Le progrès — puisqu’il est convenu d’appeler de ce nom
l’évolution moderne, — a changé les conditions de paix comme il a modifié
de fond en comble les techniques de guerre.
Il est évident que la bicyclette n’a plus le même rôle qu’au
temps du commandant Gérard. Actuellement, il consiste surtout à servir de
monture aux agents de liaisons et estafettes. Notre excellent ami le docteur Ruffier
en est attristé. Quel rôle utile pourtant !
Rôle tellement utile, tellement important qu’on s’inquiète
en haut lieu de préparer de nombreuses estafettes cyclistes, de nombreux agents
de liaison, et de les doter, non seulement de jambes agiles, mais de cerveaux
intelligents.
« Quels que soient, écrivait au début de cette guerre
Daniel Gousseau, les progrès réalisés par le téléphone de campagne, et par la
T. S. F., il y aura toujours des ordres écrits, des rapports, des
documents à porter de l’avant à l’arrière, et de l’arrière à l’avant.
« Les estafettes, qui étaient presque toujours à cheval
lors des guerres de mouvement, sont devenues des agents de liaison à pied,
entre unités, ou ont été transformées en estafettes cyclistes pour ce qui
concerne particulièrement les liaisons entre les P. C. de première ligne
ou les Q. G. de brigades et de divisions.
« On nous avait dit que, tout étant motorisé dans les
armées actuelles, la bicyclette ne trouvait plus son emploi. Or, les faits
démentent la théorie. Et nombreuses furent les bicyclettes réquisitionnées, car
la motocyclette, aussi maniable soit-elle, ne passe pas partout où peut passer
un cycliste parce qu’un piéton y passe.
« Le rôle d’agent de liaison à bicyclette, d’estafette
cycliste, est délicat en ce sens que, porteur d’un pli, l’homme n’a pas le
droit de s’égarer. Et de plus, il doit, s’il est intelligent, pouvoir rapporter
à ses supérieurs de précieux renseignements qu’il a pu recueillir en cours de
route, sur l’état de visibilité par exemple ou toute autre chose. Mais, pour
que ces renseignements soient intéressants, il faut qu’ils soient-localisés
d’une façon précise sur la carte d’état-major complétée au besoin par un
croquis. »
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Partant de cette constatation, l’Union vélocipédique de
France se hâta de bâtir un programme pour l’instruction des jeunes. Depuis le
20 septembre 1939, elle a ouvert des cours dominicaux, sanctionnés, après
examen, par la délivrance d’un certificat d’aptitude à l’emploi d’agent de
liaison et d’estafette cycliste.
Et ne croyez pas que ce soit aussi simple que cela paraît.
La preuve, c’est qu’au bout de six leçons dominicales, un tiers seulement des
candidats se trouvèrent capables d’affronter les ultimes épreuves, les autres
se montrant insuffisants pour ce qui concerne la lecture de la carte
d’état-major, alors qu’il s’agit là de la question primordiale.
L’U. V. F. intensifia donc l’instruction et fit appel
partout en France aux bonnes volontés et aux compétences.
Sur une distance de 25 à 30 kilomètres, et dans un
délai de deux heures, l’instruction comprend trois points : étude du
terrain, lecture de la carte d’état-major et orientation. Cette instruction
préliminaire de la lecture de la carte est complétée par des exercices
pratiques sur le terrain, le candidat étant laissé à lui-même pour examiner un
secteur, rapporter les renseignements qui lui ont été demandés, porter un ordre
en suivant un itinéraire donné, et même établir un croquis pour préciser
l’emplacement de telle ou telle particularité qui lui a été signalée.
L’instruction est achevée par des indications et conseils
concernant la tenue, la correction, l’attitude à avoir vis-à-vis des supérieurs
susceptibles de charger de missions l’intéressé.
Lorsque les candidats sont suffisamment instruits, ils sont
autorisés à participer aux épreuves pratiques individuelles qui sont de deux :
1° orientation sous bois ; 2° épreuve de 30 kilomètres contre la montre.
L’orientation sous bois comprend elle-même deux exercices.
Premier exercice. — Le candidat est mené en un
point par l’instructeur qui lui demande d’abord d’indiquer d’une façon précise,
sur la carte, l’endroit où il se trouve. Puis l’instructeur, à bicyclette,
emmène le candidat avec sa bicyclette, à travers bois, pédalant ou marchant
suivant la topographie du terrain, durant quinze minutes dans une direction
quelconque, en lui recommandant de bien examiner par où il passe. Il lui
prescrit alors de revenir au point de départ en suivant exactement le même
chemin, mais en sens inverse.
Deuxième exercice. — Le candidat est emmené, toujours à
bicyclette ou à pied suivant les obstacles, par un itinéraire décrivant un
grand arc-de-cercle compliqué de détours. Il lui est prescrit de rejoindre le
point de départ par l’itinéraire le plus rapide.
C’est seulement lorsque le candidat a satisfait à ces deux
épreuves qu’il peut se présenter pour les 30 kilomètres sur route, à
effectuer seul, sans aucune aide et aucun soin, en tenue normale de touriste,
avec une bicyclette munie de garde-boue et de deux freins. Le trajet doit être
accompli sur un circuit de 5 à 6 kilomètres à couvrir cinq ou six fois
dans un temps maximum de une heure et demie.
Muni d’un certificat officiel constatant qu’il est apte à
devenir un bon cycliste militaire, on comprend que le jeune homme arrivant au
régiment est placé d’emblée à l’endroit qui convient à ses aptitudes et où il
peut rendre des services.
Si j’ai indiqué ici le travail de développement et de
diffusion de l’U. V. F., en faveur des jeunes cyclistes militaires,
c’est pour montrer aux cyclistes adolescents que la guerre, loin d’interrompre
pour eux la pratique de leur sport préféré, peut même la favoriser. Ils n’ont
qu’à, tout de suite, parfaire leur instruction, en s’adressant aux délégués
régionaux de l’U. V. F. Notre grande fédération nationale s’est
toujours préoccupée d’ailleurs de la préparation militaire, et ses brevets
spéciaux ont toujours été précieux à leurs possesseurs.
Si l’on réussit à être cycliste militaire, c’est évidemment
qu’on a des moyens et des qualités. On ne vous sacre pas estafette ou agent de
liaison comme on vous classe fantassin.
Puisque j’ai commencé cette étude en vous parlant du passé,
laissez-moi mettre sous vos yeux ce passage, concernant la vélocipédie
militaire, d’une amusante élucubration parue, en 1891, dans le journal Gil Blas
illustré.
Après avoir défini avec humour la physiologie du vélocipédiste,
bipède orné de roues, l’auteur se demande pourquoi l’homme devient
vélocipédiste. Il trouve des tas de raisons : par hygiène, par sport, par
économie, par intérêt, parce qu’il est jeune, parce qu’il aime les voyages, la
fantaisie, parce qu’il est commis dans un magasin, ou encore « parce qu’il
est soldat » ...
« Autant ça qu’autre chose. File dans les rues et sur
les quais avec son pantalon ficelé au-dessus de la cheville. Sait qu’on le
blague dans l’armée, mais s’en ... moque, car il se fatigue moins que les
fantassins et n’a pas de Coco à bouchonner comme le cavalier. Rendra peut-être
des services en temps de guerre, mais ne croit pas à la grandeur de sa mission.
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Et voilà où les temps ont changé. En paix, peut-être, le
vélocipédiste de 1891 ne croyait pas à la grandeur de sa mission. Car il
espérait n’en avoir jamais à remplir !
Mais, en 1914, les chefs qui virent à l’œuvre les chasseurs
cyclistes pensèrent autrement.
Il en sera de même pendant ce conflit.
Pour être moins glorieuse que celle des combattants
effectifs, la mission des estafettes, avec tous ses aléas, ses difficultés, ses
périls, n’est pas moins importante. Le cycliste aux armées continue d’être
fidèle au devoir social qu’il remplissait dans la vie quotidienne en servant
l’idéal sportif si bien concrétisé par la bicyclette.
La bicyclette est sport national. Et nos cyclistes, comme
tous leurs frères d’armes, sont dignes de la Patrie qu’ils défendent. Comme
disait le général Mordacq, ils font la guerre avec leurs jambes ... et
leurs cœurs.
Ennemonde DIARD.
(1) Voir Chasseur français d’avril et mai.
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