Tous les jours, à dix-sept heures exactement, M. Poche
entrait au Café de Bordeaux. Sa visite quotidienne avait la précision d’un
chronomètre. En le voyant entrer, la caissière ne manquait jamais de regarder
sa montre-bracelet et de replacer, avec un joli mouvement du poignet, la grande
aiguille sur le XII, si elle avait dévié de quelques secondes.
Après avoir adressé un élégant salut vers la caisse, il
allait prendre possession de sa place habituelle, sur la banquette de moleskine
qui courait sous les hautes glaces latérales, posait son chapeau, ses gants et
son parapluie dans la galerie de cuivre, se frottait les mains d’un air béat et
appelait Gaston.
Gaston, sanglé dans sa veste blanche, apportait aussitôt le
jacquet et le Café-liqueur traditionnel et se retirait discrètement vers
d’autres horizons.
À dix-sept heures et cinq minutes, la porte du café
s’ouvrait lentement et M. Aubin entrait.
M. Aubin Jacques, que ses amis appelaient, par
plaisanterie, Jacques Aubin, avait une belle barbe blanche taillée en carré, de
grosses lunettes d’écaille noire et était propriétaire du Grand Bazar de
l’Industrie. Il jouait très mal au jacquet, perdait toutes les parties, mais
pratiquait ponctuellement ce jeu parce qu’il était persuadé que c’était un
noble délassement.
Gaston apportait alors un second Café-liqueur, et pions et
dés entraient aussitôt en danse.
Ce jour-là, M. Aubin était encore moins en train que de
coutume. M. Poche termina magistralement par un double-six, alors que son
partenaire n’avait que deux pions entrés. C’était piteux.
— Je suis très fatigué, déclara M. Aubin d’un air
las. Je suis en train de faire mon inventaire et j’ai encore tellement de
travail que vous m’en voyez effrayé. Je vais me remettre à la tâche le plus tôt
possible. Je vais travailler une partie de la nuit.
M. Poche, apitoyé, posa sur lui son bon regard de
myope.
— Voulez-vous, cher ami, que j’aille tout de suite vous
donner un coup de main ? Je ne dîne qu’à huit heures ; j’ai donc un
bon moment à vous consacrer.
— Ma foi, ce n’est pas de refus, et je vous remercie
sincèrement. Allons donc reprendre ce travail fastidieux mais indispensable.
Ils payèrent chacun leur écot et filèrent au Bazar de
l’Industrie.
Là, pendant deux heures, armés d’un registre, d’un mètre et
d’un crayon, ils comptèrent ou mesurèrent un tas de choses : des crayons,
des jouets, des casseroles, du linoléum, des fusils de chasse, des cartouches,
des couverts, des chapeaux, des chaussures, des chaussons, des chaussettes, des
pinces à linge, des baromètres ... C’est incroyable ce qu’il peut y avoir
d’objets dans un bazar bien monté !
À sept heures et demie, ils entamèrent l’inventaire du rayon
d’articles pour fumeurs. Ils comptèrent des fume-cigarettes, des briquets, des
cendriers, des cure-pipes, des étuis, des mèches d’amadou, des râteliers à
pipes, des blagues de tous modèles, etc.
M. Aubin, qui était agenouillé près du comptoir, se
releva péniblement, s’étira, lissa sa barbe et déclara :
— Ah ! je crois que, pour ce soir, nous avons
fini. En voilà assez. Cher ami, je vous remercie beaucoup ...
M. Poche était resté à quatre pattes sur le dallage de
l’allée. À ce moment, il ouvrit un tiroir non exploré.
— Et ça ? Vous ne le comptez pas ?
M. Aubin se pencha :
— Oh ! ... ftt ! ... cela n’a
aucune valeur. C’est de l’argent perdu. Pouvez-vous croire que ce sont des
pipes que j’avais fait venir sur la foi d’un prospectus prometteur. Elles ne
valent rien du tout. C’est du bois blanc teinté. C’est affreux à fumer. Cela ne
peut pas se vendre. Je les avais affichées à quinze sous. J’en ai vendu une à
un lycéen qui est venu, deux jours après, m’apporter la note du pharmacien aux
bons offices duquel il avait dû avoir recours après trois bouffées. Je vais
m’en servir pour allumer le feu. Ce n’est bon qu’à ça ...
M. Poche réfléchissait.
— Mon cher Jacques Aubin, prononça-t-il d’un ton
doctoral, permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas commerçant.
— Comment cela ? ... se regimba
M. Aubin.
— Laissez-moi continuer. En commerce, tous les moyens
honnêtes sont bons pour gagner de l’argent. À votre place, voilà ce que je
ferais : j’achèterais quelques paquets de tabac gris, j’irais porter ce
tabac et ces pipes — vous en avez une vingtaine — à la prison, et je
dirais au directeur : « Monsieur faites, je vous prie, fumer ces
pipes à vos détenus, je repasserai les prendre quand elles seront
culottées ; je vous en garderai une reconnaissance éternelle. »
— Et puis, après ?
— Suivez-moi bien : je reprendrais ces pipes, je
les nettoierais, naturellement, à l’alcool et au formol, je les ferais tremper
dans un bain d’eau-de-vie. Je les sécherais, les astiquerais, les cirerais,
leur redonnerais un bel aspect brillant ...
— Et alors ?
— Alors ? ... Voilà : j’en prendrais une
— une seule, vous entendez ? — je la placerais au milieu d’une
vitrine de la rue, sur un coussin de velours, et je mettrais, au-dessus, un bel
écriteau ainsi rédigé ... (M. Poche prit une feuille d’emballage
qui traînait sur un comptoir et poursuivit en écrivant :) ...ainsi
rédigé :
PIÈCE UNIQUE TRÈS RARE PIPE AYANT APPARTENU À M. EDOUARD HERRIOT
PRIX EXCEPTIONNEL : 150 FRANCS. |
M. Aubin restait perplexe :
— Et quand je l’aurai vendue ?
— Vous en placerez une autre sur le coussin de velours
en conservant l’écriteau. Les chalands ne sauront pas si vous l’avez liquidée.
Ils croiront qu’il n’y a qu’une pipe, pièce unique, et vous bazarderez ainsi,
avec beaux bénéfices, tout votre stock. C’est une fameuse idée, ça,
hein ? ...
— Mais ... tout de même ... vis-à-vis des
clients ... M. Poche trancha :
— Les clients, Aubin, seront de belles poires. Ne vous
en inquiétez pas. Creusez mon idée. M. Aubin fixait le plafond, tout en
caressant sa barbe.
— Évidemment, elle est à creuser. Je vais
réfléchir ... Les deux hommes allèrent boire un bock et se séparèrent
assez tard.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Saint-Alfred arrivait à grands pas. Pour ce jour-là, Mme
poche, comme chaque année, avait préparé un déjeuner délicieux arrosé de deux
bonnes bouteilles poussiéreuses.
M. Poche jouait le rôle du monsieur qui ne sait pas
pourquoi les petits plats sont mis dans les grands, faisait gentiment la bête
avec une naïveté délicieusement gauche, de façon à pouvoir s’écrier au dessert,
au moment des souhaits tendres : « Ah ! chère amie, quelle
surprise ! j’avais complètement oublié que c’était aujourd’hui ma
fête ! »
Cette petite comédie classique est un des charmes les plus
aimables de la saine vie de famille.
En posant les fruits sur la table, Mme Poche
avait sur les lèvres un sourire à vingt atmosphères. Ses yeux brillaient de
joie.
Elle posa d’abord un petit paquet bien enveloppé sur
l’assiette de son époux, puis un baiser sur son front lisse.
M. Poche joua l’émotion. Ouvrit le paquet avec une
gaucherie fort bien feinte et ... pâlit de véritable stupeur.
Penchée sur lui, Mme Poche minaudait :
— Tu vois, mon chéri, c’est une pipe. Mais sais-tu
laquelle ? Je te le donne en mille ! Devine ! ... C’est une
pipe ayant appartenu à M. Herriot. Le directeur du Bazar de l’Industrie me
l’a affirmé. Elle est certainement délicieuse à fumer, en plus de l’intérêt historique
qu’elle présente. Il me l’a cédée à trois cents francs. Avoue que c’est pour
rien ... une pièce unique !
La sueur coulait à grosses gouttes sur le front de
M. Poche. Que dire ? Que faire ? ... Il restait muet.
Ce fut Mme Poche qui rompit le silence.
— La joie te coupe la parole, mon amour. Que je suis
heureuse ! ... Tiens, mange ton dessert, maintenant ... Regarde
comme tu as une belle poire ...
M. Poche prit le fruit et regarda sa femme.
— Tu veux dire : Tu es ...,
articula-t-il lentement. Mme Poche n’a jamais compris.
Charles BLEUNARD.
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