
mer, avec tout son calme et sa beauté grandiose. Le Pingouin est un
solide bateau de 40 mètres, mais on se sent si petit au milieu de cette
immensité !
Dans la timonerie, une seule lampe laisse tomber son
faisceau lumineux sur le « compas ». On ne voit pas les figures des
hommes de quart, mais seulement le compas, qui indique dans une ligne irréelle
la route à suivre. Les feux de route sont allumés. Le timonier donne de temps
en temps un tour à la barre, pour rectifier une embardée.
Appuyé sur la rambarde de la passerelle, je parle longuement
avec le capitaine, un Breton aimant la mer, et ce n’est que fort tard que je
regagne ma couchette où je m’endors d’un sommeil de plomb, bercé par un roulis
très doux.
Au réveil, la machine tourne toujours avec les mêmes bruits
monotones. Les marins du poste avant ne paraissent que très peu sur le
pont ; ils se reposent en prévision des fatigues des journées qui vont
suivre. Seuls, les deux hommes de quart se succèdent régulièrement.
Le loch indique une marche moyenne de 9 nœuds 5.
Midi, le capitaine fait le point avec son sextant, et la
journée se termine par un coucher de soleil aussi beau que celui d’hier.
Au milieu de la nuit, je suis réveillé par le bruit des
treuils. Le capitaine a repéré certains feux de la côte espagnole, et, bien que
nous ne soyons pas encore sur les lieux de pêche, nous allons essayer « un
coup de chalut ».
Éclairé par de multiples lampes électriques, tout l’équipage
est sur le pont. Deux hommes au treuil, le chalut tribord est « mouillé »
; il est 4 h. 30. Les « funes », longs câbles d’acier,
glissent dans les poulies ; les panneaux, qui feront écarter les deux
côtés du filet, sont immergés, et encore des centaines de mètres de
« funes » (trois fois la profondeur environ).
Arrivé à la longueur voulue, les treuils sont bloqués, les
funes sont rassemblés, l’un près de l’autre par une sorte de mâchoire, le
« chien », à l’arrière du bateau.
Et la drague commence, à vitesse réduite, trois nœuds
environ. Nous draguons les fonds de même profondeur, en suivant, aussi
exactement que possible, les tracés des cartes marines.
Quatre heures après, retentit le commandement du
capitaine : « on va virer », c’est-à-dire remonter le chalut.
(À suivre.)
P.-L. B.
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