Lorsque nous parcourons aujourd’hui notre belle France, nous
trouvons tout naturel de nous voir servir, au relais, de bons plats locaux ou
des mets raffinés ; les transports, une utilisation bien comprise des
produits du pays permettent au moindre hôtelier de faire figurer sur son menu
des plats variés et succulents. Autrefois, au temps des diligences, le touriste
fatigué était, lui aussi, le plus souvent bien nourri, car, né débrouillard,
l’aubergiste du Bœuf couronné ou de la Chasse royale savait
adroitement tirer parti des ressources locales ; aussi ne sommes-nous pas
peu surpris de lire, dans les vieux papiers d’archives, de véritables listes de
repas dignes de gastronomes modernes.
Ouvrons le récit de Brackenhoffer, un protestant, qui eut
l’occasion de parcourir la France au début du règne du Roi Soleil. Nous y
trouvons maints renseignements sur les délices gastronomiques des hôtelleries
du temps. En Savoie, nous apprend notre auteur, le fromage figure dans presque
tous les plats : œufs, légumes verts, poissons, artichauts, soupes et
bouillies ; dans les auberges savoyardes, on ne mettait point de verres
sur la table, le touriste assoiffé devait en demander à la servante. En
Dauphiné, au relais, on servait au voyageur des soupes à base de courges, des
concombres frits à l’huile ou bien grillés, puis arrosés de vinaigre et d’huile
d’olive. Notre bon Strasbourgeois fut tout ébaubi de voir les Lyonnais se
régaler d’escargots et de remarquer sur leur table des pots de moutarde ;
à Tarare, il descendit à l’auberge de Saint-Sébastien où il fut fort
bien traité et à très bas prix ; cette auberge était d’ailleurs célèbre.
Brûlons les étapes ; à la Flèche, Brackenhoffer prit gîte dans une
excellente hôtellerie ; tous les jours, il dégustait de bons perdreaux,
des pigeons, des lapins et toutes sortes de volaille. À Bordeaux, notre hardi
explorateur apprécia le vin de Grave qu’il trouva « généreux et
fort ». Cinq repas au Mortier d’or lui coûtèrent la somme de 2 livres
4 sols. Descendu à Toulouse, au Raisin, il fut fort heureux de
rencontrer un brave homme d’hôtelier qui ne lui compta pas de suppléments :
« c’est un hôte méritant entre tous », note sur ses tablettes notre
bonhomme. Finissons nos emprunts à cet ouvrage si instructif qui nous promène si
agréablement sur les routes de France au temps de la minorité du Grand Roi en
ajoutant qu’à Saint-Tropez, — signalé par des guides du temps comme un
excellent relais gastronomique — un bon repas coûtait 29 sous ;
les prix ont hélas ! légèrement augmenté depuis cette époque !
Vers le même temps, Abraham Gölnitz voyageait en Forez et en
Lyonnais. Il s’arrêta, lui aussi, à l’auberge renommée de Saint-Sébastien,
à Tarare ; son livre est bourré d’éloges de ce lieu de joie et de
plaisirs ; le service y était admirable. Les mets étaient copieux et
excellents, les vins aussi bons qu’on peut les désirer et les prix étaient,
chose appréciable, très modérés. Arrivé transi, grelottant de froid dans ses
habits trempés, l’estomac vide, Gölnitz n’oublia pas cette maison où, auprès du
feu de la grande cheminée, il put à son aise se chauffer, tandis que les
coquemars et les ustensiles de cuivre recelaient en leurs flancs arrondis des
trésors culinaires, veillés lentement par la bonne hôtesse.
Au début du XVIIIe siècle une certaine dame
Girard tenait, dans un petit village du département actuel de l’Allier, une
maison en renom ; un lieutenant particulier de la sénéchaussée de Nîmes,
qui, au cours d’un voyage, eut l’occasion d’y faire halte, apprécia fort ce
gîte. La volaille y était splendide ; Mme Girard savait comme
la fameuse Guerbois à Paris engraisser à point une belle gallinacée et l’offrir
en temps voulu à ses hôtes ; les perdreaux et les cailles étaient, à en
croire ce magistrat gourmet, absolument incomparables et dignes des plus
grandes tables. À Roanne, à l’auberge du Loup, notre touriste fut aussi
magnifiquement servi : un consommé « comme pour une accouchée »,
une sarcelle grasse à souhait et un superbe perdreau, le tout bien assaisonné
et accompagné d’une belle corbeille de fruits.
Même en Bretagne, — alors peu parcourue par les
touristes — on a parfois la chance de trouver un bon gîte et un bon
couvert. C’est ce qui advint à M. l’abbé de Boisbilly, en 1772, au Faou où
il s’arrêta à l’auberge du Lion d’Or ; il y rima ces vers :
La servante m’apporte une soupe à l’oignon,
Une anguille en ragoût et le quart d’un raiton.
Foui cela jusqu’ici n’a pas mauvaise mine ;
Aubergiste du Faou, honneur à ta cuisine !
Un autre voyageur, vers le même temps descendu aux Trois
Marchands à Rosporden, y savoure d’un excellent appétit de la merluche
fraîche, une perdrix et du veau.
Quels étaient les prix pratiqués dans ces relais
campagnards ? En 1712, un dîner dans la région de Paris se paie 6 sols.
Au Faouet, en 1790, un dîner à l’auberge coûte 15 sols : il se
compose d’une soupe, d’un bouilli, d’une chopine de vin et pinte de
cidre ; accompagné d’un dessert et d’une entrée en plus, le même festin
revient à 1 livre 2 sols. À Lyon, en cette même année, un repas à
table d’hôte est facturé de 18 sols à une livre 10 sols.
Nous avons le détail de certains menus servis à Pau, au
milieu du XVIIIe siècle. Un repas coûte, en général, une
livre ; un dindon piqué 2 livres 5 sols, des œufs au jus 10 sols,
des rognons en rôties 5 sols, cinq bouteilles de vin et deux pains 2 livres
8 sols. Toujours à Pau, extrayons d’un menu somptueux servi en l’an de
grâce 1753 ces prix : une terrine de filets de perdreaux aux concombres 3 livres,
des canards farcis à la Montmorency 2 livres, une friture de cuisses de
mouton 2 livres, un plat de cuisses de poulets farcies 1 livre 10 sols,
et 12 bouteilles de vin de Gassion 4 livres 6 sols.
Au début du XIXe siècle, les prix, bien entendu,
augmentèrent. Suivons un Anglais, Dibdin, qui visita notre pays en 1818. À
Meaux, il paya 10 francs une misérable côtelette de veau, un fricandeau
détestable, des artichauts mi-cuits et une bouteille de vin trop ordinaire,
tellement ordinaire qu’il était absolument impossible de le boire !
« Assurément ce prix était assez monstrueux, note notre insulaire, pour
exciter la vivacité bien connue d’un voyageur anglais pour réclamer ; mais
il faisait trop chaud pour parler haut »; aussi, philosophiquement, notre
Dibdin rengaina-t-il ses plaintes, fort justifiées, contre ce coup de fusil
intempestif ! Mais, un peu plus loin, à Vitry, il s’empressa de poser ses conditions
avec la patronne de l’auberge ; il but une excellente bouteille de vin de
Beaune que, très humblement, l’hôtelière lui demanda de payer 3 francs, ce
qu’il fit de bon cœur. Dans un pauvre relais du pays lorrain, peu confortable,
il est vrai, il fut tout surpris de trouver de bons œufs nouvellement pondus,
du beurre fraîchement battu, du sel et du sucre éblouissants de blancheur et du
pain et un café parfaits. Toujours en Lorraine, notre touriste, qui savait le
plus souvent d’ailleurs prendre les incidents inévitables du voyage du bon
côté, s’amusa fort d’un geste de son compagnon de route ; celui-ci, en
effet, charmé du fumet délicat du vin qu’ils venaient de déguster, voulut garder
le bouchon du flacon « comme un souvenir de la place ». À Phalsbourg,
Dibdin fut très bien traité ; l’hôte le gratifia du titre de comte, titre
qui fut incontinent porté sur la note ; avec flegme, ne perdant jamais le
sens de l’humour, notre héros paya et consigna le fait sur son calepin.
On voit, par ce court aperçu, rédigé d’après des textes
authentiques et datés, que, même au bon vieux temps des chaises de poste, le
touriste pouvait, malgré la lenteur de moyens de transport, malgré le manque de
confort des auberges, se restaurer et même parfois éprouver de véritables
plaisirs gastronomiques ? Car, et les écrivains romains sont là pour en
nous en fournir le premier témoignage, — témoignage non suspect de
partialité — de tout temps notre admirable pays fut celui de la bonne
chère.
Roger VAULTIER.
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