Le développement de la traction électrique sur rails ne doit
pas faire perdre de vue un fait important qui est la résurrection de la
« traction autonome », sous des formes modernes : autorails,
trains profilés, locomotives à vapeur rénovées ou conçues selon des formules
totalement inédites.
Il faut avouer que les bonnes vieilles locomotives d’avant
1914 laissaient encore une sérieuse marge de perfectionnement aux ingénieurs.
Quand on songe que des locomotives « 1910 », simplement rénovées
vers 1930 dans les ateliers des compagnies, ont pu réaliser des économies de
charbon de 25 p. 100, on songe avec mélancolie à cette époque facile où
les chemins de fer pouvaient se permettre de gaspiller en fumée de pareils
tonnages de combustible !
« Rajeunissements » de locomotives.
— Les très bonnes locomotives d’« avant l’autre
guerre » étaient principalement des Pacifics et des Atlantics.
La Pacific est une machine possédant deux essieux porteurs réunis en un chariot
directeur orientable appelé bogie, trois essieux moteurs couplés par
bielles, et un essieu porteur arrière offrant un certain jeu latéral et appelé bissel ;
cette composition est symbolisée par le nombre 231. C’est une bonne machine
moyenne, capable à la fois de force et de vitesse, mais dans certaines
limites ; ainsi, pour la traction sur Paris-VintimiIle, des Mountains
(quatre essieux moteurs couplés, symbole 241) sont couramment employées sur les
tronçons à fortes rampes de Dijon et de Fréjus.
Les Atlantics, répondant au symbole 221, possèdent
seulement deux essieux moteurs couplés, ce qui facilite l’inscription dans les
courbes ; les roues motrices sont de très grand diamètre. Ce sont des
locomotives de vitesse, excellentes pour la traction des trains légers ;
les Atlantics à roues de 1m,80 de diamètre sont de véritables
lévriers du rail.
Voici comment fut effectué ce « rajeunissement » des
locomotives d’avant-guerre, auquel demeurent attachés les noms de
M. Chapelon et de M. Parmentier. Les machines furent munies d’un pré-chauffeur
destiné à réchauffer l’eau d’alimentation avant son entrée dans la
chaudière ; le timbre, autrement dit la pression de ladite
chaudière fut élevée de 12 à 30 atmosphères environ par une reconstruction
complète ; on installa des surchauffeurs de vapeur, constitués par
des tuyaux logés en plein feu et que la vapeur doit traverser avant de se
rendre aux cylindres.
Les « moteurs » de la locomotive, autrement dit la
partie motrice formée par les cylindres, les tiroirs et toute la distribution,
furent sérieusement perfectionnés ; on installa des tiroirs à découvrement
rapide et quelques machines furent même munies de soupapes, actionnées par des
renvois à cannes ou à excentriques. On croira sans peine que ses soupapes
n’avaient que peu de rapport avec les minuscules soupapes d’un moteur d’auto ou
de moto ; ce sont des disques d’acier larges comme des assiettes et dont
l’étude donna du fil à retordre aux métallurgistes.
On perfectionna par ailleurs un organe très important, que
peu de personnes ont vu, si ce n’est en regardant passer une locomotive du haut
d’un pont, mais dont le bruit nous est familier depuis l’enfance : c’est l’échappement
tubulaire qui canalise la vapeur détendue, venant de travailler aux cylindres,
dans la cheminée. On utilisa des dispositifs genre Kylchapp, constitués par un
empilement d’entonnoirs renversés formant trompe et accroissant le tirage
par aspiration de la fumée et des gaz du foyer.
Le graissage, jusqu’alors exécuté rustiquement
« à huile perdue », au moyen d’une burette, fut confié à une pompe
avec récupération et circulation continue (dans la mesure du possible), sur le
principe du graissage des moteurs d’automobile. On installa, en outre,
l’éclairage électrique.
Machines « carénées ».
— Tous ces perfectionnements se traduisirent par une énorme
amélioration du rendement, autrement dit par une diminution de la
consommation de charbon kilométrique, une augmentation de la puissance,
permettant de plus grandes vitesses, et une diminution de la consommation d’eau,
ce dernier point est important pour les longs parcours, car il raréfie les
arrêts de ravitaillement et autorise des moyennes plus élevées.
On sait que le vénérable « Principe de Carnot »,
orgueil de la physique du XIXe siècle, nous enseigne que le
rendement d’une machine thermique est d’autant plus élevé que la
température de la source chaude (ici la chaudière) diffère plus de celle
de l’échappement. Or, Regnault a précisé l’échelle de température des
chaudières, qui s’élève à mesure que la pression s’accroît ; voilà
pourquoi les ingénieurs s’efforcent aujourd’hui d’élever vertigineusement le
timbre des chaudières, qui tend actuellement vers les 100 atmosphères (100 kilogrammes
par centimètre carré) dans les centrales d’électricité.
La surchauffe agit dans le même sens, tandis que la distribution
moderne, diminuant le laminage de la vapeur et favorisant une détente
complète, accroît encore le travail utile.
Un dernier progrès restait toutefois à accomplir :
diminuer les résistances passives et principalement la résistance de l’air.
Ainsi naquirent ces bizarres locomotives aérodynamiques caparaçonnées
d’acier, raccordées au train lui-même par des soufflets lisses répétés de
voiture en voiture jusqu’à l’arrondi final. Ici encore, les bénéfices ont été
considérables, et il semble que le train léger aérodynamique, remorqué par une
Atlantic carénée autorisée à circuler à 140 kilomètres à l’heure,
représente actuellement un des plus dangereux concurrents de l’autorail.
Locomotives à turbines.
— Mais il n’est pas interdit d’envisager des formules
entièrement nouvelles ; les ingénieurs n’ont pas hésité à briser le moule
de la vieille locomotive de Séguin et de Stephenson, en supprimant carrément
les moteurs extérieurs à marche lente formés de cylindres de gros diamètre
attaquant directement les roues motrices par bielles. Du coup, on’ a pu
faire intervenir des moteurs rapides, attaquant les essieux moteurs par
réduction à engrenages, suivant les plus purs principes de la construction
automobile, et même réussir enfin ce rêve longtemps chimérique : la locomotive
à turbines.
Voici, par exemple, une locomotive à petits moteurs rapides
placés au-dessus des essieux. Chaque moteur comporte trois cylindres de 150 millimètres
d’alésage et de 225 millimètres de course avec distribution par
soupapes ; il tourne à 1.000 tours par minute et attaque l’essieu par
engrenages avec interposition d’une liaison élastique. La machine est du type
232, à trois essieux moteurs et deux bogies extrêmes, chaque essieu étant
attaqué par deux moteurs.
Une solution plus « automobile » encore a été
adoptée par la Dabeg pour une locomotive à « moteur en long » qui
devait sortir en 1940. Le moteur comporte 16 cylindres en V et développe
1.200 CV à 1.000 tours par minute ; il est logé tout à l’avant
de la locomotive et entraîne les essieux moteurs par vis tangentes,
comme dans un pont arrière de camion.
Le record des fortes vitesses de rotation appartient aux turbines
à vapeur. Saluons la nouvelle locomotive à trois turbines, sans condenseurs,
que Schneider vient de construire pour l’ex P.-L.-M. La machine est
également du type 232 ; elle comporte trois turbines tournant à 10.000 tours
par minute (170 tours par seconde), développant chacune 1.000 CV et
attaquant l’essieu correspondant par engrenages hélicoïdaux équilibrés. Aucune
pièce en mouvement alternatif n’a été conservée et les bielles d’accouplement
elles-mêmes ont disparu.
Une chaudière à explosions.
— Mais la palme de la singularité appartient sans
conteste à cette curieuse locomotive à explosions que la région Sud-Est
a mis en essais à la veille de la guerre. La chaudière de cette machine est
basée sur les brevets Brown-Boveri comportant un foyer sous pression,
alimenté par de l’huile combustible et de l’air comprimé ; deux solutions
sont possibles : l’explosion alternative, de seconde en seconde, dans le
foyer, avec allumage pour une bougie électrique, ou l’ « explosion
continue », avec flamme analogue au jet d’une énorme lampe à souder. C’est
cette dernière qui a été adoptée.
À leur sortie du foyer, les flammes traversent des tubes
entourés par l’eau de la chaudière, à une vitesse formidable, voisine de 200 mètres
par seconde ; cette vitesse a pour conséquence, par un phénomène physique
encore inexpliqué, une transmission de la chaleur à travers la paroi des tubes
environ dix fois plus rapide que dans une chaudière ordinaire. Par suite, une
minuscule chaudière suffit pour alimenter une puissante locomotive, remorquant
des trains lourds, en rampe, à forte vitesse.
Des compresseurs et des pompes sont nécessaires pour le
fonctionnement de la chaudière ; ces « auxiliaires
« indispensables sont entraînés par une turbine à gaz placée sur
l’échappement. Toute cette machinerie, entièrement automatique, est logée dans
une « salle des machines », accessible en marche et qui rappelle
davantage l’intérieur d’un torpilleur que celui d’une locomotive.
Pierre DEVAUX.
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